• Aucun résultat trouvé

L’expertise comme opération sur des identités et des problèmes

3. L’EXPERTISE COMME OPÉRATION AU CŒUR DE LA BANQUE DU SAVOIR

3.2. L’expertise comme opération sur des identités et des problèmes

Il importe maintenant d’équiper le terme d’expertise, qui sera au cœur de notre approche. Le terme, on l’a dit, n’est pas au cœur des littératures précédentes. S’il y est souvent question d’« experts » ou de « savoirs-experts », leurs problèmes propres sont tournés vers l’analyse de la politique sous-jacente aux documents des agences, ou aux pratiques et effets des interventions de développement. Si nous avons utilisé le terme d’expertise, c’était pour cartographier certaines relations où des experts produisent et articulent des savoirs spécialisés orientés vers l’action, en accord avec la définition générique de l’expertise donnée plus haut. Le pari de cette thèse est de repartir de la notion d’expertise pour développer une approche analytique propre. Le terme a toutefois reçu de multiples définitions, quand le concept et ceux

52

qui lui sont associés dans la littérature (« contre-expertise », « lanceur d’alerte », etc.) restent controversés, pris entre leurs dimensions descriptives et prescriptives1. Il importe donc de préciser le sens précis que nous donnons au terme.

La thèse se propose d’aborder l’expertise comme quelque chose qui agit. Surtout, l’approche analytique que nous proposons de mettre en avant cherche à saisir cette action de l’expertise comme quelque chose qui se joue au cours même du travail des experts, au cours de l’acte d’expertise (même si d’autres actions peuvent aussi advenir après l’expertise, par exemple si des décisions sont prises pour agir). Plus spécifiquement, nous nous proposons d’approcher l’expertise comme une opération par des savoirs sur des identités et des problèmes. La définition générique de cette expertise comme opération (nous utiliserons cette expression raccourcie) que la thèse se donne est la suivante : l’expertise comme opération désigne le fait d’agir en construisant ou en transformant les identités et les problèmes d’entités individuelles ou collectives, à l’aide d’un travail de production et de mobilisation de savoirs sur ces entités, et en faisant souvent en sorte que ces entités se saisissent elles-mêmes des savoirs les concernant pour affirmer ces identités et ces problèmes. Ces manières de construire ou de transformer des identités et des problèmes, nous les appellerons des opérations d’expertise. L’expression d’expertise comme opération renvoie à un regard analytique incitant à repérer des opérations d’expertise, regard qui parcourra la thèse ; mais elle sera également mobilisée pour subsumer l’ensemble des types d’opérations d’expertise que nous identifierons. L’objectif de la thèse sera de préciser et qualifier la nature de cette expertise, des opérations en jeu, ainsi que des problèmes et identités liés. Sans être les seuls acteurs de ces opérations, les experts de la Banque mondiale que nous observerons, chefs de projets ou consultants, y joueront un rôle décisif.

Dans cette introduction générale, nous allons présenter trois ensembles de travaux sur lesquels nous allons nous appuyer pour qualifier ces opérations (parties 3.2.1 à 3.2.3). À ce stade, nous allons simplement présenter les différentes formes de construction d’identités et de problèmes que ces travaux ont mis au jour ; les chapitres de la thèse les mobiliseront et discuteront ensuite de manière propre afin de proposer un vocabulaire analytique à même de rendre compte de la spécificité de nos terrains, et notamment du rôle que joue la Banque mondiale. Nous allons ensuite préciser la nature spécifique de la politique en jeu, avant de comprendre en quoi notre approche de l’expertise, en termes analytique et empirique, est spécifique par rapport à d’autres travaux en STS et en sociologie de l’expertise sur la question (partie 3.2.4).

1 E. HENRY et al. (éds.), Dictionnaire critique de l’expertise : santé, travail, environnement, Paris, Presses de Sciences Po, 2015.

