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La création de l’IDA et le problème des profits

CHAPITRE 1. LA BANQUE MONDIALE À L’ÉPREUVE DE SES SAVOIRS

3. DE LA BANQUE DE DÉVELOPPEMENT AUX DÉBUTS D’UNE EXPERTISE SUR LE DÉVELOPPEMENT (DÉCENNIES

3.1. La création de l’IDA et le problème des profits

L’attachement de la Banque à son identité de banque ira grandissant pendant les années 1950 pour une raison simple : elle est une excellente banque. En effet, les premiers prêts se sont avérés être des réussites, car ils ont été presque entièrement remboursés. En outre, malgré la forte croissance de ses prêts, de 250 millions de dollars en 1947 à 709 millions en 1963, les

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transferts nets, c’est-à-dire ce que la Banque prête et débourse moins les remboursements en capital et en intérêts, diminuent (et deviendront même négatifs à la fin des années 1960)1. Quand George Woods succède à Eugene Black à la tête de l’institution en 1963, les profits de la Banque croissent « à un taux presque indécent », selon certains historiens2. Du point de vue des banquiers, il n’y avait pas de raison de transformer la Banque mondiale : leur succès financier était une preuve de leur bonne gestion de l’institution. Deux événements successifs adviennent à la fin des années 1950 et pendant les années 1960, qui vont réorienter considérablement l’identité de l’institution en la confrontant à une épreuve importante. Cette épreuve est d’autant plus intéressante que ces deux événements sont liés, pour le premier, aux avantages que l’institution présente aux yeux des États-Unis, son principal actionnaire, et pour le second, aux profits considérables même de la Banque. L’épreuve naît donc du succès même de la Banque. Le premier événement trouve son origine dans certaines réflexions sur le développement menées au sein des Nations Unies. Dans les années 1950, les pays en développement réclament qu’une agence des Nations Unies soit créée, capable de fournir de l’assistance technique et financière concessionnelle, c’est-à-dire à des taux plus intéressants que ceux d’une IBRD (la Banque mondiale donc) dont les taux sont ceux du marché (son intérêt est toutefois de rendre disponibles des devises étrangères à des pays qui n’y ont pas facilement accès). En outre, cette agence devait pouvoir financer des projets ni nécessairement complètement rentables, ni directement productifs, notamment des projets « sociaux ». Cette agence potentielle a déjà un nom, le Special United Nations fund for economic development (SUNFED).

Mais les États-Unis sont réticents à l’idée de laisser créer une telle institution opérée par les Nations Unies et qui évoluerait donc avec la règle « un pays, un vote »3. Dans un contexte de

guerre froide exacerbée, les États-Unis se voient pourtant obligés de faire un geste, mais ils ne répondent pas exactement à ces demandes : en 1954 est actée la création, au sein de la Banque mondiale, de la Société financière internationale (IFC4), une institution capable de mobiliser du capital et de prêter directement au secteur privé des pays en développement5. Ce geste ne suffit pas à calmer les demandes des pays en développement pour la création d’une agence d’aide proposant des financements concessionnels : la crédibilité du projet de SUNFED grandit au cours des années 1950, et la pression s’accroît. Bientôt, le Congrès américain décide de s’emparer du sujet. Or, en 1951, il avait été envisagé de créer une institution capable de proposer

1 Ibid., p. 236.

2 E.S. MASON et R.E. ASHER, The World Bank since Bretton Woods, op. cit., p. 407. 3 C. GWIN, « US relations with the World Bank, 1945-1992 », art. cit., p. 205. 4 Nous conservons l’acronyme en anglais, plus courant.

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de tels prêts concessionnels au sein même de la Banque mondiale : tout comme la création de l’IFC, c’était là une proposition du groupe d’experts chargés de réfléchir à la mise en œuvre des objectifs du Point Four Program, c’est-à-dire le programme d’assistance technique pour les pays en développement annoncé par le président américain Harry Truman en 19491.

