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Le problème de la représentativité de l’expertise et de la Banque mondiale

3. L’EXPERTISE COMME OPÉRATION AU CŒUR DE LA BANQUE DU SAVOIR

3.5. Le problème de la représentativité de l’expertise et de la Banque mondiale

Cette réponse par l’objectivité ne suffit toutefois pas à éliminer une question centrale de notre approche : nos terrains seront-ils représentatifs de l’expertise de la Banque mondiale, et de la Banque mondiale elle-même ? C’est autour de la notion d’« expertise » que nous avons construit notre approche. Callon et Rip préfèrent utiliser le terme d’« expertise » plutôt que celui d’« experts », pour éviter d’attribuer des compétences a priori à certains individus sous prétexte qu’ils seraient les experts, pour considérer l’expertise comme le résultat de l’interaction entre de nombreux acteurs5 : la thèse ne fera pas non plus des experts de la Banque mondiale

1 J.-F. BAYART, Les études postcoloniales : un carnaval académique, Paris, Karthala, 2010, pp. 72 et 97‑98. 2 J.-F. BAYART, « L’Afrique dans le monde : une histoire d’extraversion », Critique internationale, vol. 5, n° 5, 1999, pp. 97‑120 ; J.-F. BAYART, L’État en Afrique : la politique du ventre, Paris, Fayard, 2006.

3 Voir par exemple le chapitre 3 de M. FRESIA et P. LAVIGNE DELVILLE (éds.), Au cœur des mondes de l’aide

internationale, op. cit.

4 B. LATOUR, « When things strike back: a possible contribution of ‘science studies’ to the social sciences », British

journal of sociology, vol. 51, n° 1, 2000, pp. 107‑123.

5 M. CALLON et A. RIP, « Humains, non-humains : morale d’une coexistence », dans J. THEYS et B. KALAORA (éds.), La Terre outragée. Les experts sont formels !, Paris, Éditions Autrement, 1992, pp. 140‑156.

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les seuls acteurs de nos situations d’expertise. Pourtant, nous n’avons pas hésité et n’hésiterons pas à parler d’« experts de la Banque mondiale », pour une raison et dans un sens précis.

Jasanoff a montré qu’étudier l’expertise et les experts, c’est certes considérer le corpus de savoirs que portent et que représentent ces experts (par exemple, la « bonne science »), c’est suivre les qualités incorporées par les experts individuels (par exemple, leur « impartialité »), mais c’est aussi s’intéresser au corps collectif que constituent les experts, au travers duquel ils offrent leurs savoirs aux décideurs (comme les « comités équilibrés »)1. Ce corps collectif est, selon Jasanoff, souvent négligé. Ce qui intéresse Jasanoff, ou encore des auteurs comme Granjou et Barbier2, en suivant de tels corps, ce sont des situations où des décideurs publics mandatent des scientifiques constitués en comité d’experts, selon des procédures censées garantir que les opinions individuelles s’articulent pour obtenir à un jugement « équilibré », c’est-à-dire une synthèse représentative des meilleures connaissances du moment. Autrement dit, les scientifiques dans les comités d’expertise participent d’une démarche collective, cadrée par des procédures, de production de savoirs à destination des décideurs.

Dans notre cas, le troisième corps de l’expertise de Jasanoff ne sera pas qu’un corps destiné à abriter et à cadrer les savoirs et les experts. Notre définition de l’expression « experts de la Banque mondiale » désignera ceux auxquels la Banque accorde, plus ou moins provisoirement, le droit de représenter son expertise, de représenter le corps de la Banque mondiale elle-même. Ce n’est pas le cas des experts des comités d’expertise, qui produisent des savoirs cadrés par une agence, mais dont il n’est pas attendu qu’ils parlent au nom de cette agence elle-même. Le terme de représentation doit ici être pris dans un sens fort, comme celui qui devient le porte- parole d’une autre entité. Les chefs de projet de l’institution, par exemple, quand ils rencontrent un ministre, sont l’institution ; ce qu’ils disent, c’est l’institution qui le dit. Cela nous permettra aussi de considérer comme des experts de la Banque mondiale des individus qui sont employés ponctuellement par l’institution (statut de consultant de la Banque) ou par une opération de la Banque (statut de consultant pour une opération) tant que, d’une manière ou d’une autre qu’on décrira, leurs savoirs et actes sont considérés par un chef de projet ou par un responsable mieux placé hiérarchiquement, comme relevant de la parole de l’institution.

