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Des savoirs embarqués et tacites au cœur des opérations

CHAPITRE 1. LA BANQUE MONDIALE À L’ÉPREUVE DE SES SAVOIRS

5. ORIGINE ET POSTÉRITÉ DE LA BANQUE DU SAVOIR : UNE EXPLORATION TOUJOURS EN COURS ? (DES ANNÉES

5.3. Des savoirs embarqués et tacites au cœur des opérations

L’approche sur le temps long que nous avons mis en œuvre dans ce chapitre va nous permettre de mettre au jour un élément de préoccupation particulièrement intéressant, que la littérature sur la Banque du savoir, toute à sa dénonciation du caractère plat et non situé des savoirs théorisés par la Banque mondiale, n’a pas repéré. Après avoir affirmé le rôle dorénavant central

1 D. STONE, Knowledge actors and transnational governance: the private-public policy nexus in the global agora, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2013, p. 160. Depuis, si GDN continue à travailler avec la Banque mondiale, l’organisation a diversifié ses sources de financement.

2 D. STONE, « The Knowledge Bank and the Global Development Network », Global governance, vol. 9, n° 1, 2003, pp. 43‑62 ; D. STONE, « ‘Shades of grey’: the World Bank, knowledge networks and linked ecologies of academic engagement », Global networks, vol. 13, n° 2, 2013, pp. 241‑260 ; D. STONE, Knowledge actors and

transnational governance, op. cit., p. 159.

3 Voir par exemple :

http://web.worldbank.org/WBSITE/EXTERNAL/NEWS/0,,contentMDK:22716997~pagePK:34370~piPK:4277 0~theSitePK:4607,00.html, consulté le 03/12/2019.

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des savoirs pour la Banque mondiale, le rapport de 2011 sur l’état des savoirs de la Banque, que nous avons déjà commencé à analyser plus haut, se tourne vers neuf « core knowledge products ». Ces neuf produits standardisés sont divisés en trois catégories, et se répartissent comme suit : (i) savoir pour les clients (economic and sector work ; technical assistance ; external client training ; impact evaluation) ; (ii) savoir comme bien public (research ; World Development Report ; global monitoring) ; (iii) savoir à usage interne (knowledge management ; new product development). Certains, comme les assistances techniques ou les travaux économiques et sectoriels, sont d’ailleurs des opérations officielles de la Banque (voir l’introduction générale pour une définition des opérations). On pourrait réitérer ici les critiques de la littérature sur la Banque du savoir, en arguant qu’avec ces neuf produits, les savoirs sont quelque chose de neutre, de stabilisé, d’apolitique. Mais on manquerait alors l’essentiel, car le rapport précise que cette focale n’est pas encore satisfaisante :

« But the Bank has only one lens through which to view its knowledge work — the management information system and the defined knowledge ‘products’ it captures. That system has its roots in enterprise software developed to manage discrete or industrialized processes, built on the notion that individual products have defined starting and finishing points. This Report deals mostly with the defined knowledge products and how they are produced. But that presents an incomplete picture of the Bank’s knowledge activities. And even as we speak about ‘knowledge products’ and ‘product lines,’ it is important to situate the discussion in a broader universe of World Bank sponsored knowledge activities. »1

Et le rapport de préciser un ensemble d’activités liées aux savoirs qui n’appartiennent pas à ces core knowledge products. Parmi ces activités, le rapport cite en particulier les activités liées aux savoirs embarqués dans les opérations financières (lors de leur préparation et mise en œuvre), dont la valeur purement « savoirs » est estimée à 2,5 milliards de dollars par an, contre environ 600 millions pour les core knowledge products. En outre, qu’il s’agisse d’opérations financières ou des opérations rangées sous la catégorie des core knowledge products comme les assistances techniques, les publications de la Banque estiment que certains savoirs, qu’elle appelle notamment « savoirs tacites », sont mobilisés par le personnel et les partenaires au cours de leur travail2. Mais elle regrette de ne pas savoir en mesurer la valeur :

« The Bank has yet to put a value on the tacit knowledge that staff, partners, and clients have developed and use in the course of their work. These knowledge producers have a rich diversity of backgrounds and development experience, or on that of the Bank’s

1 BANQUE MONDIALE, « The state of World Bank knowledge services. Knowledge for development 2011 », op.

cit., p. 21.

