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quêtes féminines piteuses

1.2. Flammette et Hélisenne: deux héroïnes emblématiques

Flammette et Hélisenne sont prédestinées à la souffrance et à la désolation. Elles se considèrent, d’emblée, comme deux femmes damnées, nées sous une mauvaise constellation. En témoignent les pitoyables interjections d’Hélisenne : « O qu’a juste cause, je doibs mauldire l’heure que je nasquis, las que je fuz née en maulvaise constellation. Je crois qu’il n’estoit Dieu au ciel, ne Fortune en terre pour moy » faisant

écho à celle de Flammette : « O journee mauldicte […] quand je nasquis ». (Fl., 3r°) L’idée de prédestination à la douleur et à la souffrance en amour est aussi soulignée par Flores, au premier chapitre de Grimalte y Gradissa, traduit par Maurice Scève :

[…]

Ainsi est / que ceste dame fust l’une de celles, qui an aage & valleur les aultres excedoit, par ainsi elle estant conjoincte en mariage avecques son convenable party se reputoit la plus heureuse de son temps, mais comme sont communement va riables les dispositions de fortune, elle suyvant la vergoigneuse lasçivité, & regectant l’honneur voire fourvoyee de la droicte amour de son vail lant mary avecque ung estrange homme nom- mé Pamphille fut surprinse d’amour120

.

La forme passive « fus surprinse d’amours », employée aussi bien par Flammette que par Hélisenne, illustre qu’elles vont subir, malgré elles, une fatalité et qu’elles seront suppliciées et martyrisées par un amour soudain, voué à l’échec.

De noble lignage, Flammette et Hélisenne sont instruites « en bonnes meurs et honnestes coustumes »121. Elles sont dotées d’une beauté extraordinaire et inégalée. Cependant, cette beauté semble jouer un rôle différent dans leurs vies. Flammette la cultive et l’accroît afin de provoquer le regard des jouvenceaux. Elle joue explicitement le rôle de la coquette insatiable qui cherche à se faire valoir. Le récit liminaire des Angoysses relève aussi d’une exaltation du corps féminin, magnifié et présenté dans toute sa sensualité. La beauté d’Hélisenne est décrite avec un style pompeux et emphatisant. La narratrice, homo-diégétique, dépeint avec une fierté indubitable l'admiration qu'elle suscite:

Ma personne croissoit et premier que pervinse au treiziesme ans de mon aage, j’estoye de forme elegante, et de tout si bien proportionnee, que j’excedoye toutes aultres femmes en beaulté de corps, et si j’eusse esté aussi accomplye en beaulté de visage, je m’eusse hardiement osé nommer des plus belles de France122.

L'héroïne se singularise par la beauté sublime de son corps, l’harmonie de ses détails et l’élégance de sa démarche. Ce qui l’élève au rang des divinités. Hélisenne n’a pas en ce sens besoin de s’exhiber et de s’exposer au regard comme Flammette. Elle a gagné à avoir de nombreux prétendants sans faire le moindre effort. Au vu de ce constat, la description emphatique d’Hélisenne relève implicitement non pas d’un faire-valoir mais 

120 Juan de Flores, La Deplourable fin de Flamete, op.cit, p.4.

121 Les Angoysses, p.99.

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cette beauté agit, comme l’a déjà constatée Janine Incardonna, comme un « faire-valoir d’une vertu qui resplendit d’autant plus que les tentations s’avéraient nombreuses et de qualité »123. Quant aux prétendants, ils se désistent dès le mariage de Flammette ; mais ils persistent à poursuivre et à séduire Hélisenne, malgré son mariage:

J’estoye requise de plusieurs, qui estoient ardens en mon amour, non de gens de basse condition, mais princes et grans seigneurs : ce qui fut cause d’accroistre le bruict de moy, en plusieurs et divers lieux. Et fut par ce qu’ung roy avoit de coustume de sejourner souvent une petite ville, dont n’y avoit de distance que deux lieues de la, jusques au lieu de nostre residence. E luy estant informé de moy, eut désir de me veoir, parquoy un jour vint à nostre chasteau (me pensant trouver) mais mon mary (comme prevoyant le temp futur) m’avoit faict absenter, congnoissant qu’impossible m’eust esté de resister contre ung tel personnage : mais le bruyct du pays fut tel (pour aulcun temps) que j’estoye estimée du nombre de ses amyes, puis incontinent fut sceu le contraire, tellement que resplendissoysen renommée de chasteté louable124.

Il est à noter que Juan de Flores a mis l’accent sur la beauté sublime et sans égale de Flammette. Grimalte a éprouvé de l’admiration en l’observant et a exprimé son idignation vis-à-vis de Pamphile qui a osé délaisser une femme dotée d’une beauté extraordinaire. Il a montré ceci en ces termes :

[…] congneue & estrangiere, Combien que vostre beaulte deust bien incliner, non seullement Pam phile, mais tous les hommes du monde a vous aymer, plustost que nulle autre creature, […]125

Mariées, en un jeune âge, les deux protagonistes mènent initialement une vie conjugale sereine et agréable avec leurs époux et elles parviennent au plaisir vénérien. En revanche, l’apparition de deux jouvenceaux Pamphile et Guenelic a bouleversé leurs vies. De captivantes suscitant l’admiration des prétendants, elles deviennent captives : « […] cuydant que ma jolye beauté prist et captivast les hommes, mais moymesmes fuz miserablement et follement prinse »126, « j’avoys accoustumé de prendre et captiver les hommes, et ne me faisoye que rire d’eulx : mais moymesmes miserablement, je fuz prise»127, disent respectivement Flammette et Hélisenne.

