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Crenne : deux récits chevaleresques iniatiques

2.1. L'architecture exégétique de deux récits: entre similitude et disparité

Si la première partie des Angoysses se rapproche de la Flammette de Boccace, les seconde et troisième parties reprennent la thématique et l’ossature textuelle du Pérégrin de Caviceo. Les deux premiers livres qui élucident le tourment de Pérégrin, cherchant à tout prix la conjonction avec son objet de désir, font écho au premier récit d’Hélisenne de Crenne.

Accablé par la disparition inattendue de sa bien-aimée Genèvre, Pérégrin inaugure son récit par l’accusation de Fortune. Il cherche par le biais de l’écriture une personne qui lui prête secours et qui l’aide à tempérer la ferveur de sa passion naissante. Demandant le soutien de sa nourrice Violente, celle-ci tente en vain de le mettre en garde contre les conséquences de cette calamiteuse passion. En témoigne l’énumération qu’elle a faite, illustrant tous les dégâts et les malheurs que pourrait engendrer ce désir dans sa vie :

Amour est ung songe plein de terreur/d’erreur/de folie/temerité /inconsideration […] perdition de temps/ diminution d’honneur/ infamye de maison/indignation des parents/effusion des biens/ effrenee lascivite […] : et en la fin nul fruict nen vient135

.

Elle recourt à l’injonctif pour lui rappeler sa condition de peur qu’il souille sa renommée. Elle l’exhorte à suivre le chemin de la sagesse recommandé par Minerve en entreprenant « l’œuvre littéraire » et de délaisser le désir libidineux conçu comme un acte de puérilité :

Laisse ceste ardeur qui seullement convient a gens libidineux. Tu as ia entrepriz l’œuvre litteraire de present tu te veulx condescendre aulx actes de puerilite qui grandement repugnent a ceulx qui veulent au siege de Mynerve monter. Ces embrasmens ont acoustume sentir ceulx qui veulent de Venus/ Baccus e Ceres font leur Dieu en terre136.

Tel Pérégrin, Hélisenne n’a pas écouté les menaces de son époux et les recommandations du religieux qui lui a conseillé de résister à sa passion concupiscente. Victime des faux rapports de plusieurs détracteurs, Pérégrin est séparé de sa bien-aimée. Hélisenne subit aussi le même sort. Mais sa souffrance est plus intense que celle de Pérégrin car elle se trouve, malgré elle, obligée de supporter la violence de son époux, la traîtrise des faux rapporteurs et l’inconstance de son amant.

135 Caviceo Jacopo, Dialogue tres elegant intitule le Peregrin traictant de lhonneste et pudique amour concilie par pure et sincere vertu, op.cit, p.29.

136

Quant au troisième livre, il représente la quête de Pérégrin, cherchant sa bien-aimée dans toutes les contrées de la terre et même aux Enfers. Guenelic, accompagné de Quezinstra, parcourt, tel Pérégrin, une partie du monde et accomplit des épreuves qualifiantes propres à un chevalier pour pouvoir se réunir à nouveau avec sa Dame. La quête amoureuse et chevaleresque des deux protagonistes débouche sur la rencontre avec la femme aimée et la mort des amants. Il importe en ce sens de souligner la proximité thématique et structurale du Pérégrin et des Angoysses douloureuses qui procedent

d’amours.

Le Pérégrin s’ouvre sur une épître dédicatoire, dédiée à Lucrèce Borgia, mécène et

duchesse de Ferrare. L’auteur la sollicite pour qu’elle lise, corrige et améliore son livre avant sa publication finale : « (…) Et saucuns erreurs ou faultes y sont trouvees/ Il plaira vostre haultesse les faire corriger et amender attribuant la coulpe diceulx a mon debile scavoir et rude esperit »137. Quant à Hélisenne de Crenne, elle débute ses Angoysses par une épître dédicatoire vouée aux femmes afin de les avertir des répercussions de la passion lascive :

L’epistre dedicative de Dame Helisenne à toutes honnestes dames, leur donnant humble salut. El les enhorte par icelle à bien et honnestement aymer, en evitant toute vaine et impudicque amour138.

