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CHAPITRE 1. LA BANQUE MONDIALE À L’ÉPREUVE DE SES SAVOIRS

4. DE L’INSTITUTION D’EXPERTISE CONFIANTE EN SES SAVOIRS À LA CRISE DE L’EXPERTISE (DÉCENNIES

4.3. L’expertise en ruine ?

Cette préoccupation plus nette pour le contenu de son expertise se renforce encore au cours des années 1990. Barber Conable, qui succède à Clausen en 1986, remet rapidement en avant, face aux critiques des programmes d’ajustement, l’objectif de lutte contre la pauvreté, notamment en lançant le « Programme des Dimensions Sociales de l’Ajustement »1. Mais cette

réorientation ne suffit pas : les critiques externes et internes prolifèrent. La Banque s’enfonce dans la crise : c’est l’épreuve majeure qu’a connue la Banque au cours de son histoire. Comme l’affirme plusieurs années après un membre de l’institution :

« In early 1995 the World Bank was in a tailspin. Embarrassed both by internal missteps and by sometimes misguided external interests, it had not only lost its focus— it had lost its sense of being. Morale was low, and staff were more cynical than ever. People talked openly of the Bank’s decline, the budget restrictions, and the further reductions of staff and resources to perform an already difficult job. »2

Plutôt que de développer les critiques externes que la Banque a reçues (l’introduction de ce chapitre en a donné les principaux enjeux), nous allons plutôt ici nous concentrer sur certaines réponses que la Banque a produites face aux critiques. L’on pourrait distinguer plusieurs types

1 D. KAPUR, J.P. LEWIS et R.C. WEBB, The World Bank: its first half century (vol. 1): History, op. cit., p. 364. 2 R. KAGIA (éd.), Balancing the development agenda: the transformation of the World Bank under James D.

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de réponses au sein de l’institution. Le département d’économie de la Banque est notamment très actif, qui commence par défendre les programmes d’ajustement structurel1, avant de proposer des séries de travaux pour essayer d’évaluer les effets de l’ajustement, et d’investiguer d’autres modèles de politiques publiques2. Ces travaux ne portent pas d’ailleurs que sur la

Banque experte ; les travaux sur l’efficacité de l’aide qui sont produits à cette époque évaluent également l’impact des financements de projets3. Tous ces travaux tendent à confirmer le primat des savoirs des économistes à la Banque mondiale : c’est à leur prisme que l’institution est défendue ou critiquée – en tout cas évaluée – en interne. Ils témoignent d’une Banque qui se préoccupe dorénavant des limites de ses savoirs, qui doute de leur efficacité et de leur pertinence. Les années 1990 et 2000 sont de fait l’occasion de débats larges et nourris sur l’aide publique au développement (efficacité, allocation, volume, instruments)4. Dans la suite, nous allons revenir sur une autre forme de réponse, portée notamment par certains hauts dirigeants de l’institution : cette réponse a le mérite de décrire non seulement une Banque mondiale qui se préoccupe des limites de ses savoirs, mais qui prend pour objet explicite de ses réflexions son expertise comme conseil aux politiques publiques.

Dans une citation donnée en introduction de ce chapitre, nous avons vu Wolfensohn revenir sur cette expertise de la Banque mondiale sans concession, en critiquant non seulement le contenu des savoirs de la Banque, mais en insistant aussi sur la manière de savoir et de dire ces savoirs, qualifiée d’« arrogante ». Les principaux discours de Wolfensohn pourraient nous en donner d’autres exemples, mais le ton critique y est parfois moins visible : si la transformation de l’institution qu’il propose rompt largement avec ce qu’était la Banque auparavant, celui qui présidera l’institution jusqu’en 2005 privilégie dans ses discours officiels les déclarations optimistes sur les transformations en cours au sein de l’institution. Après tout, il lui faut aussi s’assurer du soutien des donateurs, notamment pour l’IDA, ce qui, visiblement, n’a pas été toujours une partie de plaisir. Il lui faut également garantir la notation AAA de l’IBRD pour continuer à emprunter à des taux intéressants sur les marchés, comme il l’explique lui-même : la Banque des banquiers reste prégnante5.

1 Une étude menée au sein du département d’Anne Krueger, intitulée Comparative Study of the Political Economy

of Agriculture Pricing Policies, conclura que l’ajustement structurel est « pro-poor ». D. KAPUR, J.P. LEWIS et R.C. WEBB, The World Bank: its first half century (vol. 1): History, op. cit., p. 354.

2 Par exemple, D. DOLLAR et J. SVENSSON, « What explains the success or failure of structural adjustment programs? », WPS1938, édité par la Banque mondiale, 1998, p. 1 ; BANQUE MONDIALE, The East Asian miracle:

economic growth and public policy, Oxford, Oxford University Press, 1993.

3 Pour une revue des débats sur l’efficacité de l’aide, voir J. AMPROU et L. CHAUVET, « Efficacité et allocation de l’aide : revue des débats », Paris, Agence française de développement, 2004.

4 Pour une présentation et discussion de ces débats, voir P. JACQUET, « Les enjeux de l’aide publique au développement », Politique étrangère, n° 4, 2006, pp. 941‑954.

