• Aucun résultat trouvé

Des savoirs pour des projets à l’expertise sur les politiques publiques

CHAPITRE 1. LA BANQUE MONDIALE À L’ÉPREUVE DE SES SAVOIRS

3. DE LA BANQUE DE DÉVELOPPEMENT AUX DÉBUTS D’UNE EXPERTISE SUR LE DÉVELOPPEMENT (DÉCENNIES

3.3. Des savoirs pour des projets à l’expertise sur les politiques publiques

Les économistes ne sont cependant pas qu’utiles pour évaluer et justifier le caractère productif des projets. Ils ne font pas que rassurer les banquiers conservateurs, en légitimant le caractère productif des nouvelles orientations sectorielles de la Banque mondiale. Ils vont jouer un rôle clef dans l’émergence d’un nouveau rôle pour la Banque mondiale, d’une nouvelle couche de son identité. Des réflexions émergent en effet à l’époque sur la potentielle capacité de la Banque

110

à orienter les politiques publiques des pays clients. Si le point est visible dès les années 1960, ces réflexions, et surtout les tentatives allant en ce sens, s’approfondiront encore dans les années 1970, sous l’impulsion de McNamara : c’est donc vers cette décennie que nous allons nous tourner. Le raisonnement de McNamara, rapporté par un de ses anciens collaborateurs1, est le suivant : les 4/5 des ressources pour le développement doivent être apportées par les pays en développement eux-mêmes ; et la Banque ne peut apporter qu’une petite partie du 1/5 restant. Si la Banque veut vraiment aider les pays à se développer, elle ne peut se contenter de cette petite contribution. Si, d’une part, il est nécessaire d’augmenter les financements de la Banque pour toucher un nombre grandissant de pays et de secteurs (ce que McNamara a effectivement réalisé), il est également nécessaire de chercher à accroître son impact autrement à partir de cette petite contribution. Dans son style personnel – très biblique -, McNamara déclare :

« The parable of the talents is a parable about power – about financial power – and it illuminates the great truth that all power is given us to be used, not to be wrapped in a napkin against risk. »2

Comme l’explique aussi l’un de ses plus proches collaborateurs, Mahhub ul Haq :

« [McNamara] understood that 1 percent cannot change the profile of poverty in these countries, except by setting the right signals. That’s why he put so much emphasis on economic sector work, on his policy speeches, on country dialogue, and on signals. »3 En pratique, pour McNamara, la Banque doit jouer un rôle plus actif dans la promotion de politiques publiques orientées vers la lutte contre la pauvreté. Mais « si la Banque devait donner ce genre de conseils [...], elle devait manifestement améliorer ses compétences et sa compréhension du processus de développement »4, explique un ancien vice-président de

l’institution. Ce rôle est dévolu aux économistes. Comme le dira Hollis Chenery, chef économiste de l’institution pendant la période McNamara :

« one main purpose of research was to improve the Bank’s capacity to provide policy advice and we agreed that the Bank should specialize in the applied end of the research spectrum. »5

Outre leur aide pour identifier et justifier de nouveaux secteurs, le retour des économistes au sein de l’institution est donc également la conséquence de ce désir de McNamara d’accroître

1 W. CLARK, « Robert McNamara at the World Bank », art. cit. 2 Cité par ibid., p. 170.

3 D. KAPUR, J.P. LEWIS et R.C. WEBB, The World Bank: its first half century (vol. 1): History, op. cit., p. 271. 4 W. CLARK, « Robert McNamara at the World Bank », art. cit., p. 170.

