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De nouveaux savoirs pour une banque de développement

CHAPITRE 1. LA BANQUE MONDIALE À L’ÉPREUVE DE SES SAVOIRS

3. DE LA BANQUE DE DÉVELOPPEMENT AUX DÉBUTS D’UNE EXPERTISE SUR LE DÉVELOPPEMENT (DÉCENNIES

3.2. De nouveaux savoirs pour une banque de développement

En bilan, entre la création de l’IDA, qui fait entrer les considérations plus « sociales » au cœur de la Banque mondiale, et les réformes proposées par Woods pour l’IBRD, la Banque mondiale se doit d’imaginer de nouveaux débouchés, via de nouveaux secteurs, pour ses prêts3. Malgré

les réticences de certains, la Banque est bel et bien en train de devenir une banque de développement, c’est-à-dire une institution capable de financer les pays en développement sur tous leurs besoins en investissements, au-delà des seuls projets considérés jusque-là comme productifs. Cela ne signifie pas que la banque des banquiers ait été remplacée par une institution de développement, qui ne s’intéresserait pas à la rentabilité de ses investissements mais au seul développement des pays. Les deux continuent à coexister pendant les années 1960. Les raisonnements des banquiers sur le caractère productif continuent à tenir, et c’est à ce titre que les nouveaux financements, surtout ceux de l’IBRD, doivent être légitimés : le caractère productif de chaque projet, par exemple en « eau » ou « éducation », doit être démontré

1 Elle désigne en parlant de Banque l’IBRD. Voir note 3 p. 103.

2 Cités par D. KAPUR, J.P. LEWIS et R.C. WEBB, The World Bank: its first half century (vol. 1): History, op. cit., p. 178 à 180.

3 Elle multipliera également le nombre de ses clients. Entre 1961 et 1969, 50 nouveaux emprunteurs font leurs premiers emprunts, dont 27 en Afrique sub-saharienne, 10 en Afrique du Nord et Moyen-Orient, 7 en Amérique Latine, et 6 en Asie. Ibid., p. 187.

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systématiquement. La banque de développement est le résultat de ces deux mouvements : Woods, investment banker, a réussi à concilier les banquiers conservateurs qui ont tenu la Banque jusque-là et sont encore présents, et les pressions extérieures pour se tourner vers un développement entendu en termes d’élargissement des secteurs financés.

Mais un problème subsiste. Les savoirs internes de l’institution peinent à suivre le mouvement : les banquiers et les ingénieurs ne disposent pas des savoirs nécessaires pour s’assurer de la bonne conception de projets en approvisionnement en eau ou en éducation, et plus généralement pour savoir comment allouer leurs financements sur cet ensemble élargi de thématiques. La Banque hésite sur la manière de construire les nouveaux projets correspondants, car elle ne sait pas faire. Elle commence à se préoccuper des contenus mêmes de ses savoirs, au-delà de l’identité qu’ils représentent. Autrement dit, l’épreuve décrite ci- dessus, si elle oblige d’abord l’institution à rechercher de nouveaux secteurs à investir, la conduit progressivement à se préoccuper de ses savoirs.

Une première solution est trouvée : les banquiers s’appuient sur les savoirs d’autres agences. Une collaboration s’installe par exemple avec l’UNESCO sur les questions d’éducation, l’institution étant devenue « la principale agence des Nations Unies dans le domaine de l’éducation, jouissant d’une solide réputation, d’une influence mondiale et d’un solide réseau d’experts »1. La Banque disposant de fonds beaucoup plus considérables que l’UNESCO, les

deux agences trouvent un terrain d’entente commun, et la relation s’approfondit au cours des années 1960. Des collaborations se développent également avec l’Organisation mondiale de la santé. Les tâtonnements des banquiers sur les manières d’investir dans des secteurs qu’ils ne maîtrisent pas les conduisent ensuite à recruter du personnel technique sur ces nouveaux secteurs, mais également à se tourner à nouveau vers ceux qu’ils avaient disqualifiés, les économistes. Comme l’explique dans un entretien un cadre de l’institution, Irving Friedman, d’abord Economic Adviser to the President, puis Chairman of Economic Committee2 :

« If the Bank were still a Bank, I wouldn’t need any economists at all because I know how to give bank loans. But… with IDA I don’t know how to deal with it and I therefore need economists to give me advice on what to do with it. »3

Dès 1961, un cadre de l’institution explique aussi : « Maintenant que nous nous lançons dans le financement de l’eau, principalement à l’aide de fonds IDA, nous avons demandé au

1 Extrait d’un document de la Banque mondiale, cité par ibid., p. 190.

2https://oralhistory.worldbank.org/person/friedman-irving-s, consulté le 09/07/2019.

