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CHAPITRE 1. LA BANQUE MONDIALE À L’ÉPREUVE DE SES SAVOIRS

2. CONSTRUIRE UNE BANQUE DE BANQUIERS (DE 1944 AUX ANNÉES 1950)

2.2. Des économistes dans une banque

Une seconde épreuve pour cette Banque de banquiers va être l’occasion d’expliciter ce que ces derniers entendent par développement, et le type de savoirs utiles pour le mener à bien. Cette épreuve se joue en interne : les « banquiers » dont il a été question ci-dessus vont s’opposer aux « économistes », selon les termes de l’époque1. De fait, la Banque s’est d’abord construite contre, puis sans, la discipline économique. Une anecdote peut l’illustrer. Quand Leonard Rist mentionne à Eugene Meyer, qui veut l’embaucher à la tête du département d’économie de l’institution, que ses compétences en économie se limitent aux considérations bancaires, ce dernier lui répond, d’après Rist, que « c’était exactement ce qu’il voulait »2.

Pour autant, Rist prendra rapidement le parti de son nouveau département. Il affirme tout d’abord que le département d’économie doit être indépendant du département des opérations (qui conçoit et vend les prêts). Il précise la nature respective des rôles qu’il envisage3. Le département d’économie devrait conseiller les présidents de l’institution sur « toute question de politique publique », et « organiser des enquêtes et suggérer des jugements et des avis sur le bien-fondé de toute demande de prêt »4. Le département des opérations devrait se contenter de

préparer et mettre en œuvre ces prêts. Cette proposition ne satisfait pas tout le monde du côté des départements opérationnels, où les banquiers et ingénieurs qui les constituent considèrent que les décisions sur les prêts relèvent de leur compétence. Un conflit durable va s’installer, qui va mobiliser les économistes, les opérationnels mais aussi le management supérieur de l’institution. Ce dernier va bientôt voir d’un mauvais œil les velléités expansionnistes de son département d’économie. On peut mentionner trois nœuds qui vont cristalliser la controverse, et qui vont nous permettre de préciser les savoirs en jeu et la manière dont ils préoccupent l’institution. Nous donnerons le point de vue des économistes, avant de montrer ensuite en quoi leur défaite – et celle de leurs savoirs – contribue à renforcer l’identité de la Banque mondiale comme banque.

Le premier nœud porte sur la question de la solvabilité. La Banque, quand elle prête de l’argent à des pays membres, cherche à s’assurer que ces pays seront capables de la rembourser ; autrement dit, qu’ils sont solvables. À l’époque, c’est essentiellement un instrument qui permet

1 Nos sources ne nous permettent pas de connaître la nature de la formation et des compétences exactes attendues à l’époque pour devenir, respectivement, banquier et économiste au sein de la Banque.

2 Cité par D. KAPUR, J.P. LEWIS et R.C. WEBB, The World Bank: its first half century (vol. 1): History, op. cit., p. 77.

3 M. ALACEVICH, « Not a Knowledge Bank », art. cit.

4 Interview de L. Rist avec Robert H. Olivier du 19 juillet 1961, disponible en ligne à l’adresse

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de s’en assurer : le taux de couverture de la dette, qui est la proportion des revenus d’exportation d’un pays utilisés pour rembourser la dette publique (principal + intérêt), sur le total de cette dette. Dit simplement, cet indicateur doit permettre d’évaluer si un État perçoit suffisamment de revenus en devise étrangère pour rembourser ses dettes1.

Or, au début des années 1950, cet indicateur est remis en cause par le département d’économie, et ce pour trois raisons. D’abord, des membres du département font remarquer qu’un tel indicateur ne permet même pas de juger si un pays est trop endetté ou pas, puisque personne n’est capable de donner de critère précis pour estimer à partir de quelle valeur du ratio un pays ne pourra pas rembourser sa dette. Ensuite, ces économistes jugent que cet indicateur pèche en ce qu’il se concentre sur un seul facteur, les flux monétaires : or, à leurs yeux, il faudrait aussi considérer d’autres éléments relevant des politiques publiques et des stratégies des gouvernements, comme la productivité ou les politiques monétaires. Enfin, pour l’économiste phare de la Banque mondiale, Paul Rosenstein-Rodan, considéré comme l’un des « pionniers du développement »2, on ne peut pas considérer chaque prêt indépendamment des

autres : il faut considérer que d’autres prêts seront fournis par la suite, et donc avant tout regarder si un pays pourra rembourser les intérêts, plutôt que le principal et les intérêts. Bref, deux visions de la solvabilité s’affrontent, comme le résume Alacevich :

