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Un écosystème de savoirs au cœur d’opérations économiques

3. L’EXPERTISE COMME OPÉRATION AU CŒUR DE LA BANQUE DU SAVOIR

3.3. Un écosystème de savoirs au cœur d’opérations économiques

Quels savoirs et quels lieux de la Banque mondiale aller observer pour étudier l’expertise comme opération ? Comme la Banque mondiale le dit elle-même dans une publication de 2011 présentant un bilan des réflexions sur les savoirs au sein de l’institution, elle doit gérer un « écosystème de savoirs »1. Ces savoirs peuvent être des « knowledge products » « formels » ou « explicites », produits dans le cadre de certaines interventions. Les « notes de politique publique » en sont un premier exemple, qui sont de courts documents, s’appuyant souvent sur des travaux de chercheurs, et retravaillés de manière à éclairer l’action publique. Le rapport d’une « assistance technique », qui a vocation à proposer un diagnostic et des recommandations aux décideurs d’un pays en développement sur des thématiques sectorielles, en est un autre exemple. Il peut aussi s’agir de knowledge products « internes », dont les formes sont moins codifiées mais qui restent explicites, à l’instar des « rapports sectoriels, des papiers de politique publique, des outils, et des bases de données développées principalement pour le personnel de la Banque »2. Des publications thématiques sont également produites par les départements opérationnels. Le département de la recherche, via ses recherches académiques ou ses grandes publications comme le Rapport sur le Développement dans le Monde, vient y ajouter ses propres savoirs. L’enjeu, pour l’institution de Bretton Woods, affirme la même publication de 2011, est désormais d’apprendre à « combiner différents types de savoirs pour répondre aux besoins des clients, et de développer de nombreux types de partenariats et collaborations basées sur les savoirs pour répondre à des opportunités et situations spécifiques »3.

Si ces savoirs peuvent se trouver dans des lieux divers de la Banque mondiale, l’écosystème des savoirs de la Banque mondiale prend toutefois une consistance bien particulière au cœur

délimitation de l’expertise : réflexions sur le lien de droit », dans Y. BÉRARD et R. CRESPIN (éds.), Aux frontières

de l’expertise. Dialogues entre savoirs et pouvoirs, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010, pp. 197‑210.

1 BANQUE MONDIALE, « The state of World Bank knowledge services. Knowledge for development 2011 », op.

cit., pp. 14‑15.

2 Ibid., p. 29. 3 Ibid., p. 11.

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des « opérations », car à tous ces savoirs s’y ajoutent encore d’autres formes de savoirs spécifiques, notamment les savoirs tacites et embarqués de son personnel, dont il a déjà été question. L’écosystème des savoirs au cœur des opérations soulève donc des enjeux d’articulation encore plus marqués. En 2011, la Banque mondiale exprimait plus généralement sa préoccupation pour son écosystème de savoirs au cœur des opérations ainsi :

« the Bank strives to produce knowledge that is cutting-edge and operationally relevant, as a partner and as an intermediary that offers access to the best development knowledge produced by others. »1

Cette préoccupation récente, et marquée, pour l’articulation de tous ces savoirs au cœur de ses opérations, et en particulier pour le rôle joué par les savoirs tacites et embarqués de son personnel, a déjà été suggérée lors des quelques citations fournies au début de l’introduction sur la Banque du savoir. Il faut insister ici sur l’idée que cette préoccupation ne renvoie pas qu’à des types de savoirs, mais également à un espace d’activités, celui des « opérations ». Cette préoccupation, que la suite de la thèse va confirmer, nous incite à aller observer ces « opérations » de la Banque mondiale, plutôt que d’observer, par exemple, son travail de recherche en économie du développement au sein du DEC, ou la production des grandes publications comme le Rapport sur le Développement dans le Monde.

Le terme d’« opération » renvoie pour la Banque mondiale à un ensemble d’activités très précises2. Les « projets », investment project financing dans le vocabulaire de la Banque, en forment une partie importante en volume, et c’est le type d’activité qui a reçu la plus grande attention de la part de la littérature. Après tout, c’est bien en finançant des activités concrètes que la Banque semble agir le plus visiblement. Mais ces projets ne forment qu’une partie de ces opérations. Ils ne constituent, déjà, qu’un des sept « instruments de financement » que la Banque mondiale mobilise. Parmi ces autres instruments financiers, on trouve par exemple le development policy financing, qui soutient le budget des gouvernements pour « un programme de politique publique et d’actions institutionnelles ». Il s’agit de fournir des financements non fléchés (ils vont dans le budget de l’État et non vers un projet) en échange de réformes. Surtout, à côté des « instruments de financement », la Banque mondiale définit, parmi ses opérations, des « services de conseils et analyse », comme les « notes de politique publique », ou encore les « assistances techniques », définies ci-dessus3.