53

3.2.1. La co-construction des collectifs et des problèmes

Notre approche de l’expertise comme opération s’appuie en premier lieu sur un corpus dont les travaux se situent dans ou sont liés aux STS. Ce corpus a travaillé la question de l’expertise comme point d’articulation entre science et politique. Ce qui a intéressé ces auteurs, c’est l’expertise considérée comme une activité menée par des scientifiques ou des professionnels qualifiés, mandatés par des décideurs publics pour fournir une synthèse objective des savoirs sur un problème, afin d’éclairer la décision. Nous parlerons d’approche de l’expertise comme aide à la décision pour renvoyer à ces travaux. Pour reprendre la définition de Philippe Roqueplo1, l’expertise est, dans ce cas, « l’expression d’une connaissance formulée en réponse à la demande de ceux qui ont une décision à prendre et en sachant que cette réponse est destinée à être intégrée au processus de décision ». Remarquons que c’est bien une telle définition de l’expertise que l’on retrouve implicitement chez des auteurs comme Hibou ou Ferguson. S’ils se placent bien à leur tour dans ce cadre, c’est contre une compréhension trop rapide d’une définition comme celle de Roqueplo que les auteurs du corpus STS se sont élevés.

Certains auteurs ont montré que la séparation suggérée par cette définition entre science (produite par les scientifiques) et politique (concernant la décision prise par des hommes politiques) n’est pas donnée d’avance. Il faut produire cette séparation, et la réaffirmer en permanence. Face à la croissance des controverses sur les risques et leur gestion (pollutions, risques industriels), les agences de régulation analysées par Sheila Jasanoff ont mis en place des procédures de plus en plus nombreuses pour garantir l’« objectivité » des savoirs produits par les experts et emporter la conviction2. Par exemple, la séparation volontaire des activités d’évaluation des risques (dévolue aux scientifiques) et de gestion des risques (dévolue aux politiques) procède d’une logique de purification entre science et politique : les deux ne doivent pas être mêlées, et les agences de régulation doivent s’en assurer, ce qui dans les faits n’a rien d’évident. Cette purification est censée être gage de la possibilité de décisions politiques bien informées ; l’autrice souligne pourtant le coût d’un tel travail de purification, qui tend à empêcher l’émergence de formes concurrentes de relations entre science et société, plus démocratiques et plus adaptées à certaines cultures nationales du risque3. Certains travaux

1 P. ROQUEPLO, Entre savoir et décision, l’expertise scientifique, Paris, Institut national de la recherche agronomique, 1997, p. 15.

2 S. JASANOFF, The fifth branch: science advisers as policymakers, Cambridge et Londres, Harvard University Press, 1990 ; S. JASANOFF, « Contested boundaries in policy-relevant science », Social studies of science, vol. 17, n° 2, 1987, pp. 195‑230.

3 S. JASANOFF, « Citizens at risk: cultures of modernity in the US and EU », Science as culture, vol. 11, n° 3, 2002, pp. 363‑380 ; S. JASANOFF, « The practices of objectivity in regulatory science », dans N. GROSS, M. LAMONT et C. CAMIC (éds.), Social knowledge in the making, Chicago et Londres, University of Chicago Press, 2011, pp. 307‑338.

54

confirment qu’un tel travail de purification est également à l’œuvre dans des organisations internationales comme l’OMC, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) ou l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE)1. Ce travail y est, de surcroît, considéré comme une garantie du respect par ces organisations de la souveraineté de leurs États membres : l’expertise internationale recommande, l’État souverain décide et agit. Ces auteurs ont à leur tour insisté sur la difficulté d’inventer, à partir d’un tel modèle de purification, des formes d’expertise plus démocratiques.

