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La Banque mondiale au prisme de ses épreuves et de ses préoccupations

CHAPITRE 1. LA BANQUE MONDIALE À L’ÉPREUVE DE SES SAVOIRS

1. REVUE DE LA LITTÉRATURE ET APPROCHE ANALYTIQUE

1.2. La Banque mondiale au prisme de ses épreuves et de ses préoccupations

L’ambition de ce chapitre consiste à situer le moment « Banque du savoir » de la Banque mondiale et plus généralement sa réflexion sur les « savoirs » dans une perspective historique plus large. Cette perspective doit nous permettre de comprendre pourquoi, face à la crise qui la frappe dans les années 1990, la Banque réagit de la sorte, alors même qu’elle était déjà depuis bien longtemps en prise avec des « savoirs », mais sans en faire l’objet d’une réflexion explicite. Cette perspective doit aussi nous permettre de saisir ce qui se joue pour la Banque, toujours actuellement, dans ce moment de réflexion sur les savoirs. Cependant, parler en un chapitre des

1 G. STANDING, « Brave New Words? », art. cit.

2 D. KAPUR, « The ‘Knowledge’ Bank », dans N. BIRDSALL (éd.), Rescuing the World Bank, Washington D.C., Center for Global Development, 2006, pp. 159‑170.

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savoirs d’une institution qui existe depuis 1944, qui possède plus de cent soixante-dix pays membres1, plus de cent bureaux pays2, et forte de plus de dix mille employés actuellement3, relève à première vue de la gageure. Cela reste vrai quand bien même on se restreindrait à la question des « savoirs » ou des « idées » : Devesh Kapur, un historien de la Banque mondiale, abonde en effet en ce sens, quand il affirme que « les idées ont toujours été un trait fondamental de la Banque »4. Ce chapitre ne s’efforcera donc pas de proposer une « histoire » de l’institution et de ses savoirs, qui se voudrait aussi exhaustive que possible. Son objectif sera plutôt de proposer un récit illustrant quelques moments historiques saillants révélateurs du rapport de l’institution à ses savoirs. Deux appuis analytiques vont nous permettre de sélectionner ces points saillants.

D’abord, le concept d’épreuve sera au cœur de notre approche. Si son usage et le regard analytique qu’il sous-tend sont au cœur de la sociologie pragmatique de manière générale5, on propose de s’appuyer sur l’une de ses mobilisations parmi les plus développées, celle de Dominique Linhardt6. Linhardt utilise le terme dans l’expression « épreuves d’État »,

expression qu’il développe à l’aide d’une approche proposée par Latour considérant qu’« est réel ce qui résiste dans l’épreuve ». Une épreuve d’État, dit-il, trouve son foyer dans un problème, au sens de John Dewey du terme, c’est-à-dire comme concernement, comme ce concerne et préoccupe. À travers ce problème, l’État devient « l’objet d’une incertitude et d’une scrutation collectives »7. Face à ce problème, l’État devenu incertain est convoqué et doit se

manifester, c’est-à-dire se rendre visible, s’expliciter. Si chaque épreuve est locale, l’État joue son identité dans chaque épreuve qui lui advient : il n’y est alors pas donné d’avance ; chaque manifestation locale est une reconstruction, une réinvention de ce qu’il est. Dit simplement, dans une épreuve, l’État fragilisé par un problème doit faire la démonstration de ce qu’il est, et cette démonstration l’oblige à la fois à se demander ce qu’il est et à se réinventer. Cette approche ne se soucie pas uniquement des reconfigurations permanentes de l’État ; elle permet aussi,

1 189 pour l’IBRD et 173 pour l’IDA. Les pays membres détiennent les institutions qui composent le Groupe Banque mondiale. On y trouve autant des pays donateurs (États-Unis, France) que les pays emprunteurs ou « clients » (Niger par exemple).

Voir https://www.banquemondiale.org/fr/about/leadership/members#1, consulté le 27/06/2019. 2https://www.worldbank.org/en/about/contacts, consulté le 27/06/2019.

3 https://www.worldbank.org/en/about/what-we-do, consulté le 17/02/2020. Chiffre qui ne tient en outre pas compte des consultants.

