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Naissance et autonomisation du Global Development Network

CHAPITRE 1. LA BANQUE MONDIALE À L’ÉPREUVE DE SES SAVOIRS

5. ORIGINE ET POSTÉRITÉ DE LA BANQUE DU SAVOIR : UNE EXPLORATION TOUJOURS EN COURS ? (DES ANNÉES

5.2. Naissance et autonomisation du Global Development Network

GDN naît en décembre 1999 lors d’une conférence à Bonn, sous l’égide de la Banque mondiale, en coopération avec les Nations Unies, les gouvernements japonais, suisses et allemands, des réseaux de recherche régionaux, et quelques autres organisations internationales de développement2. Cette inauguration est l’aboutissement d’un ensemble d’initiatives, de

forums, de rencontres, et de consultations, qui se sont déroulés dans les années précédentes. Dans différentes régions du globe, les années 1990 voient en effet l’émergence et la mise en place de nombreux réseaux de think tanks ou d’institutions de recherche. De nombreuses organisations internationales soutiennent de façon distante ou rapprochée ce mouvement. Dans

1 D. MOSSE, « Social analysis as corporate product. Non-economists / anthropologists at work at the World Bank in Washington, D.C. », dans Adventures in Aidland: the anthropology of professionals in international

development, New York, Berghahn Books, 2011, pp. 81‑102. Mosse est toutefois très critique de cette exploration,

soulignant que « tactical concessions push the analytical work of Bank non-economists towards instrumental and

economistic formulations that not only remove the possibility of ethnographic insights into the nature of the contradictions of development itself, but also contribute to the knowledge system that perpetuates separation of the corporate world of policy rationality from the contingencies of practice » (p.96).

2 E. JOHNSON et D. STONE, « The genesis of the GDN », dans D. STONE (éd.), Banking on knowledge. The genesis

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le cadre des initiatives liées à la Banque du savoir, la Banque mondiale participe de ce mouvement, via ses différents départements ayant des intérêts pour la question. Du côté des instituts de recherche, le Development economics vice presidency (DEC), département de la recherche de la Banque mondiale, établit à partir de 1998 des partenariats avec des réseaux régionaux de recherche, comme le African economic research consortium ou le East Asian development network. Du côté des think tanks, le WBI appuie des organisations comme le Mediterranean development forum ou le Asia development forum1.

Au cours des dernières années de la décennie 1990, des rencontres viennent structurer ces réseaux en formation ; comme par exemple en juin 1998, quand des représentants de vingt-deux think tanks de pays en développement se réunissent au siège de la Banque mondiale à Washington D.C., pour décider de stratégies communes2. Parfois, ces événements sont organisés à l’initiative d’autres institutions, comme l’illustre le cas d’un forum important sur ces questions aux Nations Unies en mai 1999. D’autres rencontres plus académiques contribuent à donner un corps théorique à ces initiatives : en juin 1998 à Barcelone, un atelier de travail, organisé indépendamment mais qui obtient le soutien financier de la Banque, se parachève par un livre cartographiant les organisations de recherche en politiques publiques autour du monde, et analysant leur rôle dans la formulation des politiques publiques3.

Mais jusqu’en décembre 1999, les liens entre ces réseaux demeurent informels. C’est lors d’une rencontre en mai 1999, convoquée officiellement par Joseph Stiglitz et organisée conjointement par le DEC et le WBI, que la création d’un Global Development Network est actée. L’entité doit structurer définitivement les liens entre tous ces réseaux de recherche et de think tanks : GDN, en ce sens, peut être vu comme un réseau de réseaux. En fin d’année, à Bonn, se tient la conférence inaugurale de GDN, en présence de plus de 600 chercheurs, représentants de think tanks, donateurs et décideurs politiques. Plus de 85 pays sont représentés. Le titre de la conférence résume les initiatives et les ambitions à l’origine de GDN : « Global Development Network 1999 : Bridging Knowledge and Policy »4.

