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Approcher les opérations de la Banque mondiale : les terrains de la thèse

3. L’EXPERTISE COMME OPÉRATION AU CŒUR DE LA BANQUE DU SAVOIR

3.4. Approcher les opérations de la Banque mondiale : les terrains de la thèse

L’expertise comme opération de la Banque mondiale ne laisse pas de traces écrites évidentes. Les projets font bien l’objet d’une diffusion publique de documents, particulièrement poussée dans le cas de la Banque1. Mais, si l’on peut faire dire beaucoup à des documents, comme une partie de la littérature sur l’aide au développement nous l’a prouvé, ces documents donnent le cadre conceptuel de ces activités, sans fournir d’indices sur la manière dont ils sont construits en pratique, et sans rendre compte de la manière dont les activités qu’ils décrivent se déroulent concrètement. En outre, d’autres types d’opérations, notamment les assistances techniques, ne font pas l’objet d’une telle diffusion systématique. En bref, le regard proposé par l’expertise comme opération risque de ne pas y trouver de prises.

L’ouverture des archives de la Banque mondiale a néanmoins rendu disponible un grand nombre de documents informels, de notes internes et personnelles, ou de comptes rendus de réunions. Ces documents permettent de ne pas se contenter des documents officiels et lissés (« dépolitisés », diraient certains) de la Banque, mais d’entrer dans les débats et controverses internes qui ont animé l’institution au cours de son histoire. Des historiens comme Kapur, Lewis et Webb ont déjà bien exploité ces matériaux2. La thèse puisera largement dans leurs travaux, considérés comme une ressource à la fois analytique et empirique : ce premier terrain nous permettra de mettre en lumière les différentes épreuves historiques qui ont amené la Banque mondiale à se préoccuper de plus en plus, et surtout de plus en plus explicitement, de ses savoirs, et en particulier des savoirs tacites et embarqués au cœur de ses opérations3.

L’on pourrait envisager d’enquêter plus avant sur l’expertise comme opération en creusant les archives de la Banque mondiale, qui sont probablement loin d’avoir été toutes étudiées. Cependant, l’expertise comme opération renvoie à des pratiques qui ne laissent en général que peu de traces, même dans les documents informels et les brouillons. On la repère avec plus d’acuité quand les experts échangent informellement et oralement avec les parties prenantes sur le terrain, ou alors qu’ils sont en train de produire un rapport d’expertise de chez eux : nous aurons l’occasion de nous en rendre compte. Les autres terrains de la thèse plongeront donc au

1 On trouvera ainsi tous les documents officiels des projets passés et en cours sur le site

http://www.projects.worldbank.org/.

2 D. KAPUR, J.P. LEWIS et R.C. WEBB, The World Bank: its first half century (vol. 1): History, Washington D.C., Brookings Institution Press, 1997.

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cœur de l’expertise comme opération à l’aide de démarches ethnographiques. C’est d’ailleurs la démarche adoptée par des auteurs comme Mosse, Lavigne Delville ou Atlani-Duault : même s’ils ne se sont pas intéressés directement à l’expertise comme opération au sens où nous l’avons définie, ils se sont rendus au cœur des opérations en train de se faire, et ont ainsi peint le travail quotidien des praticiens du monde de l’aide. Nous nous inscrivons en ce sens dans leur prolongement.

L’entrée dans les mondes de l’aide, au cœur des agences d’aide et de leurs opérations, n’a toutefois rien d’évident. Ces mêmes auteurs ont remarqué que pour réussir à entrer dans ces mondes, et obtenir des matériaux, une multiplication des postures et des stratégies d’entrée était nécessaire. Souvent, le chercheur doit se faire expert : ainsi, Atlani-Duault a collaboré de nombreuses années avec l’OID ; Mosse a travaillé comme consultant pour l’agence d’aide britannique en tant que spécialiste des démarches participatives, avant de faire de ce travail lui- même son objet d’étude. Cela n’a d’ailleurs pas plu à tous les anciens collègues et employeurs de Mosse : le britannique a vu des réclamations parvenir à ses responsables universitaires, au comité d’éthique de son université et à son éditeur1. Face à cette affaire, certains auteurs assument de s’en tenir à une analyse des documents, afin de ne pas risquer de trahir des « vérités qui dérangent »2, quitte à ne pas voir les mêmes choses. Pour éviter ce risque, certains anthropologues comme Rottenburg ont choisi d’entrer tout de même dans les mondes de l’aide, mais de réécrire leur expérience sous la forme d’une fiction3. Lavigne Delville a, de son côté, alterné entre postures internes d’expert et postures externes de chercheur, ces deux postures s’alimentant l’une et l’autre. Plus généralement, de nombreux chercheurs ont dû chercher des stages ou des contrats courts pour entrer dans le siège des organisations internationales, et ont plus ou moins formalisé leur statut de chercheur sur l’institution. D’autres sont des praticiens qui ont, à un moment donné, basculé du côté de la recherche : l’expert se fait chercheur4. Ce