En d’autres termes, si nous parlerons d’experts de la Banque mondiale, ce n’est pas tant pour considérer que certains individus ont des compétences a priori, ou qu’ils évoluent seuls dans

1 S. JASANOFF, « Judgment under siege: the three-body problem of expert legitimacy », dans S. MAASEN et P. WEINGART (éds.), Democratization of expertise? Exploring novel forms of scientific advice in political decision-

making, Dordrecht, Springer, 2005, pp. 209‑224.

2 M. BARBIER et C. GRANJOU, Métamorphoses de l’expertise, Versailles, Éditions Quæ et Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2012.

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des situations d’expertise – même s’ils y jouent un rôle décisif et spécifique, c’est là l’intérêt de notre approche –, ou encore pour distinguer les « experts internationaux » des « locaux » – puisque la Banque peut aussi s’appuyer sur des experts qui ont la nationalité du pays en question –, mais bien pour mettre en lumière certains individus ou groupes d’individus que la Banque mondiale elle-même considère comme représentatifs de son expertise. On pourra donc parler d’« expertise comme opération de la Banque mondiale » en suivant le travail de ces experts de la Banque mondiale, car ils seront bien, en ce sens, représentatifs de cette expertise (même si cela ne signifie pas que chacun de ces experts épuisera les qualités de cette expertise). Nos situations d’expertise, pour insister sur ce point, ne renverront donc pas qu’à des cas de fourniture de savoirs pour informer des décideurs publics, mais consisteront plus généralement en des situations où des experts autorisés par la Banque mondiale agiront, par leurs savoirs spécialisés, en son nom (avec une nuance dans le chapitre 5 où ces experts seront moins représentatifs de l’expertise de la Banque que volontaires pour la transformer).

Parlera-t-on pour autant de « la » Banque mondiale ? La posture adoptée dans la thèse se rapproche de la démarche proposée par Marcus dans son texte sur l’ethnographie dans/du système-monde1. L’ethnographie multi-site qu’il y propose n’est pas une démarche qui consiste à multiplier les terrains pour mieux les comparer. Elle cherche plutôt à s’écarter d’une ethnographie classique qui prend pour objet un seul site (de préférence une société non moderne), pris dans le contexte du système-monde (généralement capitaliste), et qui regarde comment le site analysé résiste ou s’accommode de ce système-monde contextuel. L’ethnographie multi-site de Marcus suit de son côté des personnes, des objets, des notions, de site en site, pour refuser la dichotomie entre local et global, et pour faire du système-monde ce qui émerge des connexions qui peuvent être faites entre les sites que l’ethnographe suit. Le système-monde est donc l’objet et le résultat de l’enquête.

Contrairement à ce que propose Marcus, notre approche ne prendra pas le système-monde comme premier objet d’enquête. Notre premier objet d’enquête sera la Banque mondiale elle- même. La Banque mondiale, bien sûr, fait partie de ce système-monde, et produit un certain type de global. Mais l’objectif de la thèse sera bien de tracer des connexions entre les différents sites qui forment cette thèse, afin de faire émerger une certaine Banque mondiale. Cette Banque mondiale ne fournira donc pas le contexte dans lequel nos experts opéreront, mais sera le résultat des connexions et continuités produites par ces experts et par nos propres circulations : c’est en cela que notre approche s’inspire de Marcus.

1 G. MARCUS, « Ethnography in/of the World System: the emergence of multi-sited ethnography », Annual review

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