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CHAPITRE 1. LA BANQUE MONDIALE À L’ÉPREUVE DE SES SAVOIRS

2. CONSTRUIRE UNE BANQUE DE BANQUIERS (DE 1944 AUX ANNÉES 1950)

2.1. La naissance d’une banque

Alors que la seconde guerre mondiale approche de son terme, les gouvernements américains et britanniques cherchent à élaborer des manières d’empêcher à l’avenir l’économie

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internationale de sombrer de nouveau dans des méandres comme ceux des années 1930. Dans cette optique, en juillet 1944, les représentants de quarante-quatre pays se retrouvent dans un hôtel de Bretton Woods, dans le New Hampshire aux États-Unis. Après plusieurs années de réflexion en amont, cette conférence doit permettre d’enfin formuler des « propositions précises pour un Fonds Monétaire International, et éventuellement une Banque pour la Reconstruction et le Développement »1. C’est donc d’abord et avant tout le FMI qui est l’objet de la conférence, c’est lui que le négociateur en chef côté britannique, le célèbre économiste John Maynard Keynes, place au cœur des discussions. L’objectif initial de Keynes est en effet la création d’un fonds de stabilisation capable de proposer des lignes de trésorerie aux pays en difficulté, ce qui donnera naissance au FMI. C’est côté américain, autour d’Harry Dexter White, alors Assistant Secretary of the Treasury, que germe l’idée d’une banque internationale « pour la reconstruction, pour l’aide et pour la relance économique »2 à la suite des dégâts causés par la guerre. Mais quoiqu’il en soit, sur les quatorze jours qu’a duré la conférence de Bretton Woods, les discussions sur la future Banque mondiale n’ont probablement pas pris plus d’un jour et demi3.

Un élément de cette naissance discrète est intrigant, pour qui connaît la Banque mondiale aujourd’hui. L’institution doit s’appeler dans ses premières moutures de 1942 la « Bank for Reconstruction of the United and Associated Nations » ; ce n’est qu’en 1943 que le terme de « développement » sera ajouté, quand White se demande ce que cette banque deviendra quand la reconstruction sera terminée. De fait, le terme de « développement » sera bien présent dans l’Article I des Articles of Agreements qui fonderont l’institution à Bretton Woods, puisqu’on donnera à la Banque la mission d’« aider à la reconstruction et au développement des territoires des membres »4. Toutefois, le statut du terme et sa portée restent alors limités ou ambigus : si

des pays comme le Venezuela et le Mexique poussent à ce que le développement, et en particulier celui des pays les moins développés, soit pris en considération, Keynes (qui a fini par se ranger à l’idée) ou White privilégient explicitement la reconstruction – et d’abord celle de l’Europe. Le terme est donc bien présent, mais d’ores et déjà marginalisé aux yeux des représentants de deux de ses principaux actionnaires. À la fin de la conférence, en tout cas, la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (IBRD)5 est née.

1 Cité dans D. KAPUR, J.P. LEWIS et R.C. WEBB, The World Bank: its first half century (vol. 1): History, op. cit., p. 58.

2 Cité dans ibid., p. 57. 3 Ibid., pp. 58‑59. 4 Cité dans ibid., p. 61.

5 Nous conservons l’acronyme en anglais, plus courant. C’est l’IBRD que nous désignerons par la « Banque mondiale » ou la « Banque » jusqu’à la partie 3.1.

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C’est pourtant vers cet objectif de « développement » que la nouvelle Banque va bientôt se tourner. Après deux ans de travail, sous l’impulsion du premier président Eugene Meyer, pour rendre l’institution opérationnelle et l’inaugurer officiellement en 1946, la Banque offre bien quelques prêts de reconstruction, au nombre de quatre en 1947 : le premier sera pour la France, de 250 millions de dollars, et le dernier sera pour le Luxembourg, de 12 millions de dollars1. Mais dès la fin de l’année 1947, le président McCloy, successeur d’Eugene Meyer, déclare : « Je pense que nous allons être poussés dans un domaine très différent plus tôt que je ne le pensais, dans le domaine du développement ». De premiers déplacements en Amérique du Sud et Centrale sont effectués par McCloy, et différents responsables sont envoyés à l’étranger dans les pays « les moins développés »2. Dès 1949, le Rapport Annuel de la Banque, dans la section consacrée au rôle de l’institution, insiste sur le « développement économique », et cherche à enquêter sur les « conditions générales de pauvreté dans les zones sous-développées »3.