Dans des travaux en dialogue avec les STS, le chercheur en droit Olivier Leclerc s’est penché à son tour sur le cas du GIEC, pour s’intéresser moins au travail de purification qu’à la coproduction de la science et de la politique qui advient de fait lors de la production des rapports du GIEC. C’est cette co-production, explique-t-il, qui permet au GIEC de garantir la légitimité et la validité de son expertise. Il montre ainsi sur plusieurs exemples que face aux contestations que l’institution a connues, le GIEC n’a pas pris « appui sur de nouvelles études publiées dans des revues à comité de lecture, qui pourraient conforter son diagnostic », mais a porté sa réponse sur un terrain procédural, en renforçant et explicitant plus avant ses règles de procédures. Ainsi, « la légitimité de l’expertise a été recherchée par une meilleure liaison de la dimension scientifique et de la dimension politique du processus »2. Par exemple, le résumé à l’intention des responsables politiques fait l’objet d’un travail d’acceptation section par section lors d’une réunion plénière, où les représentants des États jouent un rôle important ; et les désaccords qui persistent devront être consignés. « L’accord ainsi forgé pourra servir de point d’appui à la prise de décision dans le contexte international. Dès lors, en effet, que les États membres des institutions internationales commanditaires […] sont parvenus à un consensus lors de l’élaboration des rapports et de leur adoption, il leur sera très difficile de le remettre en cause dans le cadre des négociations internationales engagées par ailleurs »3. Les modifications des

1 C. BONNEUIL et L. LEVIDOW, « How does the World Trade Organization know? The mobilization and staging of scientific expertise in the GMO trade dispute », Social studies of science, vol. 42, n° 1, 2012, pp. 75‑100 ; A. DAHAN et H. GUILLEMOT, « Les relations entre science et politique dans le régime climatique : à la recherche d’un nouveau modèle d’expertise ? », Natures sciences sociétés, n° 3, 2015, pp. 6‑18 ; B. LAURENT, « Boundary- making in the international organization: public engagement expertise at the OECD », dans J.-P. VOß et R. FREEMAN (éds.), Knowing governance, Londres, Palgrave Macmillan UK, 2016, pp. 217‑235. L’expertise de l’OCDE ne saurait néanmoins être résumée au seul travail de purification, comme les travaux de Vincent Gayon, sur lesquels nous reviendrons dans les chapitres de la thèse, le montrent.

2 O. LECLERC, « Dans la fabrique d’un consensus intergouvernemental sur l’évolution du climat : l’expertise du GIEC entre légitimité et validité », dans C. BRÉCHIGNAC, G. DE BROGLIE et M. DELMAS-MARTY (éds.),

L’environnement et ses métamorphoses, Paris, Hermann, 2015, pp. 143‑152. Citations p. 4 de la version en ligne

sur HAL.

3 O. LECLERC, « Les règles de production des énoncés au sein du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat », dans Expertise et gouvernance du changement climatique, Paris, LGDJ, 2009, pp. 59‑92. Citation p. 8 de la version en ligne sur HAL.

55

procédures d’évaluation par les pairs – destinées à garantir la fiabilité scientifique des énoncés –, ou la construction de règles d’expression du degré de certitude des énoncés, sont d’autres exemples des réponses procédurales du GIEC.

Dans leur ouvrage sur la démocratie technique s’appuyant sur l’ANT, Callon, Lascoumes et Barthe1 critiquent de leur côté ce qu’ils appellent la « double délégation » de nos démocraties : (i) les citoyens délèguent aux politiques le soin de défendre les valeurs auxquelles ils tiennent ; (ii) les politiques délèguent aux experts le soin de définir les programmes qui permettent de mettre en œuvre ces valeurs, sur la base de leurs connaissances. La démocratie technique défendue par ces auteurs plaide pour la participation des citoyens, autant dans la définition des problèmes et valeurs qui comptent, que dans les connaissances à prendre en compte pour leur bonne mise en œuvre. Si le point est d’abord prescriptif, les auteurs soulignent que les « forums hybrides », où la double délégation est refusée, se font nombreux à mesure que des citoyens concernés se lèvent contre les dégâts du progrès technique2. Surtout, les trois auteurs soulignent que les forums hybrides sont des lieux de « reconfigurations progressives des problèmes et des identités »3. C’est sur ce dernier point que nous proposons de porter notre attention : en insistant sur l’expertise comme opération, nous nous intéressons donc moins aux postures et procédures permettant de séparer ou d’articuler science et politique, qu’aux transformations des problèmes et des identités qui peuvent se jouer dans de telles situations d’expertise4.

