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Œuvres d’Hélisenne de Crenne

2.1. Le triptyque hélisennien : une relation de « coprésence »

Les Angoysses, les Epistres et le Songe présentent des relations de coprésence. En effet, l’intertextualité se présente à travers une référence, une allusion, une citation ou un élément constitutif de la structure du récit. Nathalie Piégay-Gros estime que :

Les formes explicites d’intertextualité s’affichent dans le texte ; elles peuvent être démarquées par des signes typographique (les italiques et les guillemets pour la citation) ou par des indices sémantiques, tels le nom de l’auteur du texte convoqué, ou son titre, ou encore un nom de personnage qui renvoie clairement à une œuvre donnée.428

Le second recueil d’Hélisenne de Crenne Les epistres familières et invectives est représentatif d’un élément para-textuel unissant les trois livres. La requête de l’imprimeur souligne, d’emblée, que « ledict suppliant ait recouvert deux petites copies composées par ma dame Helisenne qui a composé les Angoisses d’Amour. En l’une desquelles copies sont contenues plusieurs epistres, tant familieres que invectives, et en l’autre est contenu ung songe, le tout composé par ladicte dame ».429 L’épistolière souligne, dans sa cinquième

Epistre invective, adressée aux habitants d’Icuoc, qu’elle est l’auteur des Angoysses et elle

cite les deux personnages principaux Guenelic et Quezinstra, devenus respectivement narrateurs intradiégétiques, dans les deuxième et tierce parties :

[…] mon livre intitulé, les Angoysses, estoit trop intelligible : et que je debvois plus occultement parler, sans ainsi faire designations des lieux. Pour certain j’entens bien ce qui te provocque à telles parolles proferer, qui n’est aultre chose qu’à l’occasion que par la lecture de mes livres, toy et les aultres tes compaignons : avez entendu que je fais commemoration des maulvais traictementz, que voz crudelitez ont faict aux magnanimes Chevaliers Guenelic et Quezinstra : je voy bien que executant voz

427 Id., p.16.

428 Nathalie Piégay-Gros, Introduction à l’Intertextualité, Paris, éd. Dunod, , 1996, p. 95.

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iniquitez, vous desireriez qu’elles fussent conservées en silence, sans qu’en fussent adverties.430

Hélisenne de Crenne destine sa douzième Epistre familiere à Quezinstra. Elle lui adresse un plaidoyer à travers lequel elle énumère ses qualités et ses mérites. Ses paroles sont teintées d’affection et de considération : « trescher amy », « amytié vertueuse », « amy fidèle », « un amy parfaict » et « amy feable »431. L’omniprésence des qualificatifs valorisants décèle le sentiment de gratitude et de reconnaissance qu’éprouve l’épistolière à l’égard de Quezinstra. Il convient de souligner que ce lien d’amitié n’a jamais été évoqué dans les Angoysses car Quezintra a essayé à tout prix de convaincre son ami Guenelic de renoncer à son périple et de vouer sa vie à l’exercice martial. Mais, il a fini par l’accompagner dans sa recherche pour lui prouver son abnégation et son dévouement.

L’affirmation de Dame Hélisenne « je participoye aux angoysseuses douleurs des miserables amants »432 renvoie manifestement au titre du premier livre Les angoysses

douloureuses qui procedent d’amours et rappelle le tourment amoureux, similaire à celui

de la narratrice du Songe. De même, la treizième Epistre familiere relève, implicitement, d’une lettre d’amour rappelant le désarroi amoureux de la protagoniste des Angoysses.

De surcroît, Dame Hélisenne évoque, à la fin du Songe, le lieu où son personnage a été séquestré : « l’iradiante lumiere de ceste claritude s’en alla occulter en une belle et spacieuse forest : de laquelle comparaison plus conveniente ne pourrois faire, que de la forest prochaine du chasteau de Cabasus »433. Ce toponyme, évoqué sept fois dans les

Angoysses, souligne le lien qu’instaure la narratrice du Songe avec le personnage

d’Hélisenne. Elle crée une sorte de continuum entre les deux livres. Le Songe de Dame

Hélisenne serait-il ainsi écrit pendant sa séquestration au château de Cabasus ?

