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Dire, réagir ou agir par l’expertise et les savoirs

3. L’EXPERTISE COMME OPÉRATION AU CŒUR DE LA BANQUE DU SAVOIR

3.1. Dire, réagir ou agir par l’expertise et les savoirs

Plusieurs formes d’expertises, de savoirs, d’actions et de politiques, et d’articulation entre ces termes, ont pu être identifiées dans la littérature sur l’aide au développement. Dans la littérature ayant approché l’idéologie politique des agences d’aide (Escobar, Rist, Hibou, etc.), ou la

1 R. EYBEN, « The sociality of international aid and policy convergence », dans D. MOSSE (éd.), Adventures in

Aidland: the anthropology of professionals in international development, New York, Berghahn Books, 2011, pp.

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dépolitisation/repolitisation à l’œuvre dans leurs interventions de développement (Ferguson, Li, etc.), l’expertise est un agencement de savoirs économiques qui sont mis en forme dans des discours ou documents. Ces discours ou documents ont vocation à justifier les décisions d’investissements des projets ou à orienter les décideurs publics des pays en développement. Pour saisir certaines des limites de cette littérature, prenons d’abord comme exemple les travaux sur le néolibéralisme (Hibou, Peet, Dezalay et Garth, etc.). On remarque qu’ils considèrent le « néolibéralisme » tantôt comme : (i) un dogme « disant ce qui fait le monde, ce qu’il est en termes ontologiques […] et comment il convient de s’y comporter pour le bien individuel et le bien de tous »1 ; (ii) une doctrine macro-économique faite de savoirs formels quoique idéologiques ; (iii) un ensemble de réformes concrètes (par exemple les programmes d’ajustement structurel) liés à cette doctrine ou ce dogme. Si ces usages du terme « néolibéral » sont courants2, on notera encore qu’ils ne nous disent rien du néolibéralisme tel qu’il est mis en œuvre concrètement, et qui a partie liée, comme le note l’historien et sociologue des sciences Dominique Pestre, au « jeu social et politique ordinaire », aux « relations de pouvoir – les réalités de la gestion quotidienne des humains, des choses, de la répartition des richesses et du contrôle géopolitique. Le néolibéralisme doit alors être considéré comme une forme conservatrice agissant dans l’univers politique global et s’étant imposée aussi par la violence la plus crue »3.

Autrement dit, les travaux discutés plus haut supposent que le néolibéralisme s’applique quasiment tel quel, naturellement. Les processus de conception des documents et de prise de décision ne sont jamais abordés empiriquement : les savoirs contenus dans les documents des agences d’aide sont analysés déjà produits, comme issus de la seule expertise des agences d’aide, et sont supposés avoir été acceptés par les gouvernements sans négociation quelconque, aussi asymétrique soit-elle. De même, la mise en œuvre des interventions n’y est conçue que comme un processus mécanique, qui n’a pas besoin d’être observé par le chercheur. Cela signifie également que la politique que porte le néolibéralisme est déjà présente avant la conception des projets ; l’expertise ne produit pas de politique en propre, elle n’est que le relais d’une politique donnée d’avance. Ces points valent au-delà des travaux sur le néolibéralisme. Par exemple, sur le cas de la dépolitisation de Ferguson, l’expertise qui nous est décrite élimine

1 D. PESTRE, « Néolibéralisme et gouvernement. Retour sur une catégorie et ses usages », dans D. PESTRE (éd.),

Le gouvernement des technosciences : gouverner le progrès et ses dégâts depuis 1945, Paris, La Découverte, 2014,

p. 263.

2 Voir D. PESTRE, « Néolibéralisme et gouvernement. Retour sur une catégorie et ses usages », art. cit. ; J. FERGUSON, « The uses of neoliberalism », Antipode, vol. 41, n° 1, 2010, pp. 166‑184.

3 D. PESTRE, « Néolibéralisme et gouvernement. Retour sur une catégorie et ses usages », art. cit., p. 271, souligné dans le chapitre.

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une politique dont la définition est donnée d’avance (inégalités structurelles, possibilité du conflit). En bref, la politique est définie comme un ensemble de valeurs données, prégnantes (parfois sous forme neutralisée) quand il s’agit de l’économicisme ou le néolibéralisme, ou comme ce qui est éliminé quand il s’agit d’inégalités structurelles ou de conflits.