Si ce point n’est pas central dans tous les travaux sur l’expertise comme aide à la décision, le cas des associations de patients, et en particulier de l’Association française contre les myopathies (AFM), est en revanche exemplaire du type d’opération qui nous intéresse. L’AFM5, constituée par des patients atteints de myopathies et de leurs familles, participe à l’encadrement et au soutien financier à la recherche (par exemple sur le génome), et même à la

1 M. CALLON, P. LASCOUMES et Y. BARTHE, Agir dans un monde incertain : essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 2001.

2 Un autre exemple des contestations de la double délégation se trouve dans les travaux de Yannick Barthe sur les projets d’enfouissement des déchets nucléaires en France. Barthe insiste sur l’idée que la démocratie technique remet en question la temporalité de l’expertise, en refusant le schéma linéaire qui va de la recherche à la décision, et ce notamment en proposant des décisions qui ouvrent la recherche scientifique au lieu de la fermer. Voir Y. BARTHE, « De la décision à l’exploration. Les transformations de l’expertise dans le domaine des déchets nucléaires », dans C. GILBERT (éd.), Risques collectifs et situations de crise. Apports de la recherche en sciences

humaines et sociales, Paris, L’Harmattan, 2002, pp. 129‑143 ; Y. BARTHE, Le pouvoir d’indécision : la mise en

politique des déchets nucléaires, Paris, Économica, 2006.

3 M. CALLON, P. LASCOUMES et Y. BARTHE, Agir dans un monde incertain, op. cit., p. 65.

4 Ce qui ne veut pas dire, au contraire, qu’aucune procédure ne soit nécessaire pour mener ces opérations. 5 L’exemple est élaboré dans V. RABEHARISOA et M. CALLON, « L’implication des malades dans les activités de recherche soutenues par l’Association française contre les myopathies », Sciences sociales et santé, vol. 16, n° 3, 1998, pp. 41‑65 ; V. RABEHARISOA et M. CALLON, Le pouvoir des malades : l’Association française contre les

56

production de la recherche (via l’accumulation primitive de connaissances, comme la réalisation de films sur la vie des malades, ou via des enquêtes statistiques élaborées). Son travail est orienté dans l’optique d’améliorer la vie quotidienne des malades et de leurs familles, voire à plus long terme de proposer des thérapeutiques. Ce faisant, l’AFM se lance également dans un processus d’introspection et de production de leur identité par ces malades, comme l’illustre le cas de la recherche d’un gène lié à la maladie :

« Les malades ‘se’ sont associés à la traque du gène, à sa localisation et à son identification. En participant activement à cette investigation, ils se sont lancés dans ce qu’il faut bien appeler une entreprise d’introspection, introspection certes outillée, mais qui n’a d’autre but que de faire voir à la fois pour soi et pour les autres ce que l’on est. » ; « Le travail entrepris sur l’axe de la recherche collaborative les a conduits à se déplacer d’un cran le long de l’axe des identités et de leur composition. »1

En l’occurrence, l’affirmation / construction de cette identité passe par la composition d’un collectif, composé des malades et de leurs familles ; mais également des gènes mutés ; des savoirs et savoir-faire des malades et de leurs familles ; des savoirs accumulés par l’AFM ; des laboratoires et des scientifiques qui collaborent avec l’AFM ; ou encore des mécanismes de financement de ces recherches (le fameux Téléthon). Un enjeu pour ce collectif est de se construire une identité collective qui puisse à la fois représenter l’ensemble varié des myopathes et de leurs familles, et les représenter de façon suffisamment singulière pour que leur identité et leurs problèmes se distinguent de ceux du groupe plus général dans lequel on les proposait d’entrer jusque-là, à savoir celui des « handicapés ». La traque d’un gène spécifique a justement permis d’objectiver une spécificité de ce collectif. C’est à ce prix qu’ils peuvent à la fois être tous représentés et voir leurs problèmes spécifiques être pris en compte.