dernier mouvement n’est d’ailleurs pas si rare dans un univers où les échecs répétés alimentent le besoin de réflexivité des praticiens.

Mais si des institutions comme les agences d’aide britanniques, allemandes, européennes ou onusiennes ont pu être investiguées, et en dépit d’une littérature abondante sur la Banque mondiale, très peu de démarches ethnographiques y ont été menées. Ainsi, les travaux qui ont

1 D. MOSSE, Cultivating development: an ethnography of aid policy and practice, op. cit., p. ix.

2 T.M. LI, « Revisiting The will to improve », Annals of the association of American geographers, vol. 100, n° 1, 2010, pp. 233‑235.

3 R. ROTTENBURG, Far-Fetched Facts, op. cit., pp. xviii‑xiv.

4 Voir sur ces différentes postures M. FRESIA et P. LAVIGNE DELVILLE (éds.), Au cœur des mondes de l’aide

internationale, op. cit. ; et L. MAERTENS, « Ouvrir la boîte noire. Observation participante et organisations internationales », Terrains/théories, n° 5, 2016.

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pu ouvrir la boîte noire de l’institution de Bretton Woods sont produits soit par des chercheurs en situation de collaboration, mais sans accès aux réflexions en interne de l’institution, comme McNeill et St Clair ; soit, comme dans le cas de Broad ou Goldman, sont menés surtout à partir de quelques entretiens ciblés et qui sont tous très critiques, au point où l’on peut se demander si ce n’est pas justement un désir de témoignage critique qui a rendu possibles ces entretiens. Dans tous les cas, la boîte noire des opérations reste pour l’essentielle fermée. À ce titre, cette thèse a bénéficié d’un accès privilégié au cœur des opérations de la Banque mondiale. Cet accès s’est déroulé selon différentes modalités qu’il est important de relever, car elles ne sont pas indifférentes sur le plan de ma relation au terrain. Ayant été consultant pour l’institution pendant l’année 2015 au sein du département Commerce & Compétitivité (Trade & Competitiveness) au Sahel, j’ai pu me familiariser avec l’institution et avec la région sahélienne où j’étais basé. Au début, aucune perspective de recherche ne me guidait, cet emploi entrant dans le cadre de ma formation de fonctionnaire ingénieur. Par la suite, plusieurs occasions m’ont été offertes d’observer les rouages de l’institution.

D’abord, en 2016, l’on m’a proposé de participer, en tant que consultant, à une assistance technique de l’institution dans un autre pays d’Afrique de l’Ouest, en lien avec mes travaux précédents. J’ai accepté de faire partie de l’équipe, en négociant un accord par courriel avec le chef de projet1 pour mobiliser ce que j’aurai observé dans le cadre de ma thèse qui venait de débuter. Les assistances techniques ont ceci d’intéressant qu’il s’agit d’opérations qui n’ont pas, à notre connaissance, été observées en détail dans la littérature. Dans notre cas, il s’agissait, pour l’équipe de trois consultants dont je faisais partie, de produire, à partir d’une mission de deux semaines dans ce pays, un diagnostic et des recommandations sur la compétitivité du secteur de la construction dans ce pays. Si la mission a duré deux semaines, l’ensemble des activités s’est déroulée sur une année, avec des périodes intenses (mission et sa préparation, finalisation du rapport, séminaire de restitution) et des périodes calmes (attente des commentaires en interne et du gouvernement). Toutes ces étapes ont donc pu être observées. Au carnet de terrain rédigé en tant que chercheur s’ajouteront dans l’analyse tous les matériaux produits en tant que praticien (notes de la mission, versions du rapport, courriels)2.