Certains travaux ajoutent néanmoins une réflexion sur ce néolibéralisme du jeu social et politique ordinaire évoqué par Pestre. Ils soutiennent alors que la Banque mondiale impose avec violence cette doctrine à tous les pays en développement, et ce de façon directe, grâce à ses financements1. Mais s’il ne faut pas prendre à la légère la capacité des agences d’aide à imposer leurs visions des politiques publiques, notamment en conditionnant l’accès aux financements à leur application (pensons à la période des programmes d’ajustement structurel), la démonstration empirique n’est jamais là : l’on ne voit pas concrètement comment ces articulations voient le jour, ni la teneur des discussions entre agences et gouvernements. Du côté des travaux sur la dépolitisation, même dans le cas non majoritaire où une enquête ethnographique, comme chez Ferguson ou Li, est menée, l’action observée d’abord est celle des récipiendaires qui s’approprient ou résistent aux projets ; les agences d’aide elles-mêmes y sont dépourvues d’agentivité (en dehors d’un pouvoir surplombant mais non visible empiriquement). La politique qui (re)jaillit à la suite de la mise en œuvre des projets n’est jamais le résultat du travail de ces agences et de leurs experts (elle n’en est qu’un effet inattendu et non souhaité a priori).

En bilan, on ne voit pas dans cette littérature l’expertise et les experts des agences d’aide en train d’agir en pratique, au cours de la conception comme de la mise en œuvre des projets de développement. L’expertise se contente donc de dire les bonnes politiques publiques à mener ou les bons projets à financer, en s’appuyant ou en éliminant des politiques qui sont données d’avance, et qu’elle ne fait que transmettre ou éliminer. Ce dire est alors supposé suffire à expliquer ce qu’est l’aide au développement chez ceux qui en analysent uniquement les documents, mais en même temps disparaît comme élément explicatif chez ceux qui analysent la réception des projets par les récipiendaires (puisqu’on a affaire à des effets inattendus).

Si le point est moins immédiat, ces conclusions tiennent chez des auteurs comme Goldman, Broad ou Müller. Ces auteurs ont insisté sur les règles organisationnelles des agences d’aide qui permettent à ces dernières, soit de maintenir homogène l’ensemble des savoirs très politiques produits et diffusés par ces agences, soit de dépolitiser. L’accent est mis dans le premier cas sur la capacité des agences d’aide à maintenir sous contrôle idéologique leurs experts professionnels du développement, en cadrant les savoirs qu’ils produisent ; dans le

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second cas, la focale porte sur la capacité des dispositifs de négociation à neutraliser des débats entre États. Autrement dit, même quand la conception ou la mise en œuvre des projets est analysée empiriquement, ce sont les mêmes formes de politique que précédemment qui sont mises au jour : les experts des agences d’aide sont les transmetteurs ou neutralisateurs de politiques données d’avance. En bref, ici aussi, les agences d’aide et les institutions internationales semblent finalement être réduites à la production d’un certain dire sur le monde : car si la production de ce dire est bel et bien décrite et analysée, son maintien est supposé être leur ultime objectif ; et une fois ce dire maintenu (voire imposé) sur des documents et rapports, les experts ou les agences d’aide semblent satisfaits. Leur travail semble s’arrêter là. On ne les voit pas par exemple faire circuler ces documents et rapports, ou plus généralement se préoccuper des effets qu’ils pourraient produire.

La littérature en socio-anthropologie du développement consacrée à l’analyse de la mise en œuvre des projets, à la production des politiques publiques pour le développement, et aux agences d’aide, offre en perspective très différente de la littérature précédente. Nous lui avons d’ailleurs emprunté une partie de ses critiques adressées à cette dernière. Cette littérature s’intéresse à la réalité quotidienne de l’aide au développement, plutôt qu’à la grande politique sous-jacente à ce développement ; elle nous montre les ajustements de la réalité nécessaire pour que l’aide existe et les ajustements que l’aide provoque en existant. Par rapport à notre intérêt pour l’expertise, cette littérature insiste sur l’idée d’expertise comme manière de s’orienter dans l’action à l’aide de savoirs pratiques et experts. Pris dans les contraintes de la micro-politique et des règles organisationnelles de l’aide, les experts internationaux ou les relais locaux des agences doivent apprendre à adapter leurs savoirs-experts pour négocier et favoriser des compromis. Ils s’aident pour cela de la sensibilité aux situations locales que leurs savoirs pratiques leur permettent de développer.