111

l’influence de la Banque sur des considérations de politiques publiques. Ce retour contribuera à rebours à renforcer ce rôle : l’inclination professionnelle de ces économistes, qui font avant tout de la recherche en économie (même si elle peut être appliquée) et qui restent malgré tout peu impliqués dans la conception des prêts par rapport au personnel opérationnel, les conduira à soutenir les visées de l’institution sur ces questions1. Ce nouveau rôle prend une forme expérimentale, notamment en ce qui concerne son articulation avec la banque de développement. Par exemple, des débats émergent dans les années 1970 autour du cas du Brésil, qui selon la Banque n’oriente pas assez ses politiques publiques dans le sens de la lutte contre la pauvreté. Certains responsables suggèrent dans cette optique de couper les prêts au pays, tant que les politiques publiques ne sont pas réorientées ; mais certains rétorquent que le risque politique est considérable, tandis que d’autres soulignent que le risque financier est trop grand en raison des engagements en cours de la Banque dans le pays. Finalement, c’est l’argument financier qui semble l’avoir emporté : la Banque ne voulait pas risquer, en mettant trop de pression au gouvernement, se mettre à dos l’un de ses importants débiteurs.

Au Guatemala, la Banque accepte d’aller plus loin dans l’influence. Elle se refuse à prêter tant que le pays ne s’engage dans une politique de réduction de la pauvreté plus active, et notamment de réduction des inégalités ; mais le Guatemala, dont la solvabilité était bonne, emprunte dès lors aux banques commerciales. La Banque perdra ainsi ce qui, elle s’en rend compte, est son principal levier d’influence, les prêts, et ne parviendra pas à influencer le Guatemala. En Malaisie, dans les années 1970, où les questions de redistribution sont au cœur des politiques publiques nationales, mais où de fortes divisions ethniques guident ces mêmes politiques, la Banque évite les approches trop prescriptives, pour se contenter de souligner au gouvernement les options possibles : elle se refuse ici à considérer la suspension des prêts. En Tanzanie, malgré des doutes sur la politique suivie, la Banque continuera à soutenir le président Nyerere, et ne cherchera pas à faire pression ; elle regrettera toutefois plus tard d’avoir tempéré ses positions, et de n’avoir pas cherché à influencer plus avant les politiques du pays.

Au total, ce nouveau rôle d’orientation des politiques publiques se révèle à ses débuts largement frustrant : l’épreuve du réel est dans les premiers temps largement négative. La Banque mondiale en tire plusieurs leçons. D’abord, de nombreux pays sont de fait peu enclins à s’endetter lourdement pour des projets liés à des considérations plus sociales, à travers lesquels la Banque espère justement influencer les politiques publiques des pays en faveur des plus pauvres : on note qu’il s’agit là d’une sorte de retournement des positions par rapport aux années 1950 et aux débats autour de l’IDA. D’autres refusent tout bonnement qu’une

112

organisation étrangère cherche à influencer leurs politiques. En outre, autre raison, le choc pétrolier de 1973-1974 rend plusieurs pays exportateurs moins dépendants de l’aide financière extérieure, voire capables d’investir, et facilite pour les autres le recours à ces nouveaux investisseurs qui cherchent à placer l’argent du pétrole. Dans l’ensemble, la dépendance aux financements de la Banque mondiale décroît, et avec elle son influence ; ce lien entre dépendance aux prêts et influence est une leçon importante pour la Banque. Enfin, une autre raison explique ces échecs : les objectifs de croissance financière de McNamara semblent accaparer le personnel, qui rapidement est sous pression pour produire de nouveaux prêts. Celui-ci se détourne du travail laborieux et peu valorisé d’orientation des politiques publiques1.

À l’issue de ces diverses expériences, ce nouveau rôle pour la Banque, celui d’une institution qui oriente les politiques publiques, n’est pas gagné, quelle que soit l’articulation proposée avec la banque de développement. Certains cadres, mais aussi certains membres du Conseil d’Administration, continuent d’ailleurs de douter de la pertinence du rôle de la Banque sur ces questions2. D’autres, moins catégoriques, n’en relèvent pas moins certaines limites du

processus, notamment en termes de respect de la souveraineté des États, qui semble préoccuper plusieurs membres de l’institution :

