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L’ère des conditionnalités : articuler financements et aide aux politiques publiques

CHAPITRE 1. LA BANQUE MONDIALE À L’ÉPREUVE DE SES SAVOIRS

4. DE L’INSTITUTION D’EXPERTISE CONFIANTE EN SES SAVOIRS À LA CRISE DE L’EXPERTISE (DÉCENNIES

4.1. L’ère des conditionnalités : articuler financements et aide aux politiques publiques

La nouvelle identité de la Banque mondiale comme institution d’expertise, explorée dans les décennies précédentes, s’affirme comme centrale au cours des années 1980. La banque financière ne disparaît pas, mais est transformée pour contribuer à ce rôle. C’est le résultat d’une nouvelle épreuve à laquelle doivent faire face d’abord les divisions opérationnelles de la Banque mondiale. Celles-ci s’inquiètent en effet du fait qu’il devient pratiquement impossible d’identifier des projets viables à financer en raison de la détérioration de la situation économique dans de nombreux pays, et sont en outre de plus en plus frustrées par l’inefficacité du dialogue existant en termes de politiques publiques, dialogue qu’elles ont repris à leur compte1. Au niveau des dirigeants de l’institution, la frustration grandit également, parce que de nombreux programmes de prêts doivent être réduits ou décalés par manque, d’après leurs analyses, de bonnes politiques macroéconomiques2. Les explorations entamées précédemment sur la bonne articulation entre l’institution d’expertise et la banque de développement vont se cristalliser dans une forme très précise : l’épreuve donnera lieu aux conditionnalités.

C’est en mai 1979 à Manille que McNamara articule pour la première fois l’idée de prêts hors-projets conditionnés à des réformes d’« ajustement structurel », c’est-à-dire de prêts hors- projets en échange de la mise en œuvre d’un certain nombre de réformes jugées pertinentes par la Banque mondiale et le FMI. Ernest Stern, un haut cadre de l’institution (il sera notamment

1 C.L. GILBERT et D. VINES (éds.), The World Bank: structure and policies, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 22 ; P. MOSLEY, J. HARRIGAN et J. TOYE, Aid and power: the World Bank and policy-based lending, Londres, Routledge, 1991.

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Senior Vice President Operations entre 1980 et 19871), pousse particulièrement en ce sens : il explique, dans un long mémorandum adressé à McNamara, qu’il considère cette évolution comme « l’enjeu principal de l’évolution de la Banque dans les années à venir ». Il reconnaît toutefois les risques inhérents à l’approche, puisque les futurs prêts d’ajustement structurel auraient pour effet de « conduire à une participation beaucoup plus intense et politique du Conseil [de la Banque mondiale] » et qu’immanquablement, « les pays en développement s’opposeront vivement à l’adoption d’une telle politique ». Dès lors, Stern, malgré l’intérêt qu’il porte à l’approche, conseille la prudence :

« Such negotiations are necessarily complex and we could do them only for a few countries annually after a considerable effort at preparation [even though] we may be seen… as neglecting important policy issues. »2

Une conjonction d’événements extérieurs va pourtant offrir à l’institution l’occasion d’utiliser cette approche à une échelle beaucoup plus ambitieuse que celle proposée initialement par Stern. Une importante crise de la dette des pays en développement éclate au début des années 1980. Si certains auteurs en expliquent les prémisses en remontant jusqu’aux politiques économiques de substitution des importations des années 1950 et 19603, tous s’accordent pour identifier comme détonateur de la crise la succession de deux événements : (i) le choc pétrolier de 1979 ; (ii) auquel la FED (la banque centrale américaine) répond en faisant grimper les taux d’intérêts (c’est le « choc Volcker »). Dès lors, outre une facture pétrolière alourdie, le fardeau de la dette explose pour les pays en développement, dont le coût des emprunts à taux variable explose4. En 1982, le Mexique ne parvient plus à mobiliser suffisamment de devises étrangères pour rembourser sa dette : c’est le déclenchement de la crise. À sa suite, la plupart des pays en développement sont bientôt dans la nécessité d’obtenir rapidement des financements pour rembourser leur dette : le FMI et la Banque mondiale interviennent alors, en déployant leurs programmes de prêts conditionnés à des réformes de politiques publiques, qu’ils avaient commencé à expérimenter quelques années avant. La décennie de l’ajustement structurel commence.