Ici, les agences d’aide, via leurs experts internationaux et/ou leurs relais locaux, sont bien actives sur l’ensemble de la chaîne de l’aide, depuis la conception des politiques publiques jusqu’à la mise en œuvre des projets, auprès des gouvernements ou des bénéficiaires. Elles ne s’y trouvent pour autant jamais seules, leur travail consistant justement à interagir avec d’autres acteurs. Notre propre approche dans la thèse souhaite se placer dans la continuité de cette littérature sur au moins trois points : son refus de critiquer le développement comme concept pour s’intéresser à des situations de développement existantes (qu’on le veuille ou non) ; sa reconnaissance de et son intérêt pour l’agentivité distribuée des acteurs de la chaîne de l’aide ; sa description empirique fine des pratiques de l’aide. Plus spécifiquement, une ambition de la thèse est de prolonger la discussion entamée par cette socio-anthropologie du développement avec les STS.

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Dans cette littérature, remarquons que les experts semblent néanmoins souvent réagir à la micro-politique et aux règles organisationnelles. Par exemple, chez Lavigne Delville, quand la délégation de l’Union européenne au Niger accepte de parler d’« organisations » plutôt que d’« acteurs non étatiques », pour rendre acceptable leur approche auprès des autorités du pays, c’est surtout une limite à leur expertise que la co-production définit : il y a des choses que l’on préfère adapter, voire ne pas dire, pour mieux négocier le droit d’intervenir. C’est également le cas sur l’exemple de la production de chiffres sur l’aide alimentaire en Éthiopie chez François Enten, un autre auteur proche de cette littérature. Si l’on ne saurait minimiser le rôle de la négociation mais aussi des rapports de force dans la fabrique de ces chiffres, c’est avant tout la manière dont les relations de pouvoir locales impriment leur marque sur cette fabrique des chiffres qui nous est dévoilée par Enten. Ainsi, « les injonctions à la refonte de chiffres procèdent des relations hiérarchiques autoritaires qui régissent l’appareil administratif éthiopien et qui pèsent sur tous les échelons administratifs. Les limites du mandat onusien d’appui technique laissent d’amples marges de manœuvre aux agents gouvernementaux pour imposer leurs chiffres »1. Les experts de l’ONU doivent accepter que les chiffres soient adaptés pour établir du consensus, et ainsi rendre possible l’arrivée de l’aide alimentaire.

Ces exemples ne signifient pas que l’action des experts des agences d’aide soit parfaitement déterminée par la micro-politique et les règles organisationnelles. C’est bien le cas chez Mosse, pour qui les experts sont impuissants à orienter les pratiques par leur manque de prise sur ces enjeux locaux et règles. Mais dans l’ensemble, ces travaux décrivent des experts capables de traduire et de s’orienter dans la réalité, capables de réagencer et réinventer la réalité au cours des projets. Leur action ne peut être prédite à partir de ces deux seuls facteurs. S’ils doivent s’y adapter, ils disposent d’une marge de manœuvre pour influencer cette micro-politique ou lire d’une certaine manière ces règles. En particulier, contrairement aux travaux présentés plus haut d’auteurs comme Goldman ou Müller, ils ne sont pas contraints par là à n’être que des relais de la grande politique néolibérale ou de la dépolitisation. Avec le verbe réagir, nous affirmons que si les experts sont bel et bien capables de transformer la réalité, et ne sont donc pas parfaitement déterminés par ces deux facteurs, ils ne sont guère capables en revanche d’agir dans autre chose que dans l’espace défini par ces deux facteurs contraignants. Quand les experts agissent et performent la réalité, ce sont bien les enjeux politiques locaux, et la lecture locale des règles organisationnelles, qui sont transformés, et pas autre chose. Ils sont cantonnés à agir dans les domaines fixés par ces deux facteurs.

1 F. ENTEN, « Du bon usage des systèmes d’alerte précoce en régime autoritaire », Politique africaine, vol. 119, n° 3, 2010, p. 61.

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Cela nous conduit à une autre remarque : même si ces experts mettent en avant leurs propres problématisations, ils semblent souvent utiliser pour évoluer dans les mondes de l’aide les mêmes armes que les autres acteurs de la chaîne de l’aide (négociation, construction de consensus), ou des armes qui ne relèvent pas spécifiquement de leur expertise (l’argent dont disposent leurs agences d’aide). Par là, aussi actifs soient-ils, les experts des agences d’aide deviennent donc des acteurs comme les autres, dont on ne voit pas bien la spécificité, sauf leur capacité à mobiliser des financements conséquents. Certes, ils disposent de savoirs experts et pratiques : mais ces savoirs leur permettent avant tout d’anticiper des controverses ou des impasses futures, et d’ainsi prévenir les risques posés par la micro-politique ou certaines règles organisationnelles. Surtout, rien ne nous dit que d’autres acteurs de la chaîne de l’aide ne disposent pas, eux aussi, de savoirs experts et pratiques équivalents. Leur expertise n’est pas un atout décisif, elle ne permet pas de créer de décalages d’une nature spécifique, et notamment de créer des décalages en dehors de la micro-politique ou des règles organisationnelles.