« [The Bank] must behave in a way that reconciles its perceptions of equity and efficiency with those of the governments of [least developed countries]; even though the latter may reflect group interests which in many ways are not identical to national interests as defined by us. It must find a continuous accommodation between its sense of mission on one side and national sovereignty on the other, however spurious we may consider the invocation of the latter in particular instances. »3

Néanmoins, les économistes ont commencé à élaborer de nouvelles manières de produire et faire circuler des savoirs à la Banque qui ne disparaîtront pas, mais iront au contraire en s’affirmant dans la décennie suivante. Comme un ancien vice-président de la Banque de l’époque en donne l’exemple :

« Within a few years, there was a confidential Country Program Paper for every borrowing country showing what the country’s growth points were, how the economy could best be developed, and how far the Bank’s lending program could contribute to

1 D. KAPUR, J.P. LEWIS et R.C. WEBB, The World Bank: its first half century (vol. 1): History, op. cit., chapitres 6 et 9 pour ce paragraphe et les deux précédents.

2 W. CLARK, « Robert McNamara at the World Bank », art. cit., p. 170.

3 Cité par D. KAPUR, J.P. LEWIS et R.C. WEBB, The World Bank: its first half century (vol. 1): History, op. cit., p. 273.

113

that course of development. The selective use of Bank leverage became an accepted and important part of its role as a Development Agency. »1

Les économistes, par leur travail de recherche à la fois académique et appliqué, participent à transformer la Banque en une institution aux multiples rôles, capable de financer et de fournir des conseils sur le processus de développement. C’est ce qu’on peut appeler une agence d’aide au développement. Plus généralement, qu’on parle de la banque de développement ou de l’institution qui oriente les politiques publiques, les économistes participent à une ère d’expérimentation qui prospère dans les années 1960 et 1970. Un ensemble de nouveaux secteurs émerge : on a cité l’agriculture, l’éducation, l’approvisionnement en eau, mais on aurait aussi pu parler de santé et d’urbanisation. Quand les résultats sont décevants, les orientations des projets sont repensées, on teste de nouvelles approches. Par exemple, contre l’emphase initiale sur la petite agriculture aux résultats peu convaincants, l’approche par le « développement rural intégré », qui promet de s’attaquer de front à l’ensemble des facteurs de pauvreté en milieu rural, émergera plus tard au cours de la décennie 19702. Et quand une thématique soulève des vagues de réticences, comme ce sera le cas pour les « besoins fondamentaux », on y répond d’abord en menant de nouvelles recherches3. On se demande aussi comment transmettre ces nouveaux savoirs aux décideurs des pays en développement, plutôt que de se contenter de s’en servir pour justifier en interne les choix de financements.

En bref, les savoirs de ces économistes participent à la réouverture de possibles refermés par les banquiers dans les années 1950, suite à leur victoire sur les premiers économistes. Notons enfin que si certains dirigeants continuent à regretter ce mouvement, l’opposition frontale entre économistes (qui sont dans leur propre département non opérationnel) et opérationnels s’estompe. Ces derniers reprennent à leur compte l’exploration de nouveaux secteurs (certains ont été recrutés pour cela), et même le rôle d’orientation des politiques publiques dévolu aux économistes. Certaines voix légèrement critiques se feront entendre par la suite, qui expliqueront que ces expérimentations et cette recherche étaient sans doute trop mécanistes, notamment dans leur vision des politiques publiques, et trop peu intéressées par la question des institutions et des prix4. Mais dans l’ensemble, ces deux décennies se définissent avant tout par une réflexion marquée sur les multiples facettes du développement, sans qu’aucune définition ne soit réellement stabilisée ou fasse consensus. Selon deux auteurs proches de la Banque – le

1 W. CLARK, « Robert McNamara at the World Bank », art. cit., p. 170.

2 D. KAPUR, J.P. LEWIS et R.C. WEBB, The World Bank: its first half century (vol. 1): History, op. cit., p. 262. 3 Ibid., p. 267.

