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Les savoirs de la Banque mondiale comme exploration

CHAPITRE 1. LA BANQUE MONDIALE À L’ÉPREUVE DE SES SAVOIRS

5. ORIGINE ET POSTÉRITÉ DE LA BANQUE DU SAVOIR : UNE EXPLORATION TOUJOURS EN COURS ? (DES ANNÉES

5.1. Les savoirs de la Banque mondiale comme exploration

Stiglitz et Wolfensohn ne se sont pas contentés de mettre à mal l’expertise de l’institution ; à partir des ruines qu’ils ont contribué à produire, ils ont cherché à reconstruire une nouvelle institution. Dans un discours devant le Conseil des Gouverneurs de l’institution, le 1er octobre 1996 à Washington D.C., James Wolfensohn déploie un programme stratégique en quatre points, qui doit répondre à la crise traversée par l’institution qu’il dirige1. La grammaire de la nouveauté abonde. D’abord, un « nouveau contrat » doit lier la Banque mondiale et les pays clients : pour cela, il est nécessaire de mobiliser des ressources publiques et privées pour le développement, de s’attaquer au problème de l’efficacité économique et financière, sans oublier les questions de transparence, de responsabilité, de capacité institutionnelle, et de lutte contre la corruption. Un « nouveau modèle » est également proposé, qui doit orienter les priorités stratégiques de l’institution : en l’occurrence, la lutte contre la pauvreté doit occuper la première place, et, puisque le progrès économique passe par le progrès social, ajoute Wolfensohn, il faut mettre au point des programmes plus participatifs et mettre davantage l’accent sur les problèmes sociaux, culturels et institutionnels. Le « nouveau partenariat pour la connaissance » sera lui particulièrement clef à l’aube du nouveau millénaire : les connaissances sur le développement faisant partie du patrimoine commun de l’humanité, il faut que tout le monde puisse en bénéficier ; la Banque mondiale doit devenir « une véritable Banque du savoir ». Pour mettre en œuvre ces trois points précédents, il est nécessaire que l’organisation interne de l’institution s’adapte pour faire advenir une « nouvelle Banque ».

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Ce programme stratégique en quatre points ne signifie pas que la « Banque du savoir » serait la seule initiative où la préoccupation des dirigeants pour leurs savoirs trouverait à s’exprimer. Toutes les initiatives que Wolfensohn met en place par la suite se préoccuperont de cette question des savoirs. Par exemple, l’une des plus importantes de ces initiatives est le lancement, en 1999, du « Comprehensive Development Framework » qui propose un nouveau cadre pour l’aide au développement, promouvant quatre principes1 : (i) le développement doit être ancré dans une vision de long-terme et holistique des besoins des pays, sans se focaliser sur les seules considérations macroéconomiques ; (ii) ce sont les résultats qui importent avant tout ; (iii) une stratégie appropriée par les pays est clef ; (iv) et les acteurs du développement doivent avant tout soutenir ces stratégies pays en privilégiant les partenariats. L’un des véhicules principaux pour mettre en œuvre ce cadre seront les poverty reduction strategy papers: ces documents doivent être produits par les États au cours d’un processus participatif national, processus supposé favoriser l’appropriation locale des stratégies de développement et de lutte contre la pauvreté. La Banque et le FMI, dès lors, s’engagent à œuvrer dans la direction indiquée par ces documents stratégiques. L’un des effets de cette initiative, c’est d’affirmer que l’expertise des institutions d’aide au développement sur les bonnes politiques publiques à mener ne doit pas supplanter les savoirs, l’expertise, les décisions et l’appropriation nationales2.

Si la préoccupation pour les savoirs reste transversale, l’initiative « Banque du savoir » transforme cependant la nature de la préoccupation sur les savoirs de la Banque. Une réflexion explicite sur la question des savoirs émerge au sein de l’institution : là où les savoirs étaient scrutés dans leur contenu (maintien du consensus de Washington par exemple), ou dans la manière de les transférer aux pays en développement (via les conditionnalités pour assurer ce maintien par exemple), les « savoirs » deviennent dorénavant l’objet de discours, de publications, qui visent plus explicitement et analytiquement à saisir leur nature, leur efficacité, leurs limites, etc. Ce terme, que nous avons utilisé jusqu’ici de manière pré-analytique pour lui faire prendre des sens différents en fonction des épreuves et préoccupations de la Banque mondiale, devient le terme de la Banque mondiale elle-même. Un méta-discours sur les savoirs apparaît, qui ne porte plus sur tel ou tel savoir particulier (telle réforme économique) et sur le bon véhicule pour la faire advenir (via un SECAL par exemple), mais sur « les » savoirs de la

1 R. KAGIA (éd.), Balancing the development agenda: the transformation of the World Bank under James D.

Wolfensohn (1995-2002), op. cit., p. 13.