3 Cité dans D. KAPUR, J.P. LEWIS et R.C. WEBB, The World Bank: its first half century (vol. 1): History, op. cit., p. 212.

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personnel des économistes de réfléchir à la justification générale des projets d’alimentation en eau ». George Woods lui-même, qui quitte la présidence de l’institution en 1968, déclare en 1964 : « Gene Black [son prédécesseur] a peur des économistes. Je ne le suis pas »1. Entre 1965 et 1969, le département d’économie, qui est de retour, croît de 20 à 120 membres2. Ces derniers demeurent néanmoins en marge des opérations, et ne pèsent que peu dans les décisions de prêts3, même si un premier élan est donné et qu’individuellement certains d’entre eux parviennent à s’élever dans la hiérarchie de l’institution4. Il faudra attendre la décennie suivante pour que leur rôle devienne central.

Lors de la présidence de Robert McNamara, de 1968 à 1981, l’institution de Bretton Woods achève sa mue comme banque de développement, toujours au sens où elle se propose de financer une proportion importante des secteurs pour lesquels il est jugé nécessaire, par et pour les pays en développement, d’investir. Surtout, elle fera de la « lutte contre la pauvreté » son objectif prioritaire5. Quand la période précédente fut jugée de manière ambiguë par les

commentateurs de l’époque, dont un Woods lui-même conscient du peu d’enthousiasme que ses élans avaient suscité6, l’époque McNamara est célébrée par tous comme un moment décisif

de transformation et de croissance. Si des histoires décentrant le regard par rapport au seul McNamara mériteraient d’être produites, il n’en demeure pas moins que les chiffres de la période sont éloquents. Si la période Woods avait déjà connu une augmentation considérable d’un grand nombre d’indicateurs, la décennie 1970 voit ces derniers décoller : les dépenses administratives passent de 261 millions de dollars annuels à la fin des années 1960 à plus de 825 au début des années 1980 ; le nombre d’employés passe lui de 1859 à 5470 ; enfin, les engagements de prêts passent d’un peu plus de 7 milliards de dollars à plus de 20 milliards7.

Les secteurs de ces prêts renforcent l’élargissement débuté dans les années 1960, tout en mettant l’accent sur la lutte contre la pauvreté : l’agriculture, notamment, en bénéficie.

Pour autant, les débuts sont relativement laborieux. Les projets destinés aux plus pauvres, par exemple sur les petites entreprises ou exploitations agricoles, peinent à émerger. McNamara est confronté à la même épreuve que ses prédécesseurs, quand il s’efforce à son tour d’étendre les

1 Cités par ibid.

2 Il ne faut pas supposer a priori que ces économistes sont les mêmes que ceux la période précédente, au sens où ils auraient reçu la même formation, et partageraient une même approche en termes de science économique. Le statut des économistes ne doit pas être naturalisé ; des enquêtes supplémentaires, qui dépassent le cadre de cette thèse, pourraient permettre d’historiciser leur identité et la nature des savoirs qu’ils portent.

3 D. KAPUR, J.P. LEWIS et R.C. WEBB, The World Bank: its first half century (vol. 1): History, op. cit., pp. 212‑213. 4 R.W. OLIVER, George Woods and the World Bank, Boulder et Londres, Lynne Rienner Publishers, 1995. 5 E. REID, « McNamara’s World Bank », Foreign affairs, vol. 51, n° 4, 1973, p. 794.

6 D. KAPUR, J.P. LEWIS et R.C. WEBB, The World Bank: its first half century (vol. 1): History, op. cit., p. 214. 7 Ibid., p. 186.

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secteurs d’investissement de la Banque mondiale, et en propose la même explication : celle de la limite des savoirs de la Banque sur les pays en développement et sur leurs économies. Dans cette optique, le petit département d’économie devient en 1972 une vice-présidence, sous le nom de Development Policy Staff1. Dirigé par l’économiste Hollis Chenery fraîchement débarqué de Harvard, le département grandit en taille, ainsi qu’en poids sur les opérations. Son programme de recherche s’étend à un ensemble de thématiques élargies : l’agriculture, avec une focale sur les petits fermiers et les travailleurs sans terre ; les effets de la distribution inégale des revenus ; l’emploi, la population, la nutrition, etc.. Les recherches débordent également du programme strict de lutte contre la pauvreté, telle qu’entendue à l’époque : des sujets comme la foresterie, la pêche, le tourisme ou encore l’environnement sont abordés. Des critiques parlent alors de « full-service bank »2.