4 N. STERN et F. FERREIRA, « The World Bank as ‘intellectual actor’ », dans D. KAPUR, J.P. LEWIS et R.C. WEBB (éds.), The World Bank: its first half century (Vol. 2): Perspectives, Washington D.C., Brookings Institution Press, 1997, p. 535.

114

premier, Nicholas Stern, occupera le poste de chef économiste et le second, Francisco Ferreira, y sera économiste –, l’identité de la Banque évolue définitivement :

« With the arrival of McNamara in 1968 the Bank became explicitly and prominently a development agency. This focus brought with it a still greater stress on the economywide view, a broadening of perspectives on what constituted development, and generally an openness concerning the kinds of tools and policies to be examined and supported. »1

En bilan de cette partie, deux événements venus de l’extérieur, celui de la création de l’IDA imposée par les États-Unis (eux-mêmes sous pression) et la critique des profits records de la Banque, conduisent la Banque mondiale à se tourner vers de nouveaux secteurs (eau, etc.). L’arrivée d’un McNamara très volontariste en 1968 contribuera encore à cette recherche de nouveaux secteurs pour les prêts de l’institution (agriculture puis développement rural notamment). De cette épreuve liée à la recherche de nouveaux secteurs émerge au sein de la Banque mondiale des années 1960 et 1970 une première préoccupation pour ses savoirs : les savoirs dont elle dispose pour étendre ses investissements ne suffisent pas. Les économistes font alors leur grand retour. Ils contribuent à faire advenir la Banque mondiale en tant que banque de développement, en justifiant les nouveaux investissements auprès de banquiers conservateurs qui sont encore très présents2.

Ensuite, les économistes déploient des manières originales de mobiliser les savoirs, en cherchant à dire le contenu des bonnes politiques publiques à mener dans les pays en développement. Un nouveau rôle pour la Banque mondiale est en train de naître : celui d’une institution d’expertise conseillant les décideurs des pays en développement sur leurs choix de politique publique. La forme n’en n’est toutefois pas parfaitement définie : faut-il se contenter de proposer cette science dans le cadre d’un mandat donné par un gouvernement ? faut-il influencer plus fortement en l’articulant aux financements ? En outre, les succès restent rares, l’épreuve du réel n’étant pas toujours concluante. Surtout, cette expertise émergente participe avant tout d’une quête plus large de nouveaux savoirs, ayant pour objectif de mieux comprendre le processus du développement, au-delà des actions de la part de la Banque mondiale que cela

1 Ibid., pp. 534‑535.

2 On pourrait arguer que les économistes servent d’experts en aidant aux décisions de prêts de la Banque mondiale, et donc parler d’expertise pour ce rôle. Deux éléments nous incitent à ne pas parler d’expertise de la Banque mondiale dans ce cas. D’une part, nous ignorons à quel point les économistes justifiaient a posteriori des décisions prises en fait par les ingénieurs projets, en collaboration avec les banquiers investisseurs, ou contribuaient véritablement à décider des projets (nos sources ne nous permettent pas de le savoir). D’autre part, dans une telle définition, les économistes sont des experts et disposent d’une expertise ayant la forme de conseils en interne ; la Banque mondiale en elle-même ne prend pas l’identité d’une institution d’expertise, comme c’est le cas dans l’appui aux politiques publiques (voir paragraphe suivant).

115

peut immédiatement favoriser. Mais l’idée fait son chemin : ce rôle va s’accentuer dans la décennie suivante, et les économistes vont y jouer un rôle clef. À la fin des années 1970, la Banque mondiale est une banque de développement, en cours de transformation en tant qu’agence de développement aux rôles multiples, qui explore ce qu’est le développement et qui s’explore en tant qu’institution. La Banque, après s’être préoccupée des limites de ses savoirs, cherche maintenant à éprouver ses savoirs et par là à s’éprouver en tant qu’institution d’expertise.

4. De l’institution d’expertise confiante en ses savoirs à la crise de