Enflammées, elles vivent un déchirement intérieur entre passion et raison, entre amour conjugal et amour extraconjugal. Hélisenne fait constamment appel à la raison pour 

123

Id, p.101.

124 Ibid.

125 Juan de Flores, La Deplourable fin de Flamete, op.cit, p.92.

126 Flammette,. 9 r°.

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résister à sa passion lascive ; mais elle n’a jamais réussi car « la sensualité demeura superieure »128 et « l’appetit desordonné avoit tout transporté [son] esprit ».129 Elle a fini par défier son époux et elle a continué ses échanges furtifs avec son amant au temple. Les regards innocents d’Hélisenne deviennent hardis et audacieux. Sa témérité est illustrée à travers son dialogue avec le religieux, qui a tenté en vain de la convaincre de délaisser le

vilain chemin et de rester chaste et pudique telle Pénélope. Flammette a fait preuve aussi

d’intrépidité :

[En] delaissant toute craincte pudique, vergongne/modestete et feminine honnestete. Et aussi [ses] yeulxqui jusques a icelluy temps usoient de simple et honneste regard furent changez et convertiz a regardz impudiques et artificielz.130

Ses discussions avec sa nourrice n’ont pas abouti. Le premier chapitre se clôt par sa soumission au désir concupiscent. L’abdication de Flammette à sa passion sensuelle se traduit déjà à travers son songe prémonitoire. En se promenant dans un espace verdoyant, elle a été mordue par une vipère. Ce songe, faisant écho à la mort d’Euridice, confirme qu’elle est aussi prédestinée au malheur et à la souffrance en amour.

La douleur des deux héroïnes s’accentue de plus en plus. Elles sombrent dans des houleuses inquiétudes et elles recourent constamment au monologue afin d’exprimer leur désarroi et leur désespérance. Les soliloques, traduisant les déplorables cogitations de Flammette, relèvent d’une double intention : ils lui permettent de parler avec son amant absent et avec elle-même. Elle s’acharne contre « Fortune » qui ne fait qu’intensifier sa douleur et son amertume. Elle interpelle constamment Pamphile et aspire aux retrouvailles. La parole donne alors naissance et corps à un interlocuteur fictif.

L’assujettissement des deux héroïnes au désir sensuel relève d’une gradation in

crescendo. L’amertume des deux héroïnes atteint son paroxysme à travers l’aspiration à la

mort. Hélisenne a tenté à maintes reprises de se suicider. Elle ne cesse pas d’interpeller la déesse Atropos pour qu’elle transporte son corps aux Enfers. Le récit est représentatif de plusieurs scènes violentes entre Hélisenne et le mari cocu qui l’a menacée de transpercer son corps avec une épée si elle ne renonce pas à sa passion libidineuse.

Flammette, apprenant le faux mariage de Pamphile, convoque les dieux pour 

128 Id,.p.105

129Ibid.

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prendre revanche contre son amant. Elle l’accuse et récuse sa duplicité. Éprouvant une douleur intense, elle perd progressivement ses forces et tente de se suicider afin de mettre fin à sa douleur. En envisageant le suicide, elle contrecarre toutes les entraves et pense à une possible délivrance. Elle recourt à l’hypotypose afin de se représenter le suicide comme un fait réel libérateur. En personnifiant la « jalousie » au chapitre IV, elle cherche à se persuader de l’innocence de Pamphile. Le dédoublement de l’héroïne traduit son ballotement entre le réel et le fictif, entre le vraisemblable et l’invraisemblable. Les discours de Flammette se nourrissent de l’imaginaire pour briser le silence et remplir l’absence. Flammette tente, en s’adressant constamment à son amant absent, de rétablir ce rapport rompu. Les reproches qu’elle adresse à Pamphile débouchent sur une seule conviction : il faut mourir pour tuer son désir qui la déchire. Mais le suicide raté l’oblige à revivre la même souffrance. Cette circularité accentue la désolation de Flammette, qui a choisi d’écrire son histoire pour échapper au mutisme en libérant cette parole prisonnière. Force est de noter que si le personnage boccacien n’a pas réussi à se suicider et a recours à l’écriture pour se consoler, Flores, lui, a donné la possibilité de se purger par l’exécution de l’acte de suicide et par la condamnation de son amant Pamphile qui, tourmenté par sa mort, a choisi de mener une vie ascétique.

La parole est synonyme d’action et les larmes sont un moyen de persuasion. La narratrice compte alors sur la solidarité et la sympathie de ses lectrices, susceptibles de comprendre sa souffrance et d’accepter son message.