D’un point de vue thématique, les trois livres s’entrecroisent. Dans les Angoysses, la passion amoureuse d’Hélisenne se déclenche par le biais du regard. L’héroïne observe le jouvenceau avec admiration et envoûtement. La narratrice du Songe souligne aussi l’effet que produit l’observation de l’amant sur la Dame amoureuse. Fascinée par sa beauté, elle ne peut pas s’empêcher de le contempler avec émerveillement : « jectant mon regard en circonference, à ma veue s’offrit un jeune jouvenceau, qui d’une beaulté indicible et non 

430 Id., 160/161.

431 Les Epistres familieres, p.101.

432 Le Songe, p.74.

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equiparable, resplendissoit […] qui fut cause d’inserer en mon entendement une grande admiration »434. Dans son Epistre X, envoyée à son amie Galazie, Hélisenne de Crenne dépeint non pas seulement l’effet que suscite la vue de son ami, mais elle souligne aussi que son inclination est due principalement à l’emprise de l’amour : « Il me semble que justement d’amour ne de mon amy ne me doibs plaindre : et les occasions t’exposeray, qui sont, pour ce qu’amour a faict present de mon cueur, à ung personnaige tant accomply, en excellence de formosité corporelle, que nul se retrouve à luy equiparable ».435 Force est de noter que la rencontre de deux amants se déroule aussi bien dans les Angoysses que dans le

Songe au même moment : le printemps. En témoigne la phrase introductive du Songe « En

la saison que Phoebus passant par les arcures du Zodiaque, se reduict au signe du Mouton et s’étudie de rechauffer la frigide déesse Cibelle »436

qui est analogue à celle des

Angoysses « Au temps quela déesse Cibele despouilla son glacial et gelide habit, et vestit

sa verdoyante robbe tapissée de diverses couleurs »437.

En outre, apprenant la passion concupiscente d’Hélisenne, le mari furieux devient vindicatif et cynique. Sa violence est soulignée dans les trois livres. Il est désigné allégoriquement, dans le Songe, à travers le terme « Jalousie ». L’Amant, essayant de mettre en garde la Dame amoureuse contre la cruauté de son mari, recourt à l’hyperbole : « Tu vois combien inhumainement et cruellement la severité de Jalousie envers toy s’est estendue ».438Hélisenne a subi le même sort. L’atrocité de son mari atteint son apogée, dans les Angoysses : l’époux bat atrocement sa femme « […] il me suyvit, en prenant le premier baston qu’il peult trouver […] me donna de rechief deux ou troys coups si oultrageulx, que en plusieurs lieux de mon corps la chair blanche, tendre et delicate devint noire ».439 En plus de sa brutalité physique, il emploie aussi bien dans les Angoysses que dans la deuxième Epistre invective des termes outrageants et blasphématoires pour humilier son épouse et pour accuser tout le sexe féminin.

Hélisenne est aussi tyrannisée et suppliciée par la parole diffamatoire. Enfermée dans le château de Cabasus, elle subit la traîtrise de la sœur de son mari :

Et quand je fuz conduicte en ce lieu où tu me voids, je fuz baillée en 434 Le Songe, p.49. 435 Epistres familieres, p.101. 436 Le Songe, p.47. 437 Les angoysses, p.98. 438 Le Songe, p.70. 439 Les angoysses, p.171.

garde à une dame : laquelle est seur de mon mar. Et par cela je comprins qu’il avoit de moy eu quelque compassion interieure, pour ne me vouloir faire longue espace de temps languir : car je congnoissois sa seur si perverse, que ( selon mon imagination) j’estimoye que moy estant regie et gouvernée par elle, que ma triste vie ne pourroit gueres de temps durer.440

Dans sa treizième lettre familière, l’épistolière fait à nouveau allusion à la sœur de son mari, assimilée à « Argus » auquel la déesse Héra, jalouse, avait assigné la tâche d’espionner Io : « Je crois fermement que tu auroys compassion de moy, pour me veoir en la subjection de ceste detestable personne : laquelle n’est moins vigilante que Argus »441. Dame Hélisenne l’évoque encore, dans le Songe, et la nomme « Détraction ». Son rôle consiste principalement à la surveiller et à la tyranniser :

La parente de Jalousie est survenue […] son nom propore esr detraction […] Mais pour certain, ceste infelice et mauldicte dame, est du tout insidiatrice de mon vouloir : car quand je suis en mon chasteau, elle est vigilante à me regarder, que ne fut jadis le tres cler voyant Argus à la garde de la transformée Yo. 442

En somme, Hélisenne de Crenne réfléchit, dans les trois livres, sur la condition de la femme et sur ses préventions à l’égard des hommes. Ses phrases constituent des maximes, traduisant l’infidélité et l’inconstance du sexe masculin. Elle constate, dans le

Songe, « combien est variable l’humaine virile condition, la plus part du monde d’infidélité

et dissimulation pullule ».443 Elle considère, dans sa cinquième épître familière, que les hommes « du commencement ilz sont fors doulx, et à la fin tres amers : et voyons vulgairement qu’apres qu’ilz ont de leurs dames victoire obtenue, ilz aspirent à de nouvelles conquestes, derelinquant celles qui faignoient à perpetuité vouloir aymer »444 ; et elle estime au troisième récit des Angoysses que « l’homme pour n’estre satisfaict promptement, et à son désir, il se fastidie et ennuy ».445