Plutôt que d’acter la création de la SUNFED, les États-Unis réaniment ce projet concurrent qui avait, pour diverses raisons, été mis au placard. L’idée d’une telle institution est finalement acceptée, et soumise aux gouvernements pour approbation en janvier 1960. L’Association internationale de développement (IDA2) est née : après l’IBRD et l’IFC, une troisième institution vient compléter ce qu’on appelle aujourd’hui le Groupe de la Banque mondiale3. La SUNFED, de son côté, ne verra jamais le jour. Les États-Unis auront préféré placer l’équivalent de cette institution tant réclamée au sein d’une Banque mondiale dont ils détiennent une part plus importante des parts, et donc des votes, dans les différents Conseils4.

Les banquiers, et notamment Eugene Black qui est encore président de l’institution à la création de l’IDA, mènent la riposte. Selon eux, l’IDA va certes servir à financer des pays qui ne sont pas solvables, en leur offrant des prêts concessionnels5 adaptés à leur situation

financière (ce que l’IBRD ne peut fournir). Sur ce point, ils n’ont pas vraiment eu le choix : ils

1 Ibid., p. 205 ; G. RIST, Le développement, op. cit. 2 Nous conservons l’acronyme en anglais, plus courant.

3 Deux autres institutions verront ensuite le jour, le Centre international de règlement des différends relatifs aux

investissements en 1966, et l’Agence multilatérale de garantie des investissements en 1988. Voir J.-P. CLING et F. ROUBAUD, La Banque mondiale, Paris, La Découverte, 2008. Les cinq institutions forment ce qu’on appelle aujourd’hui le « Groupe de la Banque mondiale ». Quand on parle de « Banque mondiale », l’usage veut que l’on désigne l’IBRD et l’IDA, et c’est donc ainsi que nous utiliserons l’expression dans la thèse. Toutefois, nous n’avons pas trouvé de travaux rappelant l’origine des termes de « Groupe de la Banque mondiale » et de « Banque mondiale » ; dans ce chapitre, il est donc possible que nous parlions de « Banque mondiale » de manière légèrement anachronique. En particulier, on notera que dans certaines citations et au moins jusqu’aux années 1960, le terme « la Banque » peut être utilisé pour désigner uniquement l’IBRD, excluant l’IDA : un exemple se trouve dans D. KAPUR, J.P. LEWIS et R.C. WEBB, The World Bank: its first half century (vol. 1): History, op. cit., p. 180. Nous n’utiliserons pas le terme dans ce sens restreint.

4 Le Conseil des Gouverneurs est l’organe de décision suprême du Groupe de la Banque mondiale, qui décide de l’admission de nouveaux membres ou de l’approbation du budget. Le Conseil d’Administration de la Banque mondiale a la responsabilité du suivi de la gestion courante de la Banque. Il approuve notamment les prêts accordés. Sur le principe, les institutions du Groupe de la Banque mondiale ont différents Conseils d’Administrations, mais ils se recoupent largement. Les quotes-parts des droits de vote peuvent être légèrement différentes selon les institutions, même si, en première approximation, ces quotes-parts sont proportionnelles à la part actionnariale de chaque État. Voir J.-P. CLING et F. ROUBAUD, La Banque mondiale, op. cit.. et

https://www.banquemondiale.org/fr/about/leadership/directors, consulté le 05/12/2019.

Pour connaître les parts exactes des votes, voir https://www.worldbank.org/en/about/leadership/votingpowers, consulté le 31/07/2019.

5 Ce n’est que vers les années 2000 que l’IDA fournira une part de ses financements sous forme de don. Voir Ibid., p. 24. Pour une discussion plus élaborée sur le débat don/prêt, voir P. JACQUET et J.-M. SEVERINO, « Prêter, donner », art. cit.

