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CHAPITRE 1. LA BANQUE MONDIALE À L’ÉPREUVE DE SES SAVOIRS

4. DE L’INSTITUTION D’EXPERTISE CONFIANTE EN SES SAVOIRS À LA CRISE DE L’EXPERTISE (DÉCENNIES

4.2. Le « consensus de Washington »

Cette période marque l’avènement d’une période de forte légitimation des savoirs économistes au sein de l’institution. L’indicateur de la croissance du PIB des pays devient rapidement l’objectif clef au prisme duquel on juge de la pertinence des prêts1 : la productivité des banquiers et des ingénieurs passe au second plan. Le vocabulaire des ingénieurs disparaît d’ailleurs progressivement des grandes publications, comme le signale l’effacement progressif de mots comme programme, projets, investissement, équipement, production, construction, usine, port, route, acier, irrigation, kWh des Rapports Annuels. Et si le langage des anciens banquiers ne disparaît pas, puisqu’il est question de détérioration, de déficit, de dette, les savoirs des économistes donnent forme aux solutions à mettre en œuvre : il est ainsi question d’augmentation du commerce, d’augmentation du secteur privé, de croissance de la compétitivité. On parle de libéralisation, notamment du secteur public2. Pour autant, cette

légitimité acquise ressemble quelque peu à une victoire à la Pyrrhus pour les économistes des années 1970 : alors que les économistes avaient jusqu’ici largement contribué à ouvrir ce que devait être la Banque mondiale et sa compréhension du développement – au grand dam des banquiers –, les nouvelles recrues sont employées avant tout pour réduire cette exploration.

En effet, la période d’exploration des deux décennies précédentes se referme également au niveau de l’analyse du processus de développement et de la pauvreté. Les savoirs des économistes prennent une consistance bien définie. Une ligne relativement stabilisée semble guider les préceptes de l’institution à cette époque, sous l’influence de plusieurs facteurs qui à la fois témoignent de cette cristallisation et l’ont renforcée : (i) l’arrivée à la présidence de

1 J. PENDER, « From ‘Structural Adjustment’ to ‘Comprehensive Development Framework’ », art. cit., p. 398. 2 Pour tout ce passage, voir F. MORETTI et D. PESTRE, « Bankspeak. The language of World Bank reports », art.

cit. Un nouveau vocabulaire financier sera par ailleurs très visible dans les années 1990 (fair value, portfolio, derivative, accrual, guarantees, losses, accounting, assets) : de nouveaux banquiers semblent arriver au sein de

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l’institution d’Alden Clausen en 1981, porteur d’une doctrine très sceptique sur le rôle des gouvernements et faisant la part belle aux marchés ; (ii) les départs de Mahbub ul Haq et de Hollis Chenery, piliers essentiels de l’exploration autour du développement et de la lutte contre la pauvreté de la décennie précédente ; (iii) l’arrivée d’Anne Krueger en tant que chef économiste de la Banque ; représentante de l’école néoclassique, elle va placer « une empreinte anti-interventionniste en faveur des marchés sur les programmes de recherche et d’analyse des politiques publiques de la banque »1 ; (iv) enfin, plusieurs publications internes, dont celle en 1981 du rapport Berg intitulé Accelerated Development in Sub-Saharan Africa: An Agenda for Action2, viendront solidifier l’approche pro-marchés au cœur des ajustements structurels.

L’économiste John Williamson codifie au début de la décennie suivante les politiques de développement proposées dans les années 1980, sous le nom de « consensus de Washington ». Les mesures associées prônées par la Banque mondiale, mais aussi le FMI et le Trésor américain, peuvent être résumées en trois points : stabilisation (financière et budgétaire), privatisation, libéralisation3. Les critiques parleront de néolibéralisme pour caractériser ce

programme4. Il faudrait revenir plus longuement sur l’émergence de ce consensus de

Washington au sein de la Banque, dont l’évocation très courante vient sans doute aplatir une histoire moins unidirectionnelle. Il n’en demeure pas moins que toutes les histoires de la Banque soulignent une stabilisation volontaire – et une réduction – des positions de la Banque en termes de politiques économiques à cette époque. Le vice-président de l’institution pour l’Amérique Latine et les Caraïbes se fera ainsi admonester pour avoir publié une monographie intitulée Poverty in Latin America: the Impact of Depression, qui concluait que les effets de la crise sur les pauvres étaient très sérieux, et soutenait que le retour de la croissance était peu probable dans les années à venir. L’approche de McNamara autour de la lutte contre la pauvreté et les réflexions exploratoires sur le processus de développement sont largement mises de côté.

Les économistes jouent alors un rôle essentiel. Comme le reconnaît Frank Vogl, conseiller en relations publiques du président Clausen :

1 D. KAPUR, J.P. LEWIS et R.C. WEBB, The World Bank: its first half century (vol. 1): History, op. cit., p. 512. 2 BANQUE MONDIALE, « Accelerated development in Sub-Saharan Africa. An agenda for action (Berg report) », 1981.