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partners and clients. Neither codified nor explicit, this tacit knowledge is often transferred through direct individual interaction. There are ongoing discussions in the Bank about ways to capture and codify this tacit knowledge, and about challenges in designing mechanisms to ensure that it stays alive and current, transmitted and developed from year to year and from staff member to staff member through mentoring, debriefing, and peer learning. »1

Plus généralement, les réflexions de la Banque sur les savoirs insistent sur l’importance des « savoirs embarqués dans les opérations », mélange de « savoirs tacites » au cœur de toutes ses opérations, et de produits de savoirs proches des core knowledge products mais pouvant être produits dans tout type d’opération. C’est ce qu’indiquait déjà la stratégie de 2010 relative aux savoirs, en pointant notamment du doigt l’importance des projets :

« A crucial element will be to capture and share knowledge embedded in operations, encompassing lessons from project experience by Task Teams (tacit knowledge) as well as knowledge products generated during project preparation and supervision. »2 La Banque reconnaît qu’elle ne dispose pas forcément des outils théoriques et des méthodes pour comprendre ce qui se joue avec ces savoirs. Les savoirs embarqués et tacites sont des sujets complexes qui devront, explique le rapport de 2011, être abordés dans le futur3. Comme le répète encore un rapport en 2014 dans un langage plus sociologique :

« there is a case for the Bank to pay more attention to how knowledge flow and learning are mediated through interpersonal exchanges, understanding how team dynamics and connection to social networks shape the potential for learning and knowledge sharing. »4

Ainsi, en parlant de « savoirs » plutôt que d’« expertise », la Banque mondiale se donne l’occasion d’orienter son regard au-delà d’une expertise conçue comme devant conseiller ou informer les politiques publiques. Elle a ainsi pu remarquer qu’elle dispose de savoirs originaux embarqués au cœur de ses opérations, indispensables au bon déroulé de ces opérations, mais qu’elle peine à saisir. On peut faire l’hypothèse qu’avec de telles affirmations, elle en revient à certaines formes de savoirs qui étaient présents à ses débuts, chez les banquiers et les ingénieurs, et qu’elle ne prenait pas le temps d’expliciter, préférant affirmer simplement son identité de

1 BANQUE MONDIALE, « The state of World Bank knowledge services. Knowledge for development 2011 », op.

cit., p. 23.

2 BANQUE MONDIALE, « Transforming the Bank’s knowledge agenda: a framework for action », op. cit., p. vi. 3 BANQUE MONDIALE, « The state of World Bank knowledge services. Knowledge for development 2011 », op.

cit., p. 23.

4 INDEPENDENT EVALUATION GROUP (GROUPE DE LA BANQUE MONDIALE), « Learning and results in World Bank operations: how the Bank learns. Evaluation 1 », op. cit., p. xi.

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banque. Qu’en est-il de cette question encore récemment ? Jim Kim, qui a succédé en 2012 à Robert Zoellick à la tête de la Banque mondiale, a réaffirmé de son côté l’importance des savoirs pour l’institution et l’idée que ces savoirs ne pouvaient pas être universels : « une livraison [delivery] efficace exige des connaissances spécifiques au contexte »1. Il met en lumière la notion d’« expérience », insistant à son tour sur l’idée que quelque chose se joue dans les opérations de la Banque :

« We’ve been working on so many projects in so many countries for so long that we have a lot of data evidence and experiential knowledge that can help countries achieve what they want to achieve for their populations. »2

En outre, toutes ces données et tout ce « savoir expérientiel », la Banque doit encore travailler – sur elle-même – pour bien s’en saisir :

« This is the next frontier for the World Bank Group – helping to advance a ‘science of delivery’. Because we know that delivery isn’t easy – it’s not as simple as just saying ‘this works, this doesn’t.’ […] Being a solutions bank will demand that we are honest about both our successes and our failures. We can, and must, learn from both. »3 On remarque toutefois que Kim semble insister plutôt sur l’idée d’une « science of delivery » où la vision politique des savoirs à la Wolfensohn ou à la Stiglitz n’est guère présente, et qui paraît se suffire d’un ensemble de savoirs qui offrirait des listes de solutions possibles (mais contextualisées) à chaque pays par les experts de la Banque. La démission (surprise) de Jim Kim, et la nomination (controversée4) de David Malpass en 2019, renforcent l’incertitude sur l’avenir de cette réflexion au sein de la Banque. Ce dernier, si l’on en croit notamment son discours à l’assemblée de printemps de la Banque et du FMI de 2019, ne semble pas se préoccuper de la question des savoirs5.