2 Cette initiative a néanmoins reçu plusieurs critiques, voir D. CRAIG et D. PORTER, « Poverty reduction strategy papers: a new convergence », World development, vol. 31, n° 1, 2003, pp. 53‑69 ; A. FRASER, « Poverty reduction strategy papers: now who calls the shots? », Review of African political economy, vol. 32, n° 104‑105, 2005, pp. 317‑340 ; I. BERGAMASCHI, A. DIABATÉ et É. PAUL, « L’agenda de Paris pour l’efficacité de l’aide. Défis de l’ ‘appropriation’ et nouvelles modalités de l'aide au Mali », Afrique contemporaine, vol. 223‑224, n° 3-4, 2007, pp. 219‑249.

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Banque. Cela ne signifie pas que les discours sur ces savoirs particuliers ou sur leurs mécanismes disparaissent, mais bien qu’une nouvelle couche d’analyse de la part de la Banque, qui renvoie à une nouvelle forme de préoccupation de l’institution pour ses savoirs, apparaît : c’est cette couche, déjà aperçue avec Stiglitz, que nous allons analyser.

La croissance d’une réflexion, théorique et explicite, sur les savoirs pour le développement ne se limite pas à la seule Banque mondiale. D’autres agences, comme le DFID britannique, le SIDA suédois ou le JICA japonais seront également présents sur ces sujets. Les réflexions de la Banque mondiale fourniront néanmoins aux autres agences d’aide la direction à suivre et les termes du problème1. McGrath et King, dans leur revue comparative des réflexions et stratégies sur les savoirs pour le développement, notent différents facteurs qui expliquent l’émergence commune d’une telle problématique au cours des années 1990. Parmi les éléments d’ordre contextuel, ils identifient notamment les critiques sur les performances de l’aide, qui font que « la notion de partage des savoirs est devenue attrayante pour éloigner les agences de la critique répandue des conditionnalités »2 ; c’est donc bien l’épreuve de la crise qui conduit les agences

d’aide au développement à se tourner vers la notion de « savoirs ». Avec les parties précédentes de ce chapitre, on comprend en outre que cette réflexion sur ses savoirs prend consistance alors même que la Banque commençait à se préoccuper de plus en plus de ses savoirs, ceux du consensus de Washington, d’abord pour les maintenir, ensuite pour s’inquiéter de leur peu d’efficacité et de légitimité. Face à l’épreuve de la crise, la Banque a été poussée à expliciter et théoriser cette préoccupation.

Mais il est notable ici que la Banque ait mobilisé le terme de savoirs plutôt que celui d’expertise, quand elle a commencé à la fin des années 1990 à s’intéresser à ses savoirs. Cette omniprésence des « savoirs » par rapport à l’« expertise » ou les « expert(s) » est très marquante dans les discours de Wolfensohn3, et reste encore vrai par exemple dans une publication de

2011 proposant une synthèse des réflexions sur les savoirs au sein de la Banque4. C’est également uniquement ce terme de « savoirs » qui est l’objet de définitions explicites et formelles guidées par la littérature académique. De surcroît, l’« expertise » pointe souvent, plus implicitement, vers un savoir spécialisé, comme en témoignent les expressions « best

1 S. MCGRATH et K. KING, « Knowledge-based aid: a four agency comparative study », International journal of

educational development, vol. 24, n° 2, 2004, p. 171.

2 Ibid.

3 Dans les discours officiels de Wolfensohn qui ont été publiés, on trouve 200 occurrences du terme « savoir » contre 27 occurrences des termes « expert(s) » ou « expertise ». J.D. WOLFENSOHN, Voice for the world’s poor,

op. cit.

4 Dans le rapport BANQUE MONDIALE, « The state of World Bank knowledge services. Knowledge for development 2011 », op. cit., on trouve 755 occurrences de « savoir », contre 55 pour les termes « expert(s) » ou « expertise ».

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expertise », « technical expertise », ou les séries comme « data, research, expertise » et « qualified skills, expertise, and specializations »1. Autrement dit, quand nous avons parlé jusqu’ici d’expertise dans ce chapitre, c’était bien notre terme analytique, et non celui de la Banque mondiale. Cette dernière, dans ses discours et publications, se donne du terme une autre définition, plus proche de l’idée de compétences ou de savoir-faire spécialisés (sans marquer l’idée qu’une action d’une certaine nature doit nécessairement en découler).