Un premier ensemble de réflexion a porté sur le type de véhicules à même d’orienter avec efficacité les politiques publiques. En raison de la crise de la dette des pays en développement,

1 Voir https://oralhistory.worldbank.org/person/stern-ernest pour la liste de ses fonctions au sein de l’institution, consulté le 19/07/2019.

2 Cité dans D. KAPUR, J.P. LEWIS et R.C. WEBB (éds.), The World Bank: its first half century (Vol. 2): Perspectives,

op. cit., p. 507 pour cette citation et celle du paragraphe précédent.

3 F. FERREIRA et L. KEELY, « The World Bank and structural adjustment: lessons from the 1980s », dans The

World Bank: structure and policies, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, pp. 161‑162.

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il était décisif de pouvoir transférer de l’argent rapidement. Or, la préparation d’un projet s’avérant relativement longue, le choix se porte sur les prêts hors-projets, via les structural adjustment loans (SAL) : l’argent prêté est alors conditionné à la mise en œuvre de réformes structurelles. Mais d’autres types d’outils ont pu être discutés et mêmes être testés. Des prêts hybrides sont ainsi envisagés, qui comportent une part d’ajustement structurel (type SAL) et une part de financement pour des investissements précis (type projet). Contre les SAL qui proposent tout un ensemble de réformes diverses, des prêts destinés à cibler une mesure autonome du programme d’ajustement sont également discutés1. Les SAL, largement majoritaires dans les expérimentations d’avant la crise, font la place dès 1983-84 à des prêts moins larges et ciblés sur des secteurs plus spécifiques, les sector adjustment loans (SECAL). De premiers retours d’expérience tendaient en effet à montrer que les SECAL sont plus faciles à superviser et mettre en œuvre2. Dans la période 1983-1986, les SECAL représentent 60% du

total des prêts d’ajustement, contre 13% seulement dans la période 1980-19823.

Un second ensemble de réflexion a porté sur les modalités de ces véhicules : faut-il favoriser les conditionnalités ex ante (des réformes sont spécifiées contractuellement au moment du prêt, le prêt est effectué et la mise en œuvre des réformes est ensuite évaluée ; les futurs prêts dépendent de cette évaluation) ou ex post (l’emprunteur met en œuvre des réformes, qui donnent lieu à un prêt si le prêteur les juge pertinentes) ? Au début, les SAL et les SECAL sont ex ante, parce que, on l’a vu, l’argent doit être versé rapidement. Mais cette option s’avère rapidement peu efficace, car les mesures conditionnées aux prêts, une fois l’argent reçu par les pays emprunteurs, ne sont pas toujours mises en œuvre. Il est donc décidé d’utiliser des déboursements séquencés, afin d’améliorer la « redevabilité » de l’emprunteur auprès du prêteur4 : les prêts sont fournis par tranche, la mise en œuvre de certaines réformes

conditionnant l’accès à la tranche suivante.

La frustration au sein de la Banque sur la réduction des programmes de prêts et sur son incapacité à orienter les politiques publiques, alliée à l’urgence de la crise, semble finalement l’avoir emporté sur les considérations précédentes sur le nécessaire dialogue de long-terme avec les pays, sur la nécessaire prise en compte de leur souveraineté, ou encore sur les appels à la prudence de Stern. Pour tous, il devient décisif de renforcer le rôle de Banque en termes d’orientation des politiques publiques, et cela doit se faire grâce aux financements de la banque.

1 Ibid., p. 537.

2 F. FERREIRA et L. KEELY, « The World Bank and structural adjustment: lessons from the 1980s », art. cit., p. 171.

3 D. KAPUR, J.P. LEWIS et R.C. WEBB, The World Bank: its first half century (vol. 1): History, op. cit., p. 520. 4 Ibid., p. 536.

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Des réflexions ont lieu au sein de l’institution sur la meilleure manière de procéder, on l’a vu. Néanmoins, l’horizon des possibles ouvert dans les deux décennies précédentes se réduit : il s’agit de faire finalement plus que conseiller, en s’assurant que les réformes jugées bonnes seront mises en œuvre. La banque de développement, devenue capable de proposer des prêts hors-projets, se met au service d’une institution d’expertise qui veut que ce qu’elle sait des bonnes politiques publiques pour le développement soit appliqué par les pays en développement : les « conseils » deviennent pressants, l’institution d’expertise impose son expertise grâce à la banque financière.