Mais sous McNamara non plus, la banque des banquiers ne disparaît pas. Si la Banque prend de plus en plus une tournure développementaliste en termes de langage, de stratégie et d’orientation des financements3, si McNamara dit préférer le développement à l’orthodoxie

bancaire4, l’IBRD doit continuer à emprunter sur les marchés financiers. Si l’IBRD se met

progressivement à emprunter ailleurs qu’à Wall Street5, il n’en demeure pas moins qu’elle doit

rassurer les banquiers privés, qu’ils soient américains, allemands, ou membres de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole. Au sein de la Banque, nombreux sont d’ailleurs ceux qui souhaitent de toute façon que la Banque conserve son identité de banque, au-delà de la seule IBRD. Richard Demuth, un haut cadre de la Banque, continuera à affirmer des années plus tard : « Pendant la présidence de McNamara… l’accent était mis sur l’élimination de la pauvreté plutôt que sur l’augmentation de la productivité. À mon avis… le rôle de la Banque consiste à accroître la productivité des pays afin qu’ils puissent faire face à leur propre pauvreté »6.

Pour cette raison, la recherche des économistes au sein de la Banque sert à justifier les projets sur les nouveaux secteurs d’investissement, dans une rationalité de banquier. Comme l’affirmera plus tard Hollis Chenery, qui reste chef économiste pendant les années McNamara :

« In the end, the results of our work proved that, under controlled conditions, small farmers could be as productive as large farmers. The subsequent evaluation of Bank

1 Ibid., p. 252. 2 Ibid.

3 M. GOLDMAN, Imperial Nature, op. cit., p. 68.

4 W. CLARK, « Robert McNamara at the World Bank », Foreign affairs, vol. 60, n° 1, 1981, p. 171. 5 M. GOLDMAN, Imperial Nature, op. cit., p. 66.

6 Cité par D. KAPUR, J.P. LEWIS et R.C. WEBB, The World Bank: its first half century (vol. 1): History, op. cit., p. 243.

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loans to small farmers showed that projects designed to reach small farmers had perfectly adequate, if not outstanding, rates of return. We did not need to change the Bank’s evaluation criteria to accommodate a shift in emphasis towards helping the rural poor. »

« We thought that it was perfectly feasible to find worthwhile projects in agriculture, education or housing that combined the objective of meeting basic needs but did not violate the Bank’s insistence on a productive social return to the country concerned. »1

En bilan, quand on regarde les deux décennies 1960 et 1970, on comprend que la création de l’IDA, les critiques des profits records d’une institution qui dit se tourner de plus en plus vers le développement, ainsi que la volonté de McNamara de transformer définitivement la Banque mondiale en une organisation de lutte contre la pauvreté, vont se cristalliser dans une nouvelle épreuve pour la Banque mondiale. Cette épreuve donne naissance à une préoccupation de l’institution pour ses savoirs, puisqu’elle s’inquiète de ne pas disposer des savoirs suffisants pour étendre ses opérations vers de nouveaux secteurs, comme l’eau ou l’agriculture. Elle répond à cette épreuve, d’abord en s’appuyant sur les savoirs d’autres agences d’aide, mais surtout, par la suite, en recrutant à nouveau des économistes. Ainsi, même si les savoirs des banquiers, des ingénieurs ou plus généralement maintenant des techniciens (en santé, éducation, etc.) continuent à être valorisés, puisqu’il faut continuer à produire des prêts, les économistes font un retour important au sein de l’institution : on les recrute en grand nombre, et on espère d’eux qu’ils aideront à réorienter les financements de la Banque vers de nouveaux secteurs et vers la lutte contre la pauvreté. Une banque de développement est née. Elle ne s’est pas ni complètement transformée, mais n’est pas non plus restée la même : elle est le résultat d’épreuves successives, qui articulent de nouvelles couches (l’institution qui se tourne vers de nouveaux secteurs) aux couches précédentes (la banque des banquiers), pour donner lieu à une banque de développement.