Lors de cette conférence inaugurale, Stiglitz, qui est présent et a été moteur dans la création de GDN, précise les fondations épistémologiques qu’il envisage pour GDN à travers son discours intitulé Scan globally, reinvent locally. On en a déjà vu quelques extraits dans la partie précédente ; ce discours n’est pas que critique de l’expertise de la Banque et du FMI, il cherche également à imaginer un possible futur, que GDN doit incarner. Stiglitz y place explicitement

1 Ibid., p. 5. 2 Ibid., p. 7. 3 Ibid., p. 9.

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la naissance de GDN sous le signe des réformes initiées par Wolfensohn, et notamment de la Banque du savoir1. Quel est l’objectif de GDN ? D’abord, explique Stiglitz, si l’on veut que les pays prennent en charge eux-mêmes leur propre développement, si l’on veut qu’ils soient vraiment « à la place du conducteur », il est nécessaire qu’ils sachent « analyser les problèmes économiques souvent difficiles auxquels ils sont confrontés »2. L’économiste souligne alors le caractère nécessairement local des savoirs en jeu pour atteindre un tel objectif :

« Local researchers, combining the knowledge of local conditions – including knowledge of local political and social structures (with the learning derived from global experiences) -, provide the best prospects for deriving policies which are both engender broad-based support and are effective. »3

C’est bien cet apprentissage que GDN doit favoriser et promouvoir :

« I have lauded the virtues of the kind of think tanks and research institutions which are gathered here today. It is my hope, and the World Bank’s hope, that by bringing these institutions together into a global development network they will add strength to each other not only through the exchange of knowledge but through a common understanding of the importance that they play in promoting sustainable, democratic, and equitable development. »4

Stiglitz maintient certes sa foi dans la science (contre l’idéologie), mais il ne propose pas pour autant de retourner à un développement technocratique. Il imagine une nouvelle forme d’aide au développement, qui insisterait sur les processus d’« apprentissages sociaux », qu’il explique en citant John Dewey :

« To foster conditions that widen the horizon of others and give them command of their own powers, so that they can find their own happiness in their own fashion, is the way of ‘social’ action. »5

En bilan, dans ce texte, Stiglitz propose que GDN soit un lieu d’exploration de trois éléments : ce qu’est l’expertise ; le rôle que la Banque mondiale peut jouer ; et notre compréhension du processus de développement. La première conserve son rôle de conseiller sur les politiques publiques, mais doit être avant tout du ressort d’experts locaux, ouverts à la politique locale et

1 J. STIGLITZ, « Scan globally, reinvent locally: knowledge infrastructure and the localisation of knowledge », art.

cit., p. 30.

2 Ibid., p. 27. 3 Ibid. 4 Ibid., p. 28.

5 J. DEWEY, Human nature and conduct: an introduction to social psychology, New York, The Modern Library, 1957 ; cité dans J. STIGLITZ, « Scan globally, reinvent locally: knowledge infrastructure and the localisation of knowledge », art. cit., p. 39.

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aux structures sociales locales, et appuyés en cela par des savoirs globaux qu’ils doivent réinventer. Le second, c’est justement le rôle de GDN, qui consiste à structurer des réseaux globaux capables d’accompagner ces chercheurs locaux. Avec GDN, il s’agit d’apprendre à apprendre. La Banque mondiale plus généralement peut également contribuer à fournir les savoirs globaux nécessaires (mais sans prétendre qu’ils soient applicables immédiatement). Le troisième, c’est le résultat qui doit en découler, un développement fondé sur des valeurs comme l’égalité ou la démocratie, et qui engage les individus et les sociétés dans leur entièreté. Aujourd’hui, si le projet ne s’énonce plus tout à fait dans les mêmes termes, on retrouve ces éléments dans la stratégie de GDN, qui repose sur trois piliers : (i) renforcer la recherche dans les environnements à faible capacité, en ciblant notamment les institutions locales de recherche ; (ii) favoriser la recherche collaborative globale de haute qualité ; et (iii) améliorer l’utilisation de la recherche, en connectant à l’aide de produits et d’approches adaptés chercheurs et décideurs1.