4 D. KAPUR, « The ‘Knowledge’ Bank », art. cit.

5 Y. BARTHE et al., « Sociologie pragmatique : mode d’emploi », Politix, vol. 103, n° 3, 2013, pp. 175‑204. 6 D. LINHARDT, « L’État et ses épreuves : éléments d’une sociologie des agencements étatiques », Papiers de Recherche du CSI (n°009), 2008 ; D. LINHARDT, « Avant-propos : épreuves d’État. Une variation sur la définition wébérienne de l’État », Quaderni. Communication, technologies, pouvoir, n° 78, 2012, pp. 5‑22.

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parce qu’il y a une « mémoire des épreuves »1, d’observer les stabilisations qui peuvent se produire une fois les épreuves terminées, quand les manifestations de l’État se refroidissent. L’État est finalement « à un moment donné l’agencement temporaire de l’ensemble des ‘touts’ qui se sont sédimentés à l’issue des épreuves qu’il a traversées »2.

Nous allons raconter notre récit en mobilisant cette notion d’épreuve, pour trois raisons. D’abord, elle permet, de façon pragmatique, de saisir des entités de grande taille (l’État, la Banque mondiale) sans se donner une définition a priori de ce que sont ces entités (où commence et s’arrête la Banque mondiale ? etc.), mais tout en offrant des prises pour se rendre capable de saisir ces entités. Ensuite, les épreuves dont il s’agit sont locales, situées (donc justement saisissables), tout en provoquant, de la part de ceux qui les éprouvent, un intense travail de problématisation et d’exploration de ce qu’ils sont, aimeraient être, devraient être. Les épreuves sont donc des moments cruciaux, en tout cas rendus tels par le travail entrepris par ceux qui les éprouvent : sans définir a priori les entités éprouvées (l’État ou la Banque mondiale), on se rend donc capable de saisir ces entités éprouvées dans ce qui, pour elles, constitue le cœur de leur identité. Enfin, troisièmement, la notion d’épreuve proposée par Linhardt permet de couper court à la critique sur les transformations de l’État (l’État a-t-il véritablement changé au cours et à l’issue de ces épreuves ?) : l’État chez Linhardt, et la Banque mondiale chez nous, ne se transforment pas d’un coup, mais s’agencent par couches, c’est-à- dire par épreuves successives qui s’empilent, s’imbriquent et finissent par se sédimenter. On sortira ainsi d’une réflexion qui voudrait que la Banque ait changé ou n’ait pas changé, pour s’intéresser à ces empilements successifs de couches constituées par les épreuves.

Le second appui analytique de notre récit repose sur les notions de concernement ou préoccupation (on utilisera dans le chapitre plutôt le terme français de préoccupation). Un concernement, on l’a vu ci-dessus, est lié à une épreuve : car les épreuves sont des moments et des lieux de problématisation et d’exploration, par les entités éprouvées, de leurs préoccupations, de ce qu’elles sont / veulent / doivent être. Insister sur les concernements permet de mettre en avant l’un des objectifs essentiels de cette approche pragmatiste : en l’occurrence, éviter de considérer les savoirs comme de simples matters of fact, pour les considérer comme des matters of concern3. Les considérer comme des matters of fact, si l’on suit Latour, ce serait les saisir comme quelque chose de donné, fermé, connu, peu débattu, dont le sociologue pourrait tout au plus révéler les conditions de production pour montrer que

1 Ibid., p. 11.

2 D. LINHARDT, « L’État et ses épreuves », op. cit., p. 39.

3 B. LATOUR, « Why has critique run out of steam? From matters of fact to matters of concern », Critical inquiry, vol. 30, n° 2, 2004, pp. 225‑248.