Le choix de parler de « savoir », plutôt que d’« expertise », au sein de l’institution n’a rien d’évident à expliquer. Nous avons en effet montré que c’est bien plutôt une institution d’expertise, au sens d’une institution mettant ses savoirs au service du conseil aux politiques publiques, qui émerge dans les années 1980 et 1990 en s’articulant à la banque de développement. McGrath et King offrent quelques pistes d’explication. Ils affirment que les réflexions des agences d’aide s’appuient sur des travaux académiques qui se développent à l’époque. D’une part, les travaux sur l’économie du savoir prennent de l’ampleur dans les années 1990, en réponse à des réflexions croissantes sur la globalisation et à la révolution numérique. D’autre part, une littérature en management sur la gestion des savoirs se développe. Deux tendances émergent, qui tendent à fusionner : une approche technologique, focalisée sur l’expansion rapide des TIC, ces dernières étant envisagées comme permettant de stocker et codifier plus efficacement le savoir des entreprises ; et une approche que McGrath et King qualifient de « sociale », basée sur l’idée, qui s’inspire de Michael Polanyi2, que les savoirs

tacites sont au cœur du fonctionnement des organisations3. Cette explication est intéressante,

mais ne résout pas tout le problème : la Banque aurait pu également se tourner vers les travaux relatifs à l’expertise qui se multiplient à la fin des années 1990 et 20004.

Quoiqu’il en soit, ce choix aura un corollaire important : la Banque du savoir, comme nous l’avions suggéré en introduction générale de la thèse, se rendra rapidement compte que ses savoirs sont de natures variées, et ne se laissent pas saisir dans toute leur richesse par une expertise conçue seulement en termes de conseil aux politiques publiques. Avant d’y revenir, reprenons le fil de notre récit. Dans les années 2000, l’expression « Banque du savoir » disparaît progressivement, se fait en tout cas plus discrète après le départ de Wolfensohn. Mais la

1 Ibid. ; INDEPENDENT EVALUATION GROUP (GROUPE DE LA BANQUE MONDIALE), « Learning and results in World Bank operations: how the Bank learns. Evaluation 1 », op. cit.

2 M. POLANYI, The tacit dimension, Londres, Routledge, 1966.

3 S. MCGRATH et K. KING, « Knowledge-based aid », art. cit., pp. 169‑171.

4 On a cité certains de ces travaux dans l’introduction générale, en insistant notamment sur la perspective STS de l’expertise, mais l’on aurait pu s’ouvrir plus largement aux travaux en sociologie politique de l’expertise (pour une revue, voir C. DELMAS, Sociologie politique de l’expertise, Paris, La Découverte, 2011.) De plus amples travaux mériteraient donc d’être produits sur la question.

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thématique des savoirs reste très prégnante jusque dans les années 2010 : Zoellick donne à cet agenda une nouvelle impulsion, faisant de la question des savoirs une de ses priorités1, que son successeur Jim Yong Kim ne viendra pas démentir. Des années 1990 jusque dans les années 2010, un grand nombre de publications de l’institution vient donner le rythme et le ton de la réflexion sur les savoirs pour le développement, et sur le rôle que les organisations internationales peuvent y jouer. Des organisations au sein de la Banque mondiale, comme le World Bank Institute (WBI) en charge de la formation des professionnels et décideurs du développement, ou le Global Development Network (GDN), sur lequel on va revenir, sont créés. Preuve de l’importance croissante de la thématique des savoirs au sein de l’institution, en 2011, 31% du budget administratif de la Banque est consacré à des activités focalisées sur les savoirs, contre 24% en 20022.

Que dit l’institution de ses savoirs ? Le rapport de 2011 intitulé The state of World Bank knowledges. Knowledge for development est un bon point de départ pour y répondre. Il se propose de faire un bilan des réflexions passées de la Banque sur la question, de cartographier l’ensemble des activités de la Banque liées aux savoirs, tout en proposant de premières réflexions analytiques et des recommandations sur cette problématique. Le président d’alors, Robert Zoellick, qui a succédé en 2007 à un Paul Wolfowitz dont le mandat n’aura duré que deux ans en raison d’une affaire de népotisme, y affirme dans la préface, une fois de plus, l’importance des savoirs pour la Banque mondiale :

« The value the World Bank Group brings to our clients, and to the world, is grounded in developing and sharing knowledge. Our financial resources are significant – but they are finite. »3

Le rapport précise d’ailleurs que c’est l’avenir même de la Banque mondiale qui se joue à travers ces questions, car la fonction « bancaire » est amenée à devenir de plus en plus marginale :

« World Bank lending surged in the recent financial crisis, but in the longer term Bank lending is expected to be a smaller share of the total transfers to developing countries. […] So, the Bank’s ability to contribute to policy and to the general course of development through finance may become more limited. In this context, knowledge can have a big impact— by delivering essential data, critical analysis, and new perspectives to leverage investments from other sources, with fairly modest

1 T. KRAMARZ et B. MOMANI, « The World Bank as Knowledge Bank », art. cit., p. 411.

2 BANQUE MONDIALE, « The state of World Bank knowledge services. Knowledge for development 2011 », op.

cit., p. 2. On va revenir sur leur nature.

