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Le premier chapitre de la thèse retrace différentes épreuves historiques au cours desquelles les savoirs de la Banque mondiale sont devenus progressivement un objet de préoccupation pour l’institution. Jusque dans les années 1960, la Banque mondiale n’est pas vraiment préoccupée par ses savoirs : elle tient avant tout à rester une banque rentable en finançant des projets productifs. La controverse entre banquiers et économistes qui a alors lieu se conclut sur l’échec de ces derniers à transformer cette banque. Différents facteurs comme la création de l’Association internationale de développement, puis les velléités de son président McNamara, constituent un nouveau moment d’épreuve pour la Banque, qui l’obligeront à se tourner vers d’autres secteurs, comme l’agriculture, et vers des considérations plus larges de politique économique. Ses savoirs deviennent alors un sujet de préoccupation pour l’institution, parce qu’ils paraissent limités pour répondre à ces défis. Les économistes feront bientôt leur grand retour pour y répondre ; ils connaîtront leur apogée dans les années 1980, contribuant à donner à la Banque mondiale une nouvelle identité, celle d’une institution d’expertise conseillant les pays sur leurs politiques publiques. La crise des années 1990, toutefois, vient toucher de plein fouet cette expertise, mise à mal dans son contenu (considéré comme erroné) et dans sa forme (l’imposition des programmes d’ajustement devient une rengaine des critiques). Cette épreuve incite les dirigeants de l’institution à expliciter et à complexifier leur vision de la nature des savoirs de la Banque, réflexion que la « Banque du savoir » incarnera : les savoirs tacites ou embarqués au cœur des opérations semblent s’agencer dans une forme d’expertise que la Banque peine à saisir (annonçant les chapitres 2 à 5), quand l’expertise en termes d’accompagnement sur les politiques publiques doit pour beaucoup de dirigeants être transformée (annonçant le chapitre 5).

Le second chapitre entame un cycle de trois chapitres visant à caractériser l’expertise comme opération quotidienne et ordinaire de la Banque du savoir. Ces chapitres ne prétendent pas que tout est récent dans cette expertise : ce qui l’est, c’est la préoccupation des dirigeants à l’égard des savoirs au cœur des opérations que sont les projets ou les assistances techniques. Le second chapitre revient sur le problème de la rigueur de l’expertise. Nous y suivrons des consultants de la Banque mondiale au cours d’une assistance technique portant sur la compétitivité du secteur de la construction de logements au Mandé : d’abord en mission de deux semaines au Mandé, puis dans l’écriture d’un rapport de diagnostic et de recommandations, et enfin présentant ce rapport lors d’un séminaire de dissémination aux parties prenantes locales du secteur. La description du travail très technique de ces consultants nous permettra de rendre visible un régime de véridiction particulier, qui n’est pas celui de la science ou de la technique :

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on identifiera ici un processus de mise en convergence. Ce terme désignera une des modalités typiques de l’expertise comme opération de la Banque mondiale. On montrera que cette convergence est à la base d’un processus politique, qui sera au cœur de ce chapitre : d’un secteur constitué d’entités éparses et hétérogènes (entreprises, syndicats, tâcherons, etc.), l’objectif du travail des experts est de produire un collectif unifié du secteur de la construction, prêt à entrer en transition pour se moderniser, et prêt à se prendre en charge pour effectuer cette transition. On verra que c’est à cette condition que la Banque peut envisager de mener de nouvelles opérations, plus conséquentes financièrement, au Mandé.