Que s’est-il passé ? La Banque mondiale a connu une première épreuve. Entre 1947 et 1948, la reconstruction de l’Europe, qui n’était pour les États-Unis qu’un élément relativement annexe de sa politique extérieure, devient une question de sécurité nationale majeure. Les famines, les pénuries et les perturbations économiques à travers le Vieux Continent se transforment régulièrement en grèves et émeutes à résonance communiste ; et ces mêmes communistes se rapprochent du pouvoir dans des pays comme la France, l’Italie, la Grèce. Les États-Unis lancent alors leur propre programme de reconstruction, connu sous le nom de plan Marshall. Rapidement, les pays européens préféreront l’aide du plan Marshall à celle de la Banque, car le plan offre des volumes de prêts beaucoup plus importants, et des termes de crédit beaucoup plus avantageux que ceux de la Banque.

C’est volontairement que la Banque a accepté cette marginalisation. En effet, dans des discussions entre la Banque et les États-Unis, il avait été envisagé que la Banque puisse mobiliser toute sa capacité d’emprunt pour mobiliser $3,1 milliards à destination de l’Europe uniquement. La Banque aurait donc pu devenir l’un des fers de lance du plan Marshall. D’ailleurs, depuis la création de l’institution, Européens comme Américains poussaient l’institution à prêter plus et plus vite. Mais toutes ces tentatives sont repoussées par McCloy et le management supérieur de l’institution. On peut évoquer deux raisons essentielles, dont la seconde sera clef dans ce chapitre. La première raison est la crainte de McCloy et plus

1 D. KAPUR, J.P. LEWIS et R.C. WEBB, The World Bank: its first half century (vol. 1): History, op. cit., p. 74. 2 « Underdeveloped countries » ou « less developed countries », selon les termes de l’époque. Pour faciliter la lecture, on ne mettra pas systématiquement de guillemets à ces expressions.

3 Cité D. KAPUR, J.P. LEWIS et R.C. WEBB, The World Bank: its first half century (vol. 1): History, op. cit., p. 83 pour cette citation et la précédente.

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généralement du management de l’institution à ses débuts de voir la Banque devenir une organisation uniquement américaine, et perdre ainsi son caractère international1.

La seconde raison porte sur l’identité même que la Banque cherche à se construire à l’époque. Les fonds qu’elle prête aux États proviennent eux-mêmes d’emprunts de la Banque sur les marchés financiers de Wall Street. Aux yeux de ses premiers présidents, la clef pour l’avenir de la Banque réside dans la confiance que ces marchés veulent bien lui accorder. Prêter trop et trop vite, c’est mettre en danger cette confiance, d’autant plus dans un marché des dettes souveraines (dette des États) peu réputé, voire devenu quasi inexistant depuis la dépression des années 1930. Refuser d’augmenter trop rapidement son volume de prêt, refuser les pressions américaines et européennes, réaffirmer l’importance de sa solvabilité au cours de cette épreuve, c’est donc, pour la hiérarchie de l’institution, garantir l’avenir de la Banque en s’assurant de sa crédibilité et de sa solvabilité : la Banque mondiale doit être une banque. Et plusieurs témoignages de l’époque soulignent que c’est bien cette crainte de voir les investisseurs se détourner des obligations de la Banque mondiale qui anime les dirigeants de l’institution. Eugene Meyer explique à plusieurs reprises que la Banque n’est pas une « relief agency », quand McCloy insistera publiquement sur le fait que la Banque n’est pas dans le « stopgap business » (palliatif)2.

On notera au passage que l’identité même des premiers dirigeants de la Banque participe du renforcement de cette identité. Eugene Meyer, premier président, avait été par le passé à la tête d’une banque d’investissement et président d’une des Federal Reserve Banks (le réseau régional de la Banque Centrale américaine). McCloy, son successeur, avait été avocat à New York et proche du milieu bancaire. Même le premier directeur du département d’économie, Leonard Rist, était un banquier dont la formation en économie était très limitée. En bilan, c’est son identité en tant que banque qui prédomine, et qui est régulièrement affirmée avec force lors des premiers pas de l’institution de Bretton Woods. La mission de reconstruction, qui demande de mobiliser des sommes considérables pour exister au sein ou à côté du Plan Marshall, ne peut convenir à une telle banque. La route vers l’Europe lui étant bloquée, la Banque précipitera son engagement vers le développement des pays dits les moins développés. Mais que signifie « développement » pour ces banquiers ?

1 Ibid., p. 76. Les relations entre la Banque et les États-Unis ont été discutées dans la littérature, voir C. GWIN, « US relations with the World Bank, 1945-1992 », dans D. KAPUR, J.P. LEWIS et R.C. WEBB (éds.), The World

Bank: its first half century (Vol. 2): Perspectives, Washington D.C., Brookings Institution Press, 1997, pp.

195‑274 ; R.H. WADE, « US hegemony and the World Bank », art. cit..

2 Cité dans D. KAPUR, J.P. LEWIS et R.C. WEBB, The World Bank: its first half century (vol. 1): History, op. cit., p. 75.

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