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ne font que suivre la décision impulsée par les États-Unis. En revanche, insistent-ils, le contenu des projets ne doit pas changer, ceux-ci doivent rester avant tout productifs. Le danger est pour eux d’autant plus grand que si l’IBRD se finance sur les marchés, ce n’est pas le cas de l’IDA, qui doit être alimentée par les contributions des actionnaires de la Banque ; dès lors, aucun mécanisme ne pousse naturellement l’IDA à s’auto-discipliner, ce qui inquiète grandement ces banquiers. Eugene Black déclare ainsi aux Assemblées Annuelles du FMI et de la Banque d’octobre 1959 : « Je vous en fais la promesse… l’IDA ne sera pas un ‘prêteur souple’ »1. Mais malgré la résistance des banquiers, le loup, en quelque sorte, est entré dans la bergerie : l’IDA hérite du poids des espoirs portés auparavant par la SUNFED, qui portaient notamment sur la possibilité de recevoir de l’aide pour des projets de type « social ». Avec la naissance de l’IDA, la Banque va devoir considérer malgré tout d’autres secteurs, comme l’eau ou l’éducation. Elle va devoir affronter cette nouvelle épreuve.

La croissance et le volume conséquent des profits de l’institution forment un second événement qui va renforcer cette épreuve. À son arrivée en 1963 à la tête de la Banque mondiale, George Woods, un investment banker de Wall Street, est inquiet. Il remarque le paradoxe financier suivant : la Banque gagne de plus en plus d’argent, mais les occasions d’investissement diminuent. En effet, les pays emprunteurs commencent à atteindre leurs limites d’endettement, quand les besoins urgents en infrastructures de ces pays emprunteurs commencent à être satisfaits : la Banque ignore donc si elle pourra maintenir ses profits à l’avenir, ce qui inquiète Woods. Surtout, ces mêmes profits posent problème en tant que tels pour une institution qui parle de plus en plus, avec l’arrivée de l’IDA et de ses projets « sociaux », d’aide au développement pour les pays les plus pauvres. Les emprunteurs de l’IBRD (tous les pays ne sont pas éligibles à l’IDA), face à ces profits, font pression pour que les conditions des prêts de l’IBRD soient plus favorables. De leur côté, la presse et les parlements des nations industrialisées ne comprennent pas qu’on leur demande de fournir du capital à l’IDA, alors même que l’IBRD gagne de l’argent et que leur propre balance des paiements est à l’époque sous pression. Woods envisage un moment tout simplement de payer des dividendes aux États actionnaires de l’institution, mais écarte rapidement la solution. Son dilemme est alors le suivant : il souhaite maintenir les revenus de l’institution, alors même que cela risque de s’avérer de plus en plus difficile en raison de l’atteinte des limites d’endettement des pays en développement, et tout en limitant les dégâts causés par l’image d’une banque de développement gagnant des profits considérables2.

1 Cité par D. KAPUR, J.P. LEWIS et R.C. WEBB, The World Bank: its first half century (vol. 1): History, op. cit., p. 154.

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La solution qui émerge est celle du banquier d’investissement qu’est Woods. Plutôt que d’accepter passivement la réduction des occasions d’investissement, plutôt que de diminuer les intérêts des prêts, Woods conçoit un plan pour trouver de nouveaux débouchés pour les prêts de l’IBRD (l’IDA n’est ici pas concernée). Ce plan se propose de favoriser des investissements plus risqués, accroissant par là le risque, mais légitimant aussi le niveau des taux d’intérêts et donc les revenus élevés de l’institution. L’agriculture, jusque-là complètement ignorée sauf pour les grands travaux d’irrigation, ressort du plan comme un secteur possible d’intervention, autour des besoins en crédits, en infrastructures de stockage, en routes, etc. On parle aussi d’investissement dans les « compétences humaines ». Les membres des pays en développement du Conseil d’Administration applaudissent la transformation : « la meilleure chose qui soit arrivée à la Banque depuis… l’IFC et l’IDA », dira l’un d’eux. Woods est félicité pour sa « vision, courage et initiative ». Les pays développés sont moins enthousiastes ; la représentante des pays nordiques rappelle que ces pays préfèreraient « qu’aucune opération de type IDA ne soit introduite à la Banque1 ». Le représentant néerlandais insiste sur les écueils potentiels de

cette réorientation, car « au lieu de rester une vraie banque… [l’IBRD] deviendrait progressivement un fonds d’aide au développement »2.