L’action qui se joue ici consiste donc la composition d’un collectif qui prenne en compte les singularités d’un groupe, celui des myopathes et de leurs familles. Et cette composition passe par un travail épistémique décisif, en termes d’alliance avec la recherche classique mais également de production propre de savoirs. À partir de ce collectif, des décisions pourront certes être prises, sur le financement de tel programme de recherche plutôt que tel autre par exemple. Mais ce qui va nous intéresser, c’est bien l’action même basée sur les savoirs qui a permis à ce collectif de se constituer. Il faut bien noter ici qu’à la différence des associations de patients qui se sont autosaisies d’un problème propre les concernant, les experts de la Banque mondiale se saisiront et construiront des problèmes pour les acteurs du développement (agents locaux, récipiendaires, etc.), quitte à faire en sorte que ces acteurs finissent par prendre eux-mêmes en

57

charge ces problèmes : mais l’impulsion première viendra bien de la Banque mondiale. En bilan, cette lecture des travaux STS sur l’expertise comme aide à la décision nous aidera à analyser l’une des opérations d’expertise de la thèse : celle de la construction de collectifs, à partir d’une production de savoirs sur les entités composant ces collectifs.

3.2.2. La performativité du jugement expert, des sciences, et de l’économie

Un second ensemble de travaux sur lesquels nous allons nous appuyer s’intéresse à la manière dont les sciences et les savoirs peuvent construire des mondes, ou plus précisément performer des mondes. Il faut d’abord souligner qu’un second corpus de littérature sur l’expertise, s’inscrivant dans une approche de sociologie morale et politique, s’est penché sur l’expertise en l’approchant comme une activité menée par des scientifiques ou des professionnels, mandatés pour formuler un jugement sur une situation particulière. L’expertise n’y est alors pas seulement conçue comme une affaire de construction et synthèse de savoirs articulés à des procédures, à l’instar du cas de l’expertise comme aide à la décision, mais comme mise à l’épreuve de savoirs, issus de l’expérience professionnelle et de valeurs, face à chaque situation singulière. Le jugement de l’expert performe alors l’identité et les problèmes de l’entité jugée. On parlera d’approche de l’expertise comme jugement pour renvoyer à ces travaux.

Dans cette perspective, pour Nicolas Dodier1, étudier l’acte d’expertise ne peut pas consister à partir d’un modèle normatif du travail de l’expert (l’expert doit être indépendant du social par exemple), pour montrer ensuite que les actes d’expertise ne respectent pas cette norme, et sont donc impurs, illégitimes. À ces conceptions dualistes, Dodier oppose une conception de l’expertise comme capacité à choisir et naviguer entre une palette de cadrages possibles, soit différents « modèles d’action ». Ensembles composés de mots, de règles et d’objets, les modèles d’action sont des ressources générales et partagées, qui définissent chacun un certain regard de l’expert. Tout l’enjeu, pour l’expert, est de choisir le bon modèle d’action et de naviguer entre ces modèles, alors même que des décalages entre ces modèles et chaque cas individuel surgissent, et qu’aucune option ne semble satisfaisante. Ainsi, tel médecin du travail procèdera à un examen clinique d’un patient (1er modèle d’action), l’insérera ensuite dans une cohorte épidémiologique afin d’objectiver les risques chroniques liés à une activité précise dans une entreprise (2ème modèle), ou préfèrera laisser s’exprimer la « souffrance psychique » de ce patient en se contentant de notes éparses sur une feuille (3ème modèle). En bref, « les personnes circulent entre différents régimes d’action, elles passent de l’un à l’autre, elles les combinent dans leur traversée des scènes hétérogènes qui jalonnent le fil de leurs déplacements »2.

1 N. DODIER, L’expertise médicale : essai de sociologie sur l’exercice du jugement, Paris, Métailié, 1993. 2 Ibid., pp. 20‑21.

58

On pourrait rapprocher les travaux de Mosse ou de Lavigne Delville de la définition de l’expertise que se donne cette approche de l’expertise comme jugement. En effet, les experts de ces travaux doivent apprendre à naviguer dans des situations concrètes, à partir de savoirs- experts qui leur offrent des ressources générales, et à partir de leurs savoirs pratiques qui les rendent sensibles aux particularités de chaque cas. Mais dans ce corpus sur l’expertise comme