3 D. RODRIK, « Goodbye Washington Consensus, Hello Washington Confusion? A review of the World Bank’s ‘Economic growth in the 1990s: learning from a decade of reform’ », Journal of economic literature, vol. 44, n° 4, 2006, p. 973.

4 Voir l’introduction générale ou notamment Y. DEZALAY et B. GARTH, « Le ‘Washington consensus’ : contribution à une sociologie de l’hégémonie du néolibéralisme », art. cit. Sur le cas du FMI, Kentikelenis et Babb précisent le mécanisme de « substitution de normes » qui a permis à ce type de transformation néolibérale d’advenir au sein de l’institution internationale, un travail qu’il faudrait mener dans le cas de la Banque mondiale. Voir A.E. KENTIKELENIS et S. BABB, « The making of neoliberal globalization: norm substitution and the politics of clandestine institutional change », American journal of sociology, vol. 124, n° 6, 2019, pp. 1720‑1762.

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« What we hear far less today from ERS [Economic Research Staff] is talk of the ability of nations to secure economic growth and income redistribution at the same time and of the ability to find ways by which the poorest in poor countries can contribute to the overall economic strengthening of their nations. These subjects were at the heart of the Bank’s economic research inthe 1970’s.

The shift in the research focus, combined with other factors, has clearly left many observers of the Bank with the view that the Bank has moved to the political right. »1 Les historiens Kapur, Webb et Lewis expliquent de surcroît que :

« the tightening of message control was most evident in the Economics vice presidency, where the climate went from academic openness to ideological rigor. Debt forgiveness and the social costs of debt repayment and adjustment became taboo subjects. Message control was also felt in operational departments. »

Quand Benjamin King, ancien directeur du département d’économie, sera rappelé de sa retraite pour succéder à Anne Krueger, il décrira l’atmosphère à son retour en utilisant des termes comme « tabou », « censure », ou encore « suppression de la liberté d’expression »2. Le recrutement des économistes participe par ailleurs de la stabilisation des savoirs légitimes, qui prennent la forme d’une économie néoclassique orthodoxe ; outre l’exemple d’Anne Krueger, c’est près de huit cents économistes très orthodoxes qui vont être recrutés à partir de 19873. Là où les économistes des périodes précédentes participaient plutôt d’une réouverture des possibles en termes d’identité et de savoirs de la Banque mondiale, les nouvelles recrues semblent être les instruments délibérément choisis d’une fermeture de ces possibles.

En bilan, une nouvelle épreuve aux facteurs multiples (difficulté à trouver de nouveaux prêts en lien supposé avec les politiques macroéconomiques de ces pays, incapacité à influencer les politiques publiques) a conduit la Banque mondiale à chercher les meilleurs mécanismes pour influencer les politiques publiques des pays en développement. La crise de l’endettement lui fournit les moyens de tester à grande échelle les conditionnalités, qui peuvent prendre différents formats. Le contenu des réformes conditionnant les prêts est déterminé par les économistes, qui favorisent le « consensus de Washington ». L’institution d’expertise qui fournit des conseils sur les politiques publiques, émergente dans les décennies précédentes, devient une identité centrale de la Banque mondiale. Cette nouvelle facette de son identité ne remplace pas

1 D. KAPUR, J.P. LEWIS et R.C. WEBB, The World Bank: its first half century (vol. 1): History, op. cit., p. 339. 2 Ibid., p. 355 pour ce paragraphe et la citation précédente.

3 Y. DEZALAY et B. GARTH, « Le ‘Washington consensus’ : contribution à une sociologie de l’hégémonie du néolibéralisme », art. cit., p. 19 ; citant S. GEORGE et F. SABELLI, Faith and credit: the World Bank’s secular

empire, Boulder, Westview Press, 1994. Ces économistes ne sont ici aussi probablement pas les mêmes,

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complètement la banque de développement, mais transforme le rôle de cette dernière : celle-ci est appelée à l’aide pour appuyer ces réformes via des prêts hors-projets, les fameux prêts d’ajustement structurel. Les financements de projets continuent, mais sont également évalués au prisme de leur cohérence avec cette expertise portant sur les politiques publiques.

Au-delà de cette nouvelle identité, le recrutement en masse d’économistes orthodoxes est le symbole d’une Banque qui se préoccupe activement du contenu de l’expertise qui est produite en son sein ; elle se préoccupe même du maintien d’un certain contenu pour son expertise. La Banque mondiale s’identifie donc de plus en plus à ses savoirs, au sens où ces derniers, sous forme d’expertise, deviennent sa préoccupation centrale, ce pour quoi elle déploie une énergie considérable : en effet, si elle ne parvient pas à les maintenir et à les diffuser, elle ne sera pas ce qu’elle a envie d’être, c’est-à-dire une institution capable d’orienter (fortement) certaines politiques publiques des pays en développement. Notons que cette identification est un résultat de notre analyse, qu’elle n’est pas exprimée explicitement en ces termes : cela changera par la suite.