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C’est du côté de Joseph Stiglitz, arrivé en 1997 du Council of Economic Advisers de Bill Clinton, qu’on trouve l’articulation la plus aboutie de la remise en question profonde de son expertise qui va toucher l’institution. Par exemple, dans un discours prononcé fin 1999 et intitulé Scan Globally, Reinvent Locally: Knowledge Infrastructure and the Localization of Knowledge1, celui qui vient d’annoncer sa démission de son poste de chef économiste de la Banque mondiale (elle sera effective en janvier 2000), mais restera encore quelques mois comme conseiller de Wolfensohn2, interroge la relation entretenue entre pays développés et pays en développement, en utilisant des termes très forts :

« It has been just over fifty years since the beginning of the end of colonialism and just a decade since the end of the Cold War. Yet old ways of interacting persist, and it takes time for the evolution of new modes of behavior, new bases for relationships founded on equality and respect. »

« The colonial mentality has evolved. While no one today speaks, like Kipling, of the ‘White Man’s Burden’, I have too often sensed a paternalism that is but a close cousin. »3

S’il cible également par là le FMI, il ajoute :

« With the end of the all-consuming Cold War, there ensued a new emphasis on democracy and democratic processes, and it came to be recognised that the way conditionality in practice worked often undermined these democratic processes and institutions. New perspectives on development focused on development as a transformation of society, a change in minds and mindsets, and it came to be recognized that such transformations could not be imposed; indeed, the attempt to do so could often be counterproductive. Thus the subsequent econometric results suggesting that conditionality was ineffective in promoting development came as no surprise »4

La critique de Stiglitz porte donc d’abord sur la manière dont les institutions internationales aident concrètement pour orienter les politiques publiques : elles sont rapprochées de la « mentalité coloniale » et accusées de mettre à mal les démocraties. Le contenu même de cette expertise est également critiqué : il doit pour Stiglitz être plus complexe qu’envisagé initialement par ces institutions, car il s’agit de transformer les sociétés, les états d’esprit.

1 J. STIGLITZ, « Scan globally, reinvent locally: knowledge infrastructure and the localisation of knowledge », art.

cit.

2 L’histoire de sa démission est racontée par R.H. WADE, « US hegemony and the World Bank », art. cit. Elle serait liée aux pressions d’un Trésor américain lassé du discours critique de Stiglitz.

3 J. STIGLITZ, « Scan globally, reinvent locally: knowledge infrastructure and the localisation of knowledge », art.

cit., pp. 25‑26.

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Surtout, Stiglitz souligne par là qu’un lien unit la forme et le contenu de l’expertise : en raison de la nature complexe du processus de développement, imposer des politiques publiques ne fonctionne pas, d’autant moins quand ces politiques publiques sont des produits totalement standardisés. L’articulation entre conditionnalités et consensus de Washington, et par là l’articulation entre décision politique des pays en développement et science de la Banque mondiale1, était donc à la fois inefficace et moralement illégitime. Il le précise :

« Development institutions have sometimes tried a ‘faster’ transplant method. After a quick trip to a country, the standard wisdom (in earlier days, typically the Washington consensus), is conveyed, often with little attempt even to nuance it to the economic, political and social situations of the country. […] Occasionally, in an attempt to achieve broader-based support, experts might come in to give a longer senior policy seminar to local government officials; the experts then return home hoping that their sound advice will take root. Yet, this policy reform process is designed to promote neither active learning nor lasting institutional change. As these reforms were externally imposed rather than actively appropriated by the country, there was often little ‘ownership’ of the reforms. Compliance might be only perfunctory; the ‘quick’ transplant might soon wither and die. »2

Dans une perspective historique intéressante au regard de ce chapitre, il explique :

« As an illustration, consider two of my predecessors as Chief Economist: Hollis Chenery in the 1970s and Anne Krueger in the 1980s. The two came at the development problem from very different perspectives: Chenery from the planning perspective, Krueger emphasising the need to ‘get prices right’ and to leave markets to work their magic. Both approaches saw development as a technical problem requiring technical solutions: better planning algorithms, better trade and pricing policies, better macroeconomic frameworks. Neither approach reached deep down into society, nor did either one emphasize the participatory nature of the development transformation. »3

En bilan, les conditionnalités, sous la plume de Stiglitz, sont condamnables, car elles ne permettront jamais de favoriser un développement réel et pérenne ; le consensus de Washington, au-delà de son manque d’efficacité, est de son côté à condamner autant parce qu’il définit pauvrement ce qu’est le développement, que parce que les experts qui le portaient agissaient en technocrates pressés et sûrs d’eux. Un tel discours, s’il mine l’expertise comme conseil aux politiques publiques de la Banque (et du FMI), réaffirme néanmoins que ce rôle était bien devenu un pan central de l’identité de la Banque dans les années 1990, puisque c’est

1 On retrouve ici des questionnements proches des approches STS de l’expertise comme aide à la décision. 2 Ibid., p. 33.

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ce rôle qu’il est nécessaire de critiquer. Tous, au sein de la Banque mondiale, ne partagent pas le contenu de la critique radicale de Stiglitz : mais son discours témoigne d’une préoccupation partagée pour l’expertise d’une institution qui s’était construite, dans les années 1980 et jusque dans les années 1990, autour de cette nouvelle facette de son identité. Surtout, avec un tel discours, une forme nouvelle de préoccupation pour les savoirs émerge : cette préoccupation prend les savoirs de la Banque comme un objet explicite de réflexion (le titre du discours de Stiglitz est, je souligne : Scan globally, reinvent locally: knowledge infrastructure and the localisation of knowledge). Cela n’ira qu’en se renforçant.

5. Origine et postérité de la Banque du savoir : une exploration