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CHAPITRE 1. LA BANQUE MONDIALE À L’ÉPREUVE DE SES SAVOIRS

2. CONSTRUIRE UNE BANQUE DE BANQUIERS (DE 1944 AUX ANNÉES 1950)

2.3. Des banquiers et des ingénieurs

Dès lors, qui, précisément, au sein de la Banque, s’oppose aux velléités des économistes, et quelle identité contribuent-ils à produire et à stabiliser ? D’abord, si l’indicateur « taux de recouvrement de la dette » survit, et restera pour quelque temps l’indicateur principal de la Banque pour évaluer la solvabilité des États, c’est par manque d’options ; si les économistes critiquent l’instrument, ils n’en produisent pas de concurrents. Le point est important : car s’ils ne produisent pas de solutions alternatives, c’est qu’ils ne critiquent pas seulement l’indicateur, mais le monde qu’un tel indicateur charrie avec lui, et qui n’est autre qu’un monde réduit à quelques chiffres de flux financiers. Pour eux, il faut s’intéresser plus largement aux politiques publiques des États, par exemple à leurs stratégies monétaires ou d’industrialisation, autant de sujets où ce ratio financier n’est guère utile. Il faut être capable de financer des projets au-delà des infrastructures et de la seule industrie, voire proposer des prêts hors-projet. On comprend ainsi que les réflexions des économistes impliquent de repenser ce à quoi la Banque doit s’intéresser, en élargissant les réflexions de la Banque au-delà de la seule question de la capacité de remboursement. Or, comme l’affirment les premiers historiens officiels de l’institution, Mason et Asher :

« as far as the Bank’s management was concerned […], debts were debts, and a conception of international lending that was based on anything other than full repayment seemed immoral. Creditworthiness, according to the management, should be judged by conservative standards. »1

Le management supérieur refuse donc de considérer les ouvertures proposées par les économistes : ce management tient à l’identité de la Banque comme banque. Mais que signifie pour eux rester une banque ? En l’occurrence, pour que les prêts soient remboursés, et pour que la Banque garantisse donc sa propre solvabilité, la règle d’or est que les prêts doivent être destinés à des projets « productifs ». Comme le dit Richard Demuth, responsable en 1952 du Technical Assistance and Liaison Staff Office, « le premier test de tout projet financé par la Banque est sa productivité ». Or, cela n’est évidemment pas le cas des impact loans, qui ne financent pas directement des projets. C’est également considéré comme n’étant pas le cas pour les social loans (logement ou éducation par exemple), comme Robert Garner, vice-président de l’institution alors, l’affirme : « la Banque devrait concentrer ses efforts sur les projets qui produiront l’augmentation de production et de productivité la plus importante et la plus rapide.

1 E.S. MASON et R.E. ASHER, The World Bank since Bretton Woods, Washington D.C., Brookings Institution Press, 1973, p. 181.

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En règle générale, les projets d’amélioration municipale ne répondent pas à ce test »1. Pour les banquiers, l’enjeu au quotidien est de s’assurer que les projets financés encouragent la production et la productivité, afin qu’in fine les dettes puissent être remboursées.

Un autre élément de l’identité de la Banque se renforce alors, que nous ne ferons que mentionner, et sur lequel les travaux manquent. Puisqu’il faut garantir que les projets financés seront effectivement productifs, la Banque est « préoccupée excessivement par les aspects techniques [engineering] des projets »2. Les ingénieurs composent en effet une partie des rangs des départements opérationnels, et sont largement alliés lors de la controverse face aux économistes à un management supérieur qui veut que la Banque soit une banque. D’ailleurs, à partir de 1952, la croissance du personnel technique de la Banque sera importante, excédant largement la croissance des effectifs totaux de l’institution3. Et les compétences qu’ils déploient sont bien celles d’ingénieurs techniques, comme l’illustrera plus tard un officiel de la Banque : « nous [à la Banque] en savons plus sur la rentabilité des techniques de production alternatives de bateaux à moteur que sur l’enseignement de la lecture ou la prestation de soins prénatals »4.

La Banque mondiale est alors une banque qui s’appuie sur des banquiers et des ingénieurs afin de vendre des prêts pour des projets productifs.

Les frictions identifiées entre d’un côté, les départements opérationnels et le management supérieur de la Banque, et de l’autre, le département d’économie, n’iront qu’en se renforçant. En 1952, sous Eugene Black, qui a remplacé McCloy a la tête de l’institution en 1949, la Banque se réorganise par région, plutôt que par type de projet. À l’occasion, le département d’économie, que les présidents de l’institution n’avaient jamais porté dans leur cœur, disparaît5. La Banque

s’organise autour d’un département des Opérations Techniques, et de trois départements régionaux ; les économistes s’y répartissent, en appui aux opérations. Seule une petite équipe d’économistes reste indépendante, le Economic Advisory Staff, mais elle perd toute responsabilité opérationnelle et reste marginale. La même année, une proposition des économistes de la Banque est discutée ; ils veulent ouvrir un Institute for Advanced Studies in the Economic Development of Underdeveloped Countries. Le projet est rejeté, car la hiérarchie estime que la Banque ne doit pas consacrer d’efforts trop importants à la recherche en économie, que ce n’est pas sa mission. Comme un symbole, Rosenstein-Rodan, l’un des fondateurs de l’économie du développement, quitte l’organisation en 1954. Comme le dira un peu plus tard

1 Cité par M. ALACEVICH, « The World Bank’s Early Reflections on Development », art. cit., p. 231 pour cette citation et la précédente.