S’ensuivent trois récits représentatifs des circonstances de la passion adultérine sur les protagonistes Pérégrin et Hélisenne et sur leurs amants Genèvre et Guenelic. Les trois livres de Jacopo Caviceo sont racontés par « l’ombre de Pérégrin »139 ; un jeune homme de vingt-deux ans, habitant à Ferrare. Il fait la rencontre avec Genèvre, âgée de quinze ans, le premier mai, à l’église Saint-François. Genèvre est assimilée métaphoriquement à une lumière vivificatrice. Elle est « de toutes choses humaines crees vraye genitrice »140. L’auteur instaure, par le biais de l’onomastique, un lien étroit entre l’humain et le surhumain afin d’illustrer le pouvoir qu’elle exerce sur lui et qui va influencer son parcours militaire et littéraire. L’apparition de Genèvre est associée aussi à l’image de l’enfantement. Autrement dit, elle est source de vie et de résistance pour Pérégrin. L’idée de l’accouchement est employée de la même manière par Hélisenne de Crenne pour 

137

Ibid,.p.22.

138 Les Angoysses, p. 96.

139 Christine de Buzon dans son Introduction des Angoysses , op.cit., p. 35.

140 Caviceo Jacopo, Dialogue tres elegant intitule le Peregrin traictant de lhonneste et pudique amour concilie par pure et sincere vertu, op.cit, p.28.

confirmer son incapacité de vivre loin de son amant. Guenelic a en ce sens un pouvoir de résurrection et de régénérescence sur Hélisenne :

[…] mais comme une femme enceincte, est persecuté de griefves et excessives douleurs devant la naissance de l’enfant, mais incontinent qu’elle voit son fruict, la parfaicte joye et liesse ou elle est reduicte, luy faict oublier les peines precedentes: et aussi pour la suavité et doulceur intrinseque que je recepvoye du delectable regard de mon amy, me faisoit oublier tous mes travaulx et fatigues pretritz141.

La comparaison opère une analogie entre la douleur de l’accouchement et la douleur ressentie par Hélisenne, à cause de la séparation avec son objet de désir. Mais la torture physique disparaît à la naissance du nouveau-né. Cette naissance est transformatrice car elle met fin au chagrin d'Hélisenne, oubliant la violence de son époux et consignant par écrit ses tourments, afin d’être délivrée par son amant.

Plusieurs épisodes surviennent au premier récit de Jacopo Caviceo pour marquer, d’un côté, les tentatives de Pérégrin de s’approprier son objet de désir, et de l’autre, l’abstinence de Genèvre. Ceci se concrétise aussi dans les Angoysses. Hélisenne a souvent tenté de modérer la véhémence de son désir pour Guenelic en faisant preuve de fermeté et de repentir. Elle a même reproché à son amant sa nonchalance et son inconstance ; et elle l’a incité à maintes reprises à être discret pour ne pas souiller sa réputation.

Il importe de noter que le premier récit des Angoysses fourmille de passages, de bribes de phrases ou d’expressions tirés du Pérégrin de Caviceo. La compilation a permis d’élucider le rapport entre le trio : Hélisenne, l’époux et Guenelic. Autrement dit, les premiers échanges entre Guenelic et Hélisenne renvoient aux lettres anonymes envoyées par Pérégrin à Genèvre. Ces derniers échangent des lettres par l’intermédiaire de la nourrice Violente et de la servante Astanne. Ils se rencontrent aussi au temple tels Hélisenne et Guenelic. En outre, pour déclarer sa flamme, Guenelic a utilisé des formules qui rappellent celles de Pérégrin. Dans une de ses lettres, Pérégrin écrit : « te mande pour ung perpetuel mancipe et present ce que meilleur ne peult Dieu eternel conceder aux mortels qui est lame […] Car ce n’est moindre vertu le gracieux recevoir que le liberal donner ».142 Guenelic reproduit les mêmes propos : « Je vous en fais present pour ung perpetuel mancipe, vous suppliant que de tel cueur l’acceptez comme je le vous prersente :

141 Ibid, p.139.

142

et considerez que ce n’est moindre vertu le gracieux recepvoir, que le liberal donner »143

.