Le troisième chapitre se concentre sur un concours de plan d’affaires au Mandé, mis en œuvre dans le cadre d’un projet financé par la Banque mondiale. Des jeunes mandingues y sont sélectionnés sur dossier, puis sont formés à l’entrepreneuriat. Cette formation est l’occasion pour eux de retravailler leur projet, avant qu’une phase finale de sélection ne les départage pour distinguer des lauréats. Pour les expertes venues de France dans l’optique de conduire les formations des formateurs mandingues qui formeront eux-mêmes les jeunes, il s’agit moins de transformer directement des individus en entrepreneurs, que de leur transmettre des outils et des manières d’utiliser ces outils. Ainsi, même quand ces expertes seront parties, quand les formations des jeunes par les formateurs seront terminées, les outils continueront à être utilisés efficacement et, par là, à circuler. L’espoir des expertes est qu’à terme, ces outils en circulant transformeront bien de jeunes mandingues en entrepreneurs dynamiques créateurs de richesse et d’emploi. Mais c’est là une tâche qu’elles savent ne pas pouvoir accomplir en quelques jours sur place, et elles préfèrent donc se contenter d’activer ces outils et ces entrepreneurs. La notion d’activation désignera une seconde modalité de l’expertise comme opération de l’institution.

Le quatrième chapitre prolonge la réflexion sur l’entrepreneuriat du chapitre précédent, en analysant la construction d’un programme de la Banque mondiale lié à l’entrepreneuriat innovant au Sahel. À partir d’une ethnographie du travail d’une cheffe de projet de l’institution basée au Mandé et cherchant à faire exister ce programme, ce chapitre caractérise ce qui fait le pouvoir de la Banque. Nous suivrons cette cheffe de projet alors qu’elle cherche à rassembler des financements via des fonds fiduciaires, à mettre en place des interventions éparses dans les marges d’opérations plus volumineuses en cours, ou tandis qu’elle se déplace au Sahel ou à Paris pour rencontrer et négocier avec d’autres acteurs du domaine. Nous verrons cette cheffe de projet s’immiscer dans des réseaux sur l’entrepreneuriat déjà existants (celui du soutien à l’entrepreneuriat mandingue depuis la France, celui des incubateurs mandingues, celui d’un fonds fiduciaire européen, etc.), en essayant de raccorder entre eux les réseaux où elle aura réussi à s’immiscer. Pour autant, de nombreuses tentatives de la cheffe de projet se solderont par des échecs, qui lui auront coûté beaucoup d’énergie et d’argent (elle n’obtiendra pas tel

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financement de l’Europe, etc.), quand chacun de ses mouvements, puisque tourné vers des réseaux déjà existants, ne déplacera que marginalement le monde de l’entrepreneuriat. Mais en réitérant ses tentatives vers de nouveaux réseaux, elle finira par obtenir plusieurs succès, et parviendra ainsi à raccorder suffisamment de réseaux entre eux pour que la Banque mondiale devienne un point de passage utile pour de futures activités liées à l’entrepreneuriat innovant dans le Sahel. La Banque mondiale acquiert ainsi une capacité à orienter les politiques publiques des pays en développement. Le vocabulaire de l’immixtion, du raccordement et de la réitération nous servira à désigner une troisième modalité typique de l’expertise comme opération de la Banque mondiale, à l’origine de son pouvoir.

Le cinquième chapitre analysera le projet « Mobiliser le savoir local pour améliorer les stratégies de compétitivité ». Retrouvant l’impulsion initiale donnée par Joseph Stiglitz, moteur pour la création de GDN, l’objectif de ce projet est double. D’abord, proposer à des « chercheurs locaux » de mener des enquêtes sur les politiques industrielles, dans une perspective de relocalisation de l’expertise de conseil aux politiques publiques ; en l’occurrence, les experts des pays du Nord ne doivent plus être les seuls à dire des choses sur le développement. Ensuite, mener une recherche qui sorte des standards de l’économie classique telle qu’elle est pratiquée dans la plupart des centres de recherche (qui valorise la sophistication mathématique) ; l’objectif est de promouvoir des savoirs plus pertinents et utiles que ce que la recherche produit usuellement, en ajoutant à l’expertise l’analyse des processus économiques locaux. Il s’agit donc de repenser l’expertise sur les politiques industrielles, autant dans son contenu que dans les entités légitimes pour en parler. Ce chapitre s’efforcera de saisir ce que cela signifie pour la Banque mondiale de repenser son expertise, et la manière dont elle s’efforce d’ajouter à son écosystème de savoirs un type de savoir particulier, les savoirs locaux.

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