Ensuite, une cheffe de projet que je connaissais a accepté que j’observe plusieurs de ses activités relatives à l’entrepreneuriat au Sahel, en l’occurrence (i) un concours d’entrepreneuriat

1 Dans le langage de la Banque mondiale, on parle de task team leader. Une meilleure traduction de « chef de projet » serait, pour ne pas réduire leur action aux « projets » dans le sens restreint du terme, de parler de « chef d’équipe opérationnelle ». Mais par souci de simplicité et pour employer une traduction d’usage, nous parlerons de « chef de projet » dans la suite.

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destiné à de jeunes aspirants entrepreneurs dans un pays de la région, dont les lauréats ont reçu financements et accompagnement technique ainsi que (ii) ses tentatives plus larges pour faire de l’entrepreneuriat innovant un programme de politiques publiques important au Sahel, malgré l’absence de la Banque mondiale dans la région sur ces questions. Je ne travaillais pas pour cette cheffe de projet, mais il m’est arrivé de l’aider de façon ponctuelle en contrepartie de mon accès quasi-total au terrain. Cet accès m’a permis de mener une démarche ethnographique au sein d’un bureau local de la Banque mondiale au Sahel en deux périodes séparées d’une année : six semaines en mars-avril 2017, puis six semaines en janvier-février 2018. Une trentaine d’entretiens auprès des acteurs concernés par ces activités ont également été menés1.

Enfin, différents contacts m’ont amené à collaborer avec une organisation internationale, le Global Development Network (GDN), et à pouvoir suivre un projet, financé par la Banque mondiale, que l’organisation a mis en œuvre. L’objectif du projet était de faire produire, par des chercheurs locaux, des recherches utiles pour les décideurs publics sur les politiques industrielles. Depuis sa création, avec le soutien de Joseph Stiglitz, au sein de la Banque mondiale il y a une vingtaine d’années, GDN, qui est une organisation désormais indépendante, agit de manière réflexive pour comprendre ce qui pourrait permettre de produire une meilleure expertise sur les questions de développement. L’organisation propose notamment de renforcer les capacités de recherche situées dans les pays en développement, pour que la recherche produite soit davantage contextualisée et plus proche des préoccupations des dirigeants des pays en développement. Le projet « Mobiliser le savoir local pour améliorer les stratégies de compétitivité » s’inscrit dans cette lignée, et sera donc l’occasion d’observer une opération financée par la Banque mondiale destinée à réfléchir sur, et à transformer, l’expertise. J’ai signé un accord de confidentialité avec GDN. C’est surtout sur l’observation de deux séminaires clefs du projet, l’un à Nairobi en juin/juillet 2017 et l’autre à Addis Abeba en mars 2018, ainsi que sur quelques entretiens et sur une analyse des documents de projet, que se basera ce terrain2.

Ces différentes postures posent différentes questions éthiques et scientifiques. Des questions éthiques d’abord. J’avais travaillé pour la Banque : des contrats me liaient donc à l’institution, qui réglementaient la diffusion des informations que je possédais. Le choix que j’ai fait fut non pas de formaliser ma relation au niveau du siège de l’institution, ce qui aurait probablement limité largement la recherche, mais de ne mobiliser les données non publiques obtenues que lorsqu’un accord, écrit ou même tacite, avait été formulé par mes interlocuteurs. Cette dernière règle a été étendue au-delà de mes interlocuteurs de la seule Banque mondiale. Néanmoins, de

1 Cette activité donnera lieu aux chapitres 3 et 4. Sauf les quelques cas d’entretiens non enregistrés qui seront indiqués, tous les entretiens menés dans la thèse ont été enregistrés (avec l’accord de la personne interviewée). 2 Cette activité donnera lieu au chapitre 5.

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nombreuses personnes au sein de l’institution et au-delà m’ont ouvert des portes, confié de nombreuses informations, livré de riches analyses. Pour être fidèle à leur confiance, les noms des projets, pays et lieux, certains détails, et surtout l’identité de mes interlocuteurs, ont été changés et anonymisés.