Par ces remarques, nous signifions simplement que le regard analytique de la littérature en socio-anthropologie du développement proche d’Olivier de Sardan ou de Mosse n’a pas fait de la capacité des experts à agir en dehors de ces deux ensembles de contraintes que sont la micro- politique et les règles organisationnelles, ou encore à agir de manière spécifique par leur expertise, des éléments théoriques centraux. La richesse des descriptions empiriques des mondes de l’aide dans ces travaux permet de fait de trouver de tels éléments au détour de certaines descriptions. L’objectif de la thèse sera néanmoins de les placer au départ et au centre de notre démarche analytique. Pour comprendre l’intérêt de la démarche, un bilan de notre lecture de la littérature est nécessaire. Toute la littérature de la partie précédente, malgré ses divergences considérables, partage deux points communs sur la question de l’expertise.

Premièrement, ces approches de l’expertise ne permettent pas suffisamment à celle-ci d’agir de manière décisive et spécifique pour le développement. L’expertise peut d’une part être considérée comme un ensemble de savoirs ayant vocation à orienter ou justifier des décisions, mais le processus de prise de décision lui-même est non analysé, ou bien analysé comme un processus dont l’aboutissement est essentiellement rhétorique (il s’agit de produire un discours ou un rapport convenable – par exemple dépolitisé). L’action qui s’ensuit est quant à elle, ou non analysée, ou bien analysée au prisme de ce que l’expertise n’avait pas, ou mal, dit. L’expertise peut d’autre part être considérée comme une manière de s’orienter dans l’action en adaptant des savoirs-experts grâce aux savoirs pratiques, mais sans que les savoirs notamment experts ne puissent produire de différence propre, ni contribuer à l’action de manière originale, en transformant les règles du jeu elles-mêmes. En bref, on les voit simplement dire par leur expertise (énoncée sous forme de doctrines, et parfois maintenue par certaines pratiques)

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comment il faut agir ; ou on les voit réagir par leur expertise (par les savoirs pratiques, en transformant les savoirs-experts), dans l’optique de créer du consensus et d’agir au sein des domaines de la micro-politique et des règles organisationnelles. Mais on ne les voit guère ou pas suffisamment agir par l’expertise d’une manière qui donne à l’action de ces experts une teneur particulière, qui les différencie des autres acteurs, ou encore qui ne soit pas simple imposition d’idéologies données d’avance.

Deuxièmement, quelles que soient les définitions des termes (néolibéralisme, micro- politique), la politique n’est pas dans ces travaux un produit spécifique de l’expertise ou du travail des experts. Ce qu’est la politique est toujours exogène à l’expertise, cette dernière devant la transmettre aussi fidèlement que possible, l’éliminer ou y réagir avec le plus de sensibilité pratique. On ne voit pas l’expertise et les experts en train de produire une politique propre (c’est-à-dire d’une nature spécifique) au cours de leur travail.

La problématique de la thèse formulée plus haut prend alors tout son sens. On peut la rappeler : que cela ferait-il à notre compréhension de la Banque mondiale que de la saisir comme une institution qui agit par son expertise, plutôt que comme une banque de financement ? quelle est la nature de cette expertise et de la politique qu’elle emporte avec elle ? Pour nous, il s’agit donc de travailler sur l’agir par l’expertise et les savoirs, et pas seulement sur le dire ou sur le réagir. Il s’agit également d’identifier la production d’une politique propre au cours de cette action, au cœur du travail des experts de la Banque mondiale. L’objectif de la thèse est néanmoins de conserver les bénéfices respectifs de ces littératures : d’une part, rester attentif à la capacité, ou, à tout le moins, à la volonté de certaines agences d’aide de produire des formes politiques globales qui dépassent les localités où ces formes s’instancient ; d’autre part, ne pas aplatir les pratiques de l’aide, et prendre acte de la contingence des interventions de développement, liée aux enjeux politiques locaux et aux règles organisationnelles.