Contentons-nous ici de donner quelques indications sur ce qu’est devenu depuis GDN. Si l’on se fie aux préoccupations exprimées par Sarah Clarke (qui a travaillé à GDN entre 2001 et 2002) et de Lyn Squire (qui en a été le président de 2001 à 2007) dans un article de 20052, le

caractère politique initialement insufflé par Stiglitz à GDN semble avoir rapidement perdu en intensité à mesure que GDN se construisait sans le prix Nobel, parti définitivement de la Banque en 2000. Même ses réflexions plus académiques semblent avoir été largement mises de côté au profit de l’économie institutionnelle de Douglass North, un autre prix Nobel3. Surtout, si GDN

avait été créé au sein de la Banque mondiale, l’institution s’est rapidement autonomisée. Dès 2001, l’organisation quitte les locaux de la Banque et prend les statuts d’une agence à but non lucratif, devenant ainsi officiellement indépendante de la Banque mondiale, du moins légalement. Clarke et Squire expliquent que cette autonomisation fut considérée comme le format le plus à même de servir les intérêts des chercheurs des pays en développement et en transition, et donc fut favorisée par les responsables de GDN eux-mêmes4. Pour certains auteurs, il ne s’agissait toutefois au début que d’une extension de l’action publique de la Banque

1 Voir site officiel de GDN, à la page http://www.gdn.int/gdn-adopts-new-organizational-strategy, consulté le 22/07/2019.

2 S. CLARKE et L. SQUIRE, « Creating the Global Development Network: an exercise in institutional theory and practice », dans D. STONE et S. MAXWELL (éds.), Global knowledge networks and international development:

bridges across boundaries, Londres, Routledge, 2005, pp. 106‑122.

3 À défaut d’autres sources, ces affirmations ne reposent que sur cet article de Clark et Squire : il est donc délicat d’être trop affirmatif. On a en tout cas pu assister récemment à un retour de la pensée de Stiglitz au sein de GDN, comme on le verra dans le chapitre 5. La thèse ne cherchera toutefois pas à creuser ce point.

4 S. CLARKE et L. SQUIRE, « Creating the Global Development Network: an exercise in institutional theory and practice », art. cit.

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mondiale par d’autres moyens, notamment parce que l’indépendance n’était pas financière ; cette autonomisation n’aurait donc en pratique été que de façade1. En 2004, l’organisation installe son siège toujours actuel à New Dehli, et décide de gérer sa communauté en ligne depuis le Caire. En 2005 enfin, GDN devient une organisation internationale quand l’Égypte, l’Italie, le Sénégal signent sa charte2.

En bilan, GDN est l’un des moyens mis en œuvre par la Banque mondiale pour se réinventer après la crise des années 1990. Plus précisément, si l’on suit Stiglitz, c’est son expertise comme conseil aux politiques publiques, appuyée sur les savoirs de ses économistes, et articulant science et décision politique, que GDN a vocation à transformer. Avec GDN, l’expertise ne doit plus être l’apanage des seuls chercheurs de la Banque mondiale : les chercheurs locaux disposent également d’une bonne expertise pour le développement, et leur faire confiance importe pour le contenu, l’efficacité et la légitimité même des savoirs produits à destination des décideurs. À mesure que GDN s’est autonomisé, ses relations avec Banque mondiale sont devenues plus distantes : l’exploration de celle-ci sur son expertise via GDN est moins active que par le passé. Mais même si le discours inaugural de Stiglitz a pu être nuancé ou mis de côté par la suite, même si les rapports entre la Banque et GDN sont plus distants, GDN continue à travailler avec la Banque. Également, un président comme Zoellick continuera à tenir parfois des propos proches de ceux de Stiglitz sur la nature politique des savoirs, et sur l’importance de faire confiance aux chercheurs, experts et savoirs locaux3. Cette exploration n’est donc pas

tout à fait terminée ; GDN continue à poser certaines questions – et certains problèmes – à cette Banque. C’est ce que nous verrons dans le chapitre 5.