« one, supported by the top management, assessed the creditworthiness of a country on its ability to pay and eventually get rid of its own debts. Another one, supported especially by the Economic Department, focused instead on creditworthiness as the ability of a country to productively use foreign aid. »3

Un autre nœud de la controverse entre économistes et banquiers/opérationnels porte sur les types de financement que la Banque peut apporter aux pays emprunteurs. D’après les Articles of Agreement de la Banque signés à Bretton Woods, la Banque était supposée prêter dans des devises autres que celles du pays emprunteur, et devait en outre financer uniquement les coûts associés à un projet spécifique. En pratique, au début de l’institution, cela signifie que la Banque ne pouvait financer que les dollars nécessaires à l’achat d’équipements aux États-Unis pour financer un projet précis (par exemple d’infrastructure de transport), et rien de plus (pas le coût de la main-d’œuvre locale par exemple). C’est à cette ligne que le management supérieur de la Banque se tenait. Mais les accords de Bretton Woods prévoyaient la possibilité, « dans des circonstances exceptionnelles », que la Banque puisse fournir de la devise étrangère non

1 M. ALACEVICH, « Not a Knowledge Bank », art. cit., p. 633.

2 G.M. MEIER et D. SEERS (éds.), Les pionniers du développement : Lord Bauer, Colin Clark, Albert O.

Hirschmann..., Paris, Économica, 1988.

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directement nécessaire au projet, ou de la devise locale. On parlait, dans ce premier cas de devise étrangère extra-projet, d’« impact loan »1.

Par ces dispositions, il s’agissait d’offrir à l’institution la possibilité de fournir des prêts pour soulager les pressions qui peuvent advenir sur la balance des paiements d’un pays emprunteur suite à un projet d’investissement. Par exemple, si un pays investit massivement dans tel ou tel projet, il risque de se retrouver en difficulté pour rembourser ses emprunts immédiats ou financer des dépenses courantes : le prêt hors-projet (impact loan) ou le prêt en devise locale permettent alors de soutenir ces remboursements ou ces dépenses courantes, avant que les bénéfices de l’investissement ne se fassent sentir. Surtout, ces prêts, en soulageant la balance des paiements, aident à absorber les pressions inflationnistes qui peuvent suivre un investissement important, comme les travaux de Rosenstein-Rodan le prédisaient. Si un tel impact loan fut fourni à l’Italie à la fin des années 1940, les tentatives des économistes pour les institutionnaliser, et ainsi élargir les modalités de prêts de l’institution, ne firent pas long feu. Comme le dit Rosenstein-Rodan lui-même :

« it was contrary to many people’s thinking, notably to […] the most conservative business thinking in the Bank. »2

Avant de comprendre ce qu’est que ce conservative business thinking, arrêtons-nous sur le troisième nœud de la controverse qui oppose banquiers et économistes à l’époque. Lié au précédent, il porte moins sur les types de prêts (projet ou hors-projet), que sur le contenu même des projets finançables. Alors que les prêts de la Banque sont à cette époque destinés aux infrastructures ou à l’industrie, une discussion s’engage autour des conclusions des premières missions de l’institution dans les pays les moins développés, où les économistes jouent un rôle important. Ces conclusions suggèrent que des interventions à contenu « social » pourraient s’avérer bénéfiques. Il est ainsi recommandé, après une mission à Cuba en 1950, de mener des actions liées à l’approvisionnement en eau potable à Santiago pour éviter une crise humanitaire. Une mission en Jamaïque en 1952 propose de remplacer 30% des logements de l’île. Une mission au Nicaragua explique de son côté que « les dépenses pour l’amélioration de l’assainissement, de l’éducation et de la santé publique devraient sans aucun doute être considérées comme une priorité absolue pour le développement de l’économie du Nicaragua »3. Mais de même que pour les impact loans, ces propositions émanant du département d’économie et défendant des social loans ne changeront pas la position de la Banque.

1 M. ALACEVICH, « Not a Knowledge Bank », art. cit. Nous gardons le terme en langue anglaise.

2 Cité par M. ALACEVICH, « The World Bank’s early reflections on development: a development institution or a bank? », Review of political economy, vol. 21, n° 2, 2009, p. 234.

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