Il n’en demeure pas moins que les « savoirs tacites » et les « savoirs embarqués dans les opérations » continuent à opérer au cœur de la Banque mondiale. L’un des objectifs de la thèse est de revenir à, et de prolonger, cette préoccupation, confirmée par plusieurs publications. Nous allons insister plus généralement sur l’écosystème de savoirs de l’institution au cœur des

1 Cité dans INDEPENDENT EVALUATION GROUP (GROUPE DE LA BANQUE MONDIALE), « Learning and results in World Bank operations: toward a new learning strategy. Evaluation 2 », art. cit., p. 42.

2 Cité dans ibid., p. 62.

3https://www.worldbank.org/en/news/speech/2012/10/12/remarks-world-bank-group-president-jim-yong-kim-

annual-meeting-plenary-session, consulté le 31/07/2019.

4https://www.franceinter.fr/monde/david-malpass-candidat-controverse-de-donald-trump-pour-la-banque-

mondiale, consulté le 06/12/2019.

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opérations. En d’autres termes, il s’agit d’enquêter sur des lieux que la Banque du savoir a pointé du doigt, moins pour les transformer, que pour signaler qu’il s’y jouait quelque chose d’important, qu’elle n’était pas capable de bien appréhender. Ce sont sur ces lieux qu’on pourra valider et préciser l’intuition de Wolfensohn, Zoellick ou même en partie Kim, à savoir que ces savoirs tacites et embarqués participent, en articulation avec l’écosystème plus large des savoirs de la Banque, à donner corps à une forme d’action spécifique pour le développement – dont on montrera qu’on peut la saisir dans ses différentes facettes par une approche spécifique de l’expertise, l’expertise comme opération. Grâce à ce regard, nous repérerons des opérations d’expertise sur des identités et des problèmes basées sur un tel écosystème de savoirs, au cœur d’opérations comme des projets ou des assistances techniques. Ce sera là l’objet des chapitres 2, 3, 4, mais aussi du chapitre 5.

Remarquons par ailleurs que, malgré sa forte présence dans ce chapitre, la science économique – entendue comme ensemble de savoirs formels – ne sera qu’un élément marginal, en tout cas présent sous des formes non formelles et non académiques, au cœur des opérations des chapitres 2, 3 et 4. Nous discuterons néanmoins cette absence et ces formes de présence à plusieurs reprises. Le dernier chapitre va en revanche revenir sur le rôle d’une telle science économique – produite par des chercheurs en économie – pour le développement.

Conclusion

Pour conclure, résumons les points saillants de ce chapitre. On a montré qu’après une série d’épreuves internes opposant banquiers et économistes ayant conduit à la victoire des premiers, la Banque des années 1950 s’est préoccupée avant tout de son identité de banque : ce qui la préoccupait, c’était de produire des savoirs sur les projets qu’elle finançait pour s’assurer qu’elle serait remboursée ; mais ces savoirs n’étaient pas un objet de préoccupation en tant que tel. L’institution née à Bretton Woods en 1944 n’estimait pas avoir besoin de les expliciter pour défendre son identité de simple banque face aux économistes. À partir des années 1960 et jusqu’à la période McNamara des années 1970, suite à une série d’événements successifs liés à sa transformation en une banque de développement, la Banque mondiale s’est rendue compte que ses savoirs actuels ne suffisaient pas à l’extension nécessaire des thématiques de ses prêts : cette épreuve transforme ces savoirs en un objet de préoccupation quant à leur caractère insuffisant. La Banque s’appuie d’abord sur les savoirs d’autres agences internationales, avant de recruter notamment des économistes. Ces derniers contribuent alors à orienter la Banque mondiale vers ses premières tentatives de conseil aux politiques publiques, expérience déterminante et ouverte, mais relativement frustrante.