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expenditures. The Bank can also leverage its share of official development assistance by customizing knowledge and by convening and collaborating with others in the process. »1

Zoellick confirme certaines affirmations de Wolfensohn : la « Banque du savoir » doit prendre une place de plus en plus centrale par rapport à la « banque de l’argent »2. En d’autres termes, la Banque mondiale, de plus en plus, identifie sa valeur première dans les savoirs qu’elle est capable de « produire, faire circuler et customiser », pour reprendre des termes du rapport. Après la réflexion explicite sur les savoirs, cette identification explicite à ses savoirs représente un second changement majeur des préoccupations de la Banque mondiale sur ses savoirs. Ce changement émerge à la fin des années 1990 (on l’a vu rapidement avec Stiglitz), pour se confirmer dans les années 2000 et 2010. Une première hypothèse serait alors de supposer que quand la Banque mondiale pointe vers ses savoirs, au détriment de la Banque financière, elle met en avant justement cette institution d’expertise que nous avons décrite dans la partie précédente. La Banque mondiale se contenterait de confirmer, explicitement et publiquement, l’identification implicite qu’on avait déjà pu repérer entre la Banque et l’expertise de ses économistes dans les années 1980. Toutefois, une telle hypothèse tend à masquer les explorations que la réflexion autour des savoirs a permis d’entamer au sein de la Banque mondiale. On peut distinguer plusieurs formes d’exploration.

Une première porte sur la place que la banque financière continuera à occuper. François Bourguignon, ancien chef économiste de la Banque mondiale, insiste par exemple sur le nécessaire devenir de la Banque mondiale en une institution d’expertise (de conseil aux politiques publiques). Il précise néanmoins que la banque financière permet à la Banque mondiale de maintenir à jour cette expertise en mettant en œuvre des projets, et que certains pays continuent selon lui à emprunter justement pour bénéficier de cette expertise. En d’autres termes, pour lui, « la vraie contribution que peut apporter la Banque et que peuvent apporter ses experts – y compris évidemment les économistes – réside dans cette combinaison assez unique au monde ‘prêteur / expert technique’ »3. Une seconde exploration porte sur les démarches de la Banque mondiale vers la gestion des savoirs, et en particulier la mise à disposition publique de ses documents et de ses données, par exemple via l’Open Data Initiative4 : les données mises en ligne par la Banque mondiale sont devenues une référence mondiale. S’apercevant de sa faible capacité pour mettre en œuvre son « agenda social », les

1 Ibid., p. 9.

2 J.D. WOLFENSOHN, Voice for the world’s poor, op. cit., pp. 393‑401.

3 F. BOURGUIGNON, « Le pouvoir des organisations internationales sur le développement : illusion ou réalité ? »,

Tracés. Revue de sciences humaines, n° 11, 2011, p. 257.

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recrutements de sociologues, anthropologues, ou plus généralement d’« experts en participation », augmentent. Alors que la Banque n’abritait qu’un seul anthropologue en 1974, 50 ou 60 anthropologues et sociologues sont présents en 1995, et les anthropologues seront environ 150 en 20041. C’est là une troisième forme d’exploration, qui cherche à pluraliser la nature des savoirs pris en compte.

Nous allons détailler maintenant deux autres formes d’exploration, qui vont démontrer l’intérêt des terrains des chapitres suivants de la thèse. La première porte sur l’organisation GDN, qui est une émanation directe de la Banque du savoir. Elle va nous permettre d’insister sur une Banque mondiale qui pense ses savoirs dans le cadre d’une expertise de conseil aux politiques publiques, mais qui va partager des questionnements avec les approches STS de l’expertise comme aide à la décision, c’est-à-dire qui va s’interroger sur la nature des savoirs pertinents pour mieux aider, sur l’identité de ceux qui produisent les savoirs, et sur leur articulation à la décision politique. La seconde forme d’exploration consiste en une Banque qui, après s’être beaucoup préoccupée de ces savoirs pour l’expertise de conseil aux politiques publiques, s’interroge avec un certain désarroi sur les autres formes de savoirs qu’elle possède en son sein. Ces savoirs sont ceux qui sont tacites ou embarqués au cœur des opérations, et dont elle admet qu’elle peine à saisir ce qu’ils sont.