En particulier, l’action des chapitres 2, 3 et 4 et d’une partie du chapitre 5 se déroulera dans un État moderne fictif, le Mandé. Le terme existe déjà, et renvoie à une région située entre le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, la Guinée, le Libéria, le Mali, le Sénégal et la Sierra Leone, ainsi qu’à un ensemble de peuples qui ont résidé historiquement et résident toujours dans cette région (Malinké, Soninké, Soussou, Bambara, Dioula, et d’autres encore). L’histoire des peuples du Mandé est liée, notamment du côté des Malinké, à la fondation des grands empires d’Afrique de l’Ouest, comme l’Empire du Mali1. Les opérations de développement présentées dans la thèse se sont déroulées dans différents pays situés pour une partie de leur territoire dans la région du Mandé, et nous ferons donc de cette région un État moderne fictif, lieu des interventions que nous analyserons. Ancienne colonie française, la langue officielle de l’État du Mandé est le français, même si de nombreuses langues locales sont utilisées quotidiennement. La monnaie au Mandé est le franc CFA. Par ailleurs, notons que nous utiliserons l’adjectif « mandingue » pour qualifier ce qui vient ou ce qui relève du Mandé (des chercheurs mandingues, des savoirs mandingues), même si, en toute rigueur, les Mandingues ne forment que l’un des peuples Mandés. Niani, une ville actuellement située en Guinée, régulièrement mentionnée comme l’une des capitales historiques de l’Empire du Mali, sera notre capitale : il ne faudra pas voir de lien avec l’actuelle Niani.

Grâce à cet État fictif inspiré d’une région transfrontalière existante, nous avons trouvé un équilibre entre anonymisation de nos sources et conservation de la spécificité géographique de nos terrains. On remarquera que la possibilité pour la thèse de ne pas citer explicitement les pays où ces interventions se sont déroulées sans trop aplatir les observations du terrain est un premier résultat, en ce que cela nous montre que ces experts ne se préoccupent pas nécessairement d’un certain nombre de particularités géographiques. Il ne s’agit pas d’en conclure que ces experts ne sauraient rien de ces pays et de leurs spécificités, mais plutôt de s’interroger sur ce qu’ils savent précisément des pays où ils se trouvent (et qui, sur plusieurs points, dépasse largement ce que je peux en savoir par exemple), ce qu’ils en conservent, et ce qu’ils considèrent comme non indispensable. C’est ainsi, à travers ce qui sera rendu visible dans les situations d’expertise que nous observerons, que les sociétés rencontrées se présenteront dans la thèse. Un sociologue historique et politiste de l’Afrique comme Jean-François Bayart

1 K. SHILLINGTON, History of Africa, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012. Les frontières de l’Empire du Mali (qui connaît son apogée au 14ème siècle) ne sont pas les mêmes que celles du Mali contemporain.

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nous le reprocherait sans doute puisque pour lui, tout l’enjeu épistémique autant que politique est de ne pas limiter l’analyse des (ex-)colonisés à la seule interaction (post-)coloniale. Il faut au contraire les montrer dans la positivité de leur histoire et de leurs sociétés, dont un des moments seulement fut la colonisation1, et, peut-on ajouter, dont une des facettes est l’aide au développement. Cette différence est due à sa démarche de sociologue historique de l’Afrique, et de son point de vue plus général d’« africaniste »2, ce que cette thèse ne prétend pas être.

Notre approche pose ensuite des questions scientifiques et méthodologiques, puisque ces postures ne sont pas indifférentes sur ce qu’il est possible de voir et de dire en tant que chercheur. Toutefois, il n’existe sans doute pas de méthode unique pour garantir la pertinence et la rigueur de l’analyse. Après avoir plongé dans les mondes de l’aide, certains auteurs ressentent le besoin d’en sortir, de s’en couper, pour dénaturaliser des concepts et des discours devenus une part d’eux-mêmes3 : c’est souvent la quête d’« objectivité » qui justifie cette démarche. Fidèle en cela aux principes de l’ANT, je me suis plutôt efforcé de suivre jusqu’au bout ces acteurs et leurs réseaux, dans toutes les conséquences de leurs raisonnements et actions, et en favorisant un maximum d’occasions d’« objections » de mes « objets » d’études sur ce que je disais d’eux4. Avec GDN notamment, j’ai pu discuter directement mes textes, quand, avec de nombreux consultants ou chefs de projet de la Banque, j’ai passé un certain temps à échanger informellement sur quelques éléments de mes analyses.