Se pliant à sa bien-aimée, Guenelic se présente comme un serviteur dévoué, prêt à se donner la mort pour satisfaire Hélisenne et pour lui montrer sa totale soumission : « car en vostre vouloyr consiste toute ma presente et future beatitude et felicité, ou ma perpetuelle calamité : et si à vostre bonne grace je suis accepté, ma vie en sera double et tranquille, et si aultrement vous disposez, soubdainement au vivre feray cession ».144 Les paroles de Guenelic ne sont qu’une fidèle reproduction de celles de Pérégrin : « Genèvre en ton vouloir consiste toute sa presente et future contentesse et calamite. Et se a ta bonne grace il est accepte vivera de vie heureuse. Si autrement tu disposes/ subitement au vivre fera cession ».145La même formule, employée par Pérégrin pour rassurer sa bien-aimée « O Genevre m’amye mal voulentiers te voy en ces facheux et ennuyeux termes »146

, est réutilisée par Hélisenne pour réconforter son amant craignant la réaction de son mari, qui les a observés entrain de parler ensemble : « O Guenelic, soyez certain que je suis fort marrye de vous voir en ce facheux en ennuyeux termes ».147

Tourmentée par la fausse infidélité de son amant, Genèvre l’accuse et le blasphème : « […] quant mort tu seroye, ce seroit a Dieu et au monde ung vray sacrifice pour purger la terre de semblans monstres lesquelz sont corruption de l’universel »148

. Les mêmes accusations, sont employées par le mari d’Hélisenne après avoir lu les lettres échangées entre elle et Guenelic : « Je suis deliberé de te priver de vie : et en ce je penseray meriter : car ce sera ung vray sacrifice à dieu et au monde pour purger la terre d’une creature si abhominable… »149

.

Bien que cet assemblage citationnel soit exploité sans qu’il y ait une véritable logique organisatrice, la compilation permet à Hélisenne de Crenne de repenser le rapport entre les deux sexes et d’abolir les inégalités entre eux en amour. C’est dans ce sens que les propos de Pérégrin, adressés à son amante Genèvre, sont prononcés aussi bien par Hélisenne que par son amant Guenelic. Les paroles accusatrices de Genèvre à l’égard de son amant Pérégrin sont utilisées par l’époux pour attaquer et calomnier Hélisenne.  143 Les Angoysses, p.131. 144 Id,p.175. 145 Per.,I,7,9 v°. 146 Per.,I,62,55 r°. 147 Les Angoysses, p.147. 148 Per.,II,38, 89 r°. 149 Id,p.206.

L’armature diégétique du premier livre de Jacopo Caviceo est caractérisée par la prolifération des actions confirmant l’aspect narratif du récit. Pérégrin décrit certes son chagrin dû à sa passion pour Genèvre ; mais les passages descriptifs restent minimes par rapport à l’ampleur narrative. Le texte présente, par l'intermédiaire d'un narrateur homo-diégétique, des péripéties et des rebondissements illustrant l’évolution du héros et son acheminement vers la conjonction avec son objet de désir. Quant au récit liminaire des

Angoysses, nous avons affaire à un texte descriptif, centré sur l’autoportrait du personnage

féminin et sur les effets de sa passion voluptueuse sur sa vie privée et sociale. En témoignent les monologues intérieurs, les apartés et les longs passages descriptifs explicitant son déchirement intérieur entre vertu et volupté.

Par ailleurs, les deuxième et troisième livres de Jacopo Caviceo et d’Hélisenne de Crenne se rejoignent dans la mesure où ils reposent sur la quête de la bien-aimée et précisent les circonstances de deux pèlerinages sur la vie privée, sociale, religieuse et littéraire de deux protagonistes. De plus, le texte de Jacopo Caviceo est cité, dans les deuxième et tierce parties des Angoysses, pour désigner les propos de Guenelic et de Quezinstra, pour mettre l’accent sur le rapport qu’ils entretiennent entre eux et pour dévoiler leurs visions sur l’amour, l’exercice martial et l’activité littéraire. Il serait donc intéressant d’étudier la spécificité et les caractéristiques des deux parcours.