1 Ibid., p. 10.

2 Voir https://policies.worldbank.org/sites/ppf3/Pages/Manuals/Operational%20Manual.aspx, consulté le 14/02/2019.

3 On pourra se faire une idée de la diversité des « produits et services » au sein des opérations de la Banque mondiale sur son site https://www.worldbank.org/en/projects-operations/products-and-services, consulté le

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Une mise en garde s’impose : rien ne nous assure a priori que ces opérations sont le théâtre d’une expertise comme opération au sens défini plus haut. Les intuitions de Wolfensohn ou Zoellick et les publications autour de la Banque du savoir, présentées au début de cette introduction, pointaient bien vers des types de savoirs tacites et embarqués dans les opérations (comme les projets), s’agençant de manière à produire une forme d’action originale pour le développement. La thèse prétend donc qu’il faut prendre au sérieux les préoccupations de la Banque pour la seconde forme d’expertise que nous avions commencé à identifier. Mais les natures précises de ces savoirs, de cette expertise et de l’action liée restaient intuitives dans ces discours et publications : on a notamment vu qu’ils parlaient de la multiplication de « connexions » grâce à ces savoirs, pour que les gens puissent « attendre (expect) » et « faire (do) » plus. L’objectif de la thèse, en construisant l’approche de l’expertise comme opération, est bien de prolonger ces préoccupations, quitte à les faire déborder, c’est-à-dire d’aller au-delà de ce que la Banque mondiale avait signifié exactement par ces préoccupations.

Dès lors, la seconde forme d’expertise que les deux présidents avaient commencé à repérer, nous proposons de l’identifier à ces actions menées par des experts mandatés par la Banque mondiale pour agir avec leurs savoirs spécialisés, c’est-à-dire d’y lire cette forme d’expertise que l’approche de l’expertise comme opération nous paraît particulièrement adaptée pour analyser. Notons aussi qu’avec une telle définition, la première forme d’expertise identifiée par Wolfensohn et Zoellick – le conseil aux politiques publiques – représente l’un des cas de cette seconde forme d’expertise (qui la prolonge donc tout en l’englobant). Nous confirmerons, munis de cette définition, l’intuition de la Banque du savoir, à savoir que cette seconde forme d’expertise est particulièrement courante au cœur des opérations (projets, assistances techniques) de la Banque. L’un des résultats centraux de la thèse sera alors de montrer qu’au cœur des opérations (l’espace des activités), on peut avec profit repérer des opérations par les savoirs sur des identités et des problèmes pour comprendre les enjeux des situations d’expertise qui s’y déroulent. On jouera sur la double signification du terme d’opération.

Pour revenir à la question des savoirs, nous ne chercherons pas à partir de définitions données de ce que sont les savoirs que nous voudrions trouver, mais nous prêterons attention, dans chaque opération étudiée, aux savoirs spécifiques qui émergent de ce riche écosystème, et aux manières dont les experts de la Banque les articulent. Précisons ici que si nous parlerons des savoirs des experts de la Banque mondiale (en les qualifiant), nous ne parlerons pas de

14/09/2019. Dans la thèse, on parlera d’« interventions » ou d’« activités » pour désigner des actions de développement qui ne correspondent pas parfaitement à ces types d’opérations officielles (qui sont plus larges, plus étroites, ou qui sont menées par des agences autres que la Banque mondiale). Le terme d’opération, quand il désignera un espace d’activités, sera donc utilisé dans un sens strict.

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l’expertise de ces experts, au sens de compétences ou savoirs-experts. Plutôt, pour résumer, des experts mandatés par la Banque mondiale agiront par des savoirs spécialisés dans des opérations financées ou menées par leur institution, pour donner lieu à des opérations d’expertise sur des identités et des problèmes, dont la réunion donne forme à l’expertise comme opération de la Banque mondiale. Ces opérations d’expertise, c’est l’approche analytique de l’expertise comme opération qui nous incitera à les repérer.

Parler d’« opérations » ne nous aide guère, en revanche, à choisir parmi toutes les thématiques sur lesquelles la Banque œuvre : faut-il regarder du côté des opérations relatives aux infrastructures de transport, comme des barrages ; ou liées à des problématiques agricoles et foncières ; ou relatives à l’eau, à l’éducation, à la santé ; ou encore relatives à la gouvernance et à la société civile ? Toutes ces thématiques ont été abordées dans les travaux sur l’aide au développement discutée plus haut. Une thématique, cependant, nous semble plus rare dans la littérature : ce sont les opérations économiques des agences d’aide, celles qui cherchent à agir sur des « entrepreneurs » ou des « secteurs industriels », celles qui cherchent à améliorer la « compétitivité » des entreprises, à réduire les contraintes pesant sur les « marchés », celles qui cherchent à « développer le secteur privé »1. S’il ne s’agit pas d’affirmer que l’expertise comme opération ne peut être repérée que sur ces opérations économiques, cette approche aura une vertu essentielle. Parce que sur des opérations économiques et marchandes, la présence de la science économique et de l’économie semble évidente, on pourra ne pas se contenter d’un résultat qui conclurait seulement à l’impérialisme de l’économie au sein de la Banque mondiale. D’abord, ce regard permettra d’obtenir un résultat important et transversal, lié à la question de la nature des savoirs en jeu au cœur de ces opérations. Contrairement à ce qu’affirme une partie littérature sur la Banque mondiale, la « science économique » elle-même, si on l’entend comme un ensemble de théories et savoirs formels, n’est pas nécessairement présente au cœur des opérations, même économiques. Elle est même marginale sur nos terrains. En bref, l’approche de l’expertise comme opération relève d’une posture qui consiste non pas à refuser de s’intéresser à l’économie-science de la Banque mondiale, mais à décentrer le regard pour faire de sa place au sein de l’écosystème des savoirs de la Banque une question de recherche2.