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Tout porte à croire que jusque dans les années 1970, les définitions du développement et ses manières d’accompagner les pays en ce sens sont restées expérimentales, ouvertes, hétérogènes, et que les économistes, contrairement à ce qu’une critique trop rapide de leur rôle pourrait laisser croire, y ont joué un rôle essentiel. Cependant, cette ouverture se referme dans les années 1980 : à mesure que les savoirs des économistes deviennent les savoirs les plus légitimes, une préoccupation émerge pour le maintien du contenu de leurs savoirs, qui doit dorénavant s’aligner le long de ce qui a été qualifié de consensus de Washington. Les conditionnalités des prêts d’ajustement structurel permettent de faire accepter de gré ou de force les mesures du consensus de Washington. L’institution d’expertise livrant des savoirs pour fournir des conseils sur les politiques publiques, qui avait commencé à voir le jour dans la période précédente, s’affirme. De son côté, la banque se transforme pour proposer des financements hors-projet au service de cette institution d’expertise. Une épreuve majeure s’ensuit, quand la Banque est critiquée autant sur la manière (les conditionnalités) que sur le contenu de ces réformes (le consensus de Washington). Certains hauts responsables de la Banque mondiale, comme Wolfensohn et Stiglitz, n’hésitent pas à proposer des discours transformant la confiance passée en son expertise (sa certitude de savoir) en une réflexion sur les faiblesses de cette expertise.

La Banque va répondre à la crise en proposant une réflexion explicite non seulement sur son expertise de conseil aux politiques publiques, mais également sur ses « savoirs », un terme qu’elle met explicitement au cœur de cette réflexion. Elle va même jusqu’à s’auto-décrire comme une « Banque du savoir » à partir de 1996, pour souligner que son identité est désormais liée à ses savoirs, et qu’il lui faut encore renforcer ce lien. Certes, on peut reprocher à la Banque mondiale de porter dans certaines de ses publications autour des « savoirs » une vision peu située et dénuée d’analyse politique sur ces savoirs, comme la littérature critiquant l’expression de « Banque du savoir » l’a fait. Ce chapitre montre cependant qu’avec GDN ou en parlant de savoirs tacites, expérientiels, et embarqués au cœur de ses opérations, l’institution née à Bretton Woods en 1944 entame deux explorations originales autour de ses savoirs. La longue traversée des épreuves relatées dans ce chapitre a donné leur forme et leur situation spécifiques à ces explorations. Par ces explorations, la Banque cherche, par les savoirs, à explorer son identité, à éprouver qui elle est et ce qu’elle pourrait devenir.

La thèse entend reprendre à son compte, dans les chapitres qui vont suivre, ces explorations. Les trois chapitres suivants ne vont néanmoins pas s’intéresser directement à cette Banque mondiale théorisant autour des savoirs et de son identité de « Banque du savoir ». Ils vont plutôt plonger au cœur des savoirs tacites et embarqués dans les opérations, auprès de chefs de projet et de consultants aux prises avec ces savoirs, les produisant ou les mobilisant, et faisant advenir par là des opérations d’expertise sur des identités et des problèmes. Si le regard vers ces lieux

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est justifié par les préoccupations et l’exploration de la Banque mondiale à leur égard, celle-ci s’est à notre connaissance jusque-là contentée de s’en préoccuper théoriquement ; l’exploration liée est restée cantonnée à des discours et publications, sans donner lieu à des expérimentations plus concrètes. De leur côté, les experts que nous suivrons, s’ils sont réflexifs sur leurs pratiques, ne parlent guère de « savoirs » ou de « Banque du savoir ». L’enquête qui va suivre, et par laquelle nous allons dire ce qu’est cette Banque du savoir, est donc bien la nôtre. Le dernier chapitre de la thèse va néanmoins reboucler avec les réflexions et les explorations explicites présentées dans ce chapitre, en particulier sur la question de la transformation de l’expertise comme conseil aux politiques publiques, en suivant un projet de la Banque mondiale lié à l’avènement de cette « Banque du savoir ».

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Chapitre 2. Faire converger des données, un rapport