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derrière cette froideur, il y a du pouvoir et de l’idéologie. Ce serait considérer ce que la Banque dit de ses savoirs, sans s’intéresser à ce qui a poussé l’institution à le dire et ce que cela fait à l’institution de le dire, comme le fait la littérature sur la Banque du savoir. En considérant les savoirs comme des matters of concern pour la Banque mondiale, il s’agira de les saisir comme un ensemble peu défini et délimité qui préoccupe l’institution, au sens où, pour celle-ci, il s’agit de quelque chose de non stabilisé, de fragile, qu’il faut protéger ou critiquer, qu’il faut conserver ou transformer, qui en tout cas est essentiel. Nous raconterons donc les préoccupations de la Banque mondiale autour de ses savoirs.

Notons que la posture qui consiste à considérer les savoirs comme des matters of concern nous permettra également de remarquer que la Banque mondiale s’est parfois efforcée de les transformer en matters of fact, pour ne pas avoir à s’en soucier, à s’en préoccuper. En d’autres termes, raconter les préoccupations de la Banque mondiale autour des savoirs, ce sera aussi être attentif aux moments où ces préoccupations sont moindres, où c’est autre chose qui préoccupe les acteurs. Dire que l’on regardera les savoirs comme un matter of concern relève donc d’une posture qui doit avant tout permettre de ne pas fermer a priori ce qui constitue et fait tenir ces savoirs, et de rester attentif aux préoccupations plus larges dans lesquelles ils peuvent être pris. On pourra ce faisant regarder comment les acteurs eux-mêmes problématisent les enjeux posés par les savoirs et redéfinissent ce que sont et doivent être ces savoirs.

Précisons la place que ce premier chapitre occupe dans l’économie générale de la thèse. Jusque-là, nous avons parlé de savoirs et très peu d’expertise. La « Banque du savoir »1, de fait,

n’utilise que marginalement le terme d’expertise ; et nous ne l’utiliserons également que marginalement dans ce chapitre. Nous lui préfèrerons le terme de « savoir ». Nous allons l’utiliser comme un terme pré-analytique jusque dans les années 1990 (la Banque ne l’utilise alors que marginalement), pour désigner et préciser certains types de préoccupations. À partir des années 1990, nous le mobiliserons comme un terme vernaculaire, utilisé et théorisé par l’institution, d’une manière qu’on décrira. Ce geste aura l’intérêt de ne pas supposer que les savoirs rencontrés forment a priori une expertise. En effet, l’objectif sera justement de qualifier des moments particuliers où ce qui concerne les dirigeants de la Banque mondiale, ce sont bien les savoirs en tant qu’ils s’agencent pour donner lieu à une expertise, dans certains sens précis du terme. Nous pourrions faire l’hypothèse que la plupart des savoirs de la Banque mondiale sont orientés vers l’action, et donnent donc en un sens générique lieu à une expertise : mais nous préférons garder le terme d’expertise pour qualifier certains agencements précis des savoirs de la Banque mondiale.

1 Dans la suite, pour simplifier la lecture, nous ne mettrons pas systématiquement de guillemets à « savoir » et « Banque du savoir », même si ces termes seront interrogés.

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En l’occurrence, on repérera des épreuves où les préoccupations de la Banque à propos de ses savoirs concernent une expertise comme conseil aux politiques publiques. On montrera également que certains acteurs, au sein ou proches de la Banque mondiale, s’efforcent de maintenir la préoccupation de l’institution autour de cette expertise, pour la transformer, pour que la Banque soit confrontée à une nouvelle épreuve à ce sujet : le chapitre 5 sera l’occasion de creuser ce point. Également, ce chapitre, en nous aidant à saisir de manière située la « Banque du savoir » et les réflexions sur les « savoirs », va nous permettre de mettre en lumière – plus précisément que dans l’introduction générale – une préoccupation récente de la Banque mondiale pour certains types très précis de savoirs (ceux qui sont tacites ou embarqués dans les opérations). En reprenant à notre compte cette préoccupation, nous pourrons enquêter sur les savoirs et les formes d’action liées à ces savoirs dans les chapitres suivants (2 à 5), afin de repérer ce qu’on a appelé dans l’introduction générale l’expertise comme opération de la Banque ; celle-ci ne sera donc que très peu mentionnée dans ce chapitre, mais l’on comprendra que son analyse est d’autant plus essentielle que l’institution elle-même a fait récemment de ces savoirs et des formes d’action liées un objet de préoccupation.