1 Pour une exception, voir J. ELYACHAR, « Finance internationale, micro-crédit et religion de la société civile en Égypte », Critique internationale, vol. 13, n° 4, 2001.

2 Ce qui ne signifie pas que d’autres travaux portant spécifiquement sur la science économique, notamment celle produite au sein du département de la recherche de la Banque mondiale, n’aient pas d’intérêt. Mais dans ce cas, à notre avis, plutôt que de se focaliser sur les contraintes idéologiques ou organisationnelles, des enquêtes inspirées des STS capables d’aller décrire la production de cette économie du développement au sein du DEC, ou s’appuyant sur notre approche de l’expertise comme opération, seraient très pertinentes. Par exemple, en s’inspirant de D. BRESLAU et Y. YONAY, « Beyond metaphor: mathematical models in economics as empirical research », Science

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Ensuite, plutôt que de nous contenter de repérer de l’économique sur des sujets qui pour les auteurs ne devraient pas s’y trouver naturellement (par exemple quand on parle de « gouvernance »), nous pourrons suivre la production concrète de l’économique et du marchand au cœur d’interventions qui ne sont pas données comme économiques et marchandes, mais doivent être construites en ce sens par des opérations d’expertise. Ces propositions s’inscriront à la suite de travaux en sociologie des marchés ayant montré, au-delà de la thématique de la performativité des sciences économiques, que le fonctionnement des marchés et plus généralement de l’économie est rendu possible par la construction d’agencements socio- techniques. Ces agencements, qui prennent consistance en articulant réseaux sociaux et technologies (algorithmes, équations), rendent les biens calculables et rendent les entités engagées à même de calculer : les marchés réels ou les secteurs économiques n’ont donc rien d’évident ou de naturel, mais sont le résultat de la construction active de ces agencements1.

Certains travaux ont prolongé ces enquêtes dans le cas d’économies informelles, comme en Afrique. Ils ont insisté sur le caractère omniprésent et donc normal de l’incertitude, sur l’instabilité des techniques employées (bouts de papier fragiles et boîtes conservant relativement mal la marchandise, plutôt qu’algorithmes), ou encore sur l’importance de s’appuyer sur des relations de parenté (en les croisant à ces techniques). Tous ces éléments rendent le processus d’agencement entre entités d’autant plus vital et permanent pour les acteurs2. Ces travaux ont également insisté sur les particularités des marchés destinés à la « base de la pyramide », où les acteurs essayent d’incorporer des « qualités morales » dans les chaînes de valeur, mais dont les acceptions du terme « moral » sont régulièrement mises à l’épreuve des pratiques et du réel3. Cette thèse s’inscrira à la suite de ces travaux en montrant comment la Banque mondiale elle-même participe de la construction de ces agencements, comment elle cherche elle-même à produire des identités et des problèmes pour faire advenir des entrepreneurs, des marchés et des secteurs économiques dans les pays en développement. Plus précisément, cette thèse se situera en amont de ces travaux, car elle montrera que les opérations d’expertise ne construisent pas directement des agencements socio-techniques (elles ne construisent pas directement des marchés parfaits, comme à Fontaines-en-Sologne), mais

moral choice? », Science in context, vol. 12, n° 2, 1999, pp. 351‑376 ; ou F. GUALA, « Building economic machines: The FCC auctions », Studies in history and philosophy of science, vol. 32, n° 3, 2001, pp. 453‑477. 1 M. CALLON (éd.), The laws of the markets, Oxford et Malden, Blackwell Publishers, 1998 ; M. CALLON et F. MUNIESA, « Les marchés économiques comme dispositifs collectifs de calcul », Réseaux, vol. 122, n° 6, 2003, pp. 189‑233.

2 C. CHOLEZ et P. TROMPETTE, « Economic circuits in Madagascar: ‘Agencing’ the circulation of goods, accounts and money », Consumption markets & culture, vol. 19, n° 1, 2016, pp. 148‑166.

3 C. CHOLEZ et al., « L’exploration des marchés BoP. Une entreprise morale », Revue francaise de gestion, vol. 208‑209, n° 9, 2010, pp. 117‑135.

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qu’elles produisent les identités et les problèmes nécessaires pour que des collectifs et des individus puissent se mobiliser pour construire eux-mêmes ces agencements et ces marchés.