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Enquêter sur des épreuves et préoccupations historiques

CHAPITRE 1. LA BANQUE MONDIALE À L’ÉPREUVE DE SES SAVOIRS

1. REVUE DE LA LITTÉRATURE ET APPROCHE ANALYTIQUE

1.3. Enquêter sur des épreuves et préoccupations historiques

Ce chapitre s’appuie sur deux types de sources. Pour les périodes antérieures aux années 1990, nous construirons notre récit à partir de sources secondaires. Elles seront constituées de travaux d’historiens qui se sont plongés dans les archives de la Banque mondiale, en s’intéressant aux échanges informels du personnel de l’institution, par exemple sous forme de notes et de documents échangés et commentés en interne. En sortant d’une histoire relatant uniquement les « idées » sur le développement de l’institution, ces travaux donnent de précieuses informations sur le quotidien de l’institution, sur les débats qui ont pu l’animer, sur ce qui préoccupait les dirigeants et plus généralement le personnel de l’institution à une période donnée, et sur les types d’épreuves auxquelles la Banque a fait face ou a même provoquées.

En particulier, le travail impressionnant déjà mentionné de Devesh Kapur, John P. Lewis et Richard Webb1 sera d’une aide précieuse. Ces trois auteurs se sont plongés dans les archives de la Banque mondiale pour produire une histoire de l’institution depuis sa naissance en 1944 jusqu’aux années 1990 (décennie où ils écrivent leur livre). Leur histoire est relativement générale et se veut exhaustive. L’histoire de la thématique de la « lutte contre la pauvreté » (ses

1 D. KAPUR, J.P. LEWIS et R.C. WEBB, The World Bank: its first half century (vol. 1): History, op. cit. ; D. KAPUR, J.P. LEWIS et R.C. WEBB (éds.), The World Bank: its first half century (Vol. 2): Perspectives, Washington D.C., Brookings Institution Press, 1997. Il aura fallu trois auteurs principaux, sept années, et deux volumes totalisant plus de 2000 pages pour mener à bien ce projet.

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apparitions, disparitions et transformations) sert de fil conducteur au premier volume, mais les auteurs ne se privent pas de creuser des points annexes. Chaque chapitre du second volume, rédigé par d’autres auteurs, plonge dans une thématique particulière (les relations de la Banque avec tel pays, avec le FMI, etc.). Le résultat des deux volumes est d’autant plus utile pour nous que les auteurs se sont intéressés explicitement aux préoccupations des acteurs et notamment à celles des dirigeants : « notre avantage comparatif consistait à informer ceux de l’extérieur du contenu de la réflexion et des débats internes à la Banque qu’ils ne pouvaient obtenir facilement d’ailleurs »1, affirment-ils. Nous puiserons donc largement dans les préoccupations et les épreuves repérées par ces auteurs. Nous ferons de même pour les riches travaux de Michele Alacevich, qui s’est intéressé aux premiers pas de l’institution, et en particulier aux débats internes très vigoureux sur la place de l’économie et des économistes au sein de l’institution jusque dans les années 19502. Tous ces travaux seront donc des ressources analytiques et empiriques précieuses, plutôt qu’une littérature avec laquelle nous discuterons. Notre objectif ne sera donc pas de produire une histoire de l’institution (ces auteurs le font très bien), mais d’extraire de leurs travaux ce que les préoccupations et épreuves qu’ils ont repérées nous disent du rapport de la Banque mondiale à ses savoirs : ce sera là l’apport de notre propre travail.

Toutefois, ces travaux s’arrêtent au milieu des années 1990. À partir de cette période, nous ne disposons donc plus de la médiation de ces historiens capables de nous rendre visibles les préoccupations et les épreuves de la Banque mondiale. Un travail sur les archives plus contemporaines de la Banque mondiale serait le bienvenu, que cette thèse focalisée sur l’expertise comme opération de la Banque mondiale n’avait pas vocation à mener. Néanmoins, là où les débats à la Banque mondiale restaient, avant les années 1990, confinés au sein de l’institution (d’où l’intérêt du travail d’archives), la grande crise des années 1990 oblige l’institution à entrer publiquement en débat avec ses détracteurs. En l’occurrence, elle a répondu aux critiques en explicitant ses préoccupations en termes d’identité et de savoirs. Là où le terme de « savoir » n’était pas mobilisé de manière analytique par le passé, la Banque a institutionnalisé par des discours et publications officielles sa réflexion sur ses savoirs. Certains de ces documents ont en partie été travaillés par la littérature, mais en les analysant au prisme des épreuves et des préoccupations, passées et actuelles, de la Banque mondiale, nous pourrons les analyser à nouveaux frais. Ces sources nous permettront donc de prolonger après les années 1990 notre récit des épreuves et des préoccupations de la Banque mondiale sur ses savoirs.

1 D. KAPUR, J.P. LEWIS et R.C. WEBB, The World Bank: its first half century (vol. 1): History, op. cit., p. xi. L’accès aux archives était moins évident à l’époque.

2 M. ALACEVICH, « Not a knowledge bank: the divided history of development economics and development organizations », Social science history, vol. 40, n° 4, 2016, pp. 627‑656.

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Nous commencerons dans la partie 2 par revenir aux premières épreuves qu’a connues la Banque mondiale au cours des années 1940 et 1950, et notamment celle qui vit s’opposer en son sein banquiers et économistes : ce sont les premiers qui l’emportent, contribuant à définir la Banque mondiale comme une banque dédiée aux financements de projets productifs. Ensuite, la création de l’Association internationale de développement, et les profits records d’une Banque se présentant de plus en plus comme une banque de développement, donnent lieu à une nouvelle épreuve qui conduit la Banque à orienter ses financements vers de nouveaux secteurs (eau, agriculture, etc.). Renforcé par McNamara, ce mouvement induit une première préoccupation explicite sur ses savoirs : elle s’aperçoit en effet qu’elle manque des savoirs nécessaires pour que cette extension sectorielle de ses financements soit possible. Les économistes commencent à faire leur retour, et participent d’une Banque qui explore alors de nouveaux secteurs pour le financement du développement. Ils participent également d’une Banque qui explore une nouvelle facette de son identité, celle d’une institution de conseil aux politiques publiques. Cette nouvelle épreuve et cette exploration seront l’objet de la partie 3.

La partie 4 relatera l’avènement des savoirs des économistes au sein de la Banque au cours des années 1980. Cet avènement va favoriser et légitimer, en conjonction avec le mécanisme des conditionnalités, les programmes d’ajustement structurel. La Banque s’affirme alors de plus en plus comme une institution dont les savoirs sont destinés à orienter les politiques publiques des pays en développement. Les critiques de ces programmes donnent lieu à une épreuve particulièrement intense pour cette nouvelle Banque. L’institution, par l’expression de Banque du savoir, ne remet pas en question ce nouveau rôle d’institution d’expertise, et affirme en outre explicitement le lien indissociable entre son identité et ses savoirs (partie 5). Une exploration institutionnalisée via des discours et des publications s’ensuit néanmoins autour de ses savoirs, qui la conduit à interroger ce qu’est son expertise de conseil aux politiques publiques, mais également à repérer en son sein des formes de savoirs, comme les savoirs « tacites », « embarqués dans les opérations » ou « expérientiels », qui ne se correspondent pas directement à cette forme d’expertise. Ces savoirs multiples n’ont pas été objets de préoccupation par le passé, mais plusieurs dirigeants et publications appellent à ce qu’ils le deviennent.