2 E.S. MASON et R.E. ASHER, The World Bank since Bretton Woods, op. cit., p. 78.

3 D. KAPUR, J.P. LEWIS et R.C. WEBB, The World Bank: its first half century (vol. 1): History, op. cit., p. 457. 4 Cité par M. ALACEVICH, « The World Bank’s Early Reflections on Development », art. cit., p. 239.

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le vice-président de la Banque mondiale Robert Garner, « [Il] est finalement parti à Harvard – dans le monde universitaire, où je pense que ses talents se trouvent… La Banque n’était pas l’endroit idéal pour élaborer de vastes politiques ou études économiques »1.

En se privant des économistes et de la recherche en économie, en allant jusqu’à supprimer le département d’économie, la Banque renforce son identité de banque, et s’allie en cela avec des ingénieurs, pour s’assurer du caractère productif des investissements de l’institution. Quel est le contenu des savoirs de ces banquiers et ingénieurs ? Nous serions bien en peine de le dire. Si c’est avant tout les savoirs des économistes que nous avons pu expliciter, quand nous avons été beaucoup moins loquaces sur ceux des banquiers et des ingénieurs, cela n’a rien d’un hasard. Au fond, les économistes n’avaient pas de définition stabilisée de la Banque qu’ils souhaitaient ; c’est leurs savoirs, ce qu’ils leur disaient du processus du développement, qui les a poussés à considérer d’autres types de prêts, d’autres modalités d’engagement de la Banque. C’est pour cela qu’ils ont tenté de mettre en avant le contenu de leurs savoirs, car c’était là ce qui les préoccupait, ce à quoi ils tenaient, ce qui les faisait exister au sein de l’institution. Pris dans des controverses sur ce qu’ils étaient en train de faire de la Banque, ils ont dû expliciter ce qui les faisait penser et agir ainsi, car ils n’avaient rien d’autre que leurs savoirs pour se défendre. Ces savoirs, d’ailleurs, ne se laissent pas caractériser comme une expertise en tant que telle, au sens où ils furent souvent produits pour améliorer la compréhension du processus de développement de manière large, c’est-à-dire qu’ils ne furent pas toujours destinés à être immédiatement actionnables. Cela contribua à leur défaite face à des banquiers peu intéressés par de tels savoirs. À rebours, pour les dirigeants de l’institution (à l’exclusion des dirigeants du département d’économie), les savoirs des économistes comme leurs propres savoirs n’étaient pas le sujet premier de préoccupation : ce qu’ils cherchaient avant tout, c’était maintenir l’identité de la Banque comme banque. On pourrait vouloir mobiliser l’approche de l’expertise comme jugement pour analyser ces savoirs, car ils sont agencés de manière à juger de la qualité des projets financés : mais le contenu de cette expertise n’est que peu rendu visible, ce n’est pas cela qui intéresse les banquiers. S’ils soulignent parfois qu’ils disposent des savoirs pour cela (ceux des banquiers et des ingénieurs des départements opérationnels), ils ne cherchent pas à expliciter leur contenu. Des auteurs soulignent même qu’on ne trouve pas trace dans les documents de l’époque d’élaboration d’une définition ce que sont les projets productifs – et plus généralement des projets jugés « sound » ou « bankable » : ces termes pourtant largement mobilisés y sont supposés évidents2. Le débat, pour eux, est ailleurs, il porte sur l’identité de la Banque. Le fait que les économistes menacent l’identité de banque de la Banque suffit à

1 Cité par ibid.

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disqualifier à leurs yeux leurs savoirs, sans qu’on ait besoin de s’y plonger : d’ailleurs, les rapports de mission des économistes seront régulièrement mis aux oubliettes. Les banquiers qui dirigent l’institution demandent juste qu’on les laisse gérer la Banque comme une banque, soutenus en cela par les départements opérationnels.

En bilan de cette partie, c’est le maintien de l’identité de la Banque mondiale en tant que banque qui a déterminé la manière dont elle a répondu aux deux épreuves qu’on a décrites. D’une part, cette identité lui a permis de refuser de participer au financement du plan Marshall malgré les pressions en ce sens, de crainte de perdre la confiance des marchés financiers en leur apparaissant comme insolvable. D’autre part, c’est au nom du maintien de cette identité que ses dirigeants ont refusé de céder à des économistes internes trop aventureux, car prêts à financer des projets considérés par les banquiers comme non productifs, et souhaitant même s’intéresser aux politiques publiques des pays emprunteurs. Les savoirs de la Banque mondiale qui en ont résulté comme légitimes sont ceux des banquiers, appuyés par des ingénieurs qui conçoivent et assurent le suivi des projets financés. Mais l’institution ne prend guère de peine à les expliciter : c’est avant tout son identité de banque qui importe, qui dirige et oriente les choix de ses dirigeants. Le « développement » vers lequel la Banque mondiale se tourne, suite aux premières épreuves décrites ici, n’est donc pas celui d’une agence de développement, au sens où l’on pourra l’entendre par la suite. Il signifie simplement que la banque de financement de projets productifs qu’est la Banque mondiale s’est tournée vers les pays en développement. Pour conclure cette partie avec Michele Alacevich :

« it could be said that the Bank’s top managers had in their mind the picture of a bank, not of a development agency; they worked accordingly – and successfully – to preserve that picture. »1

3. De la banque de développement aux débuts d’une expertise sur