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Le texte hélisennien, un intertexte «redistributif» Le triptyque hélisennien s’inspire des textes antérieurs pour en déduire des

1. La poétique du paradoxe

1.1. Le paradoxe sémantique

L’œuvre d’Hélisenne de Crenne est bâtie sur l’opposition : elle combine le Beau sensationnel et le Beau spirituel, d’un point de vue esthétique ; la passion et la raison d’un point de vue philosophique ; l’amour matrimonial et le désir illégal d’un point de vue social, et le bon chemin et le vilain chemin d’un point de vue religieux. Elle associe la jouissance de la rencontre imaginée et fantasmée aux tourments de l’absence. Les délires de l’auteur sont exprimés aussi bien par son corps que par son âme. En témoignent les isotopies de la maladie et de la souffrance physique et mentale qui ont scandé et rythmé les

Angoysses.

Le débat intérieur d’Hélisenne de Crenne est allégorisé dans le Songe par la mise en présence de deux figures mythologiques « Minerve » et « Vénus » qui s’opposent entre elles par la différence de leurs idées, comme elles se contredisent à l’intérieur d’Hélisenne. 

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La personnalité de l’auteur s’alimente de la contradiction et du doute et se développe à travers le débat intérieur. L’écriture est alors synonyme de sacrifice et de dévouement. En outre, la notion de paradoxe se concrétise clairement à travers la portée morale de l’œuvre qui semble délibérément subvertie. Les deux prologues des Angoysses manifestent deux visées différentes voire contradictoires par rapport au contenu de deux récits : sentimental et chevaleresque. Au premier récit, Hélisenne de Crenne apostrophe les nobles Dames à l’incipit et à l’excipit pour leur décrire ses souffrances et ses tourments en amour et pour les mettre en garde contre les dangers de la passion adultère. En revanche, les vertueuses Dames ont disparu au second chapitre et ont cédé la place aux « gentilz hommes modernes ». Le changement de destinataire dissimule le changement de l’entreprise de l’auteur. Hélisenne de Crenne incite ses nouveaux destinataires au « martial exercice » et exhorte les jeunes jouvenceaux à observer « les coustumes que le vray amoureux doibt avoir ». L’ambigüité s’accentue de plus en plus, à la troisième partie, dans la mesure où Hélisenne de Crenne s’adresse directement aux « nobles lecteurs ».

La seconde partie du troisième récit s’achève sur le repentir et la mort d’Hélisenne et de son amant Guenelic. Leur histoire aurait pu se terminer avec l’agonie de Guenelic. Or, Quezinstra se manifeste, dans les pages suivantes, pour raconter l’apparition de Mercure, qui descend sur terre pour transporter les âmes de deux amants au Royaume de Minos. Une nouvelle histoire se met en place afin de compromettre la portée morale de l’œuvre et de confondre histoire et fiction.

L’ « Ample narration » confirme que l’intention morale de l’œuvre est subvertie. Elle est constituée de deux volets : le premier dépeint la visite de Quezinstra au royaume de Minos, le second raconte les étapes de la production et de la publication du livre que Mercure a trouvé. Ce chapitre s’ouvre sur un banquet des dieux. La réunion des divinités est décrite de manière parodique et burlesque. La querelle de deux déesses de l’amour et de la guerre, qui cherchent à s’approprier le livre d’Hélisenne, dissimule la tentative de Dame Hélisenne de garder l’aspect composite et complexe de son œuvre. C’est cette instabilité définitoire et ce dédoublement contradictoire que l’auteur cherche à instaurer, de manière paradoxale, afin de récuser les formes traditionnelles et relativiser les concepts de morale et de vertu.

Hélisenne de Crenne use aussi de la contradiction pour qu’elle ne soit pas reconnue et identifiée. Le « je » autobiographique du premier récit des Angoysses devient

insaisissable. Il se dédouble pour être différent et multiple. Cette stratégie discursive se reproduit dans Les epistres familieres et invectives.

Toutefois, l’ambiguïté morale, caractérisant les Angoysses, apparaît aussi dans Les

epistres familieres et invectives. Hélisenne de Crenne se contredit d’une lettre à une autre.

Elle recourt, dans ses premières lettres, au conseil. En tant que lectrice, elle répond à ses correspondantes amoureuses, de manière lucide et objective. Elle cite des exemples historiques et mythologiques et elle n’évoque en aucun cas son expérience personnelle. Mais l’épistolière change très vite de posture et de ton, en racontant explicitement les tourments et les douleurs d’Hélisenne en amour. Ses révélations sont exposées de manière subjective et personnelle et ne relèvent d’aucune allusion à des figures féminines qui ont subi le même sort. Ceci illustre la volonté d’Hélisenne de Crenne de masquer sa véritable intention et de dérouter le lecteur. Cette attitude étrange se poursuit aux Epistres invectives. L’épistolière dément les accusations de son époux et clame son innocence, en confirmant que ses connaissances en matière d’amour, sont dues à la lecture et à « l’exercice littéraire ». Elle rappelle encore à son mari que l’écriture des Angoysses douloureuses qui

procedent d’amours avait pour objectif principal et ultime : l’exhortation des vertueuses

Dames à ne jamais succomber aux désirs concupiscents :

Au moins si ton yre n’estoit plus fondée, en l’appetit de me persecuter qu’en la raison, Bien desireroys, que souvent tu t'occupasses, a penser comment en plusieurs lieux de mes compositions je déteste amour illicite, & avec affectueux désir je prie les Dames de toujours le vivre pudique observer. Par ces remonstrances miennes, tout homme prudent & discret doibt croyre mon cueur estre pur et chaste. 410

Par ailleurs, si Hélisenne de Crenne continue son jeu de simulation par le recours constant au mensonge, la deuxième Epistre invective, contenant la réponse du mari, émerge pour créer un renversement de situation, en mettant à nu l’intention d’Hélisenne de Crenne. La lettre se veut certes une réponse et un commentaire de la première lettre invective de Dame Hélisenne. Mais elle dévoile encore les failles et les incohérences caractérisant la morale des Angoysses douloureuses qui procèdent d’amours. Le mari condamne ainsi Hélisenne pour sa libidineuse affection et son recours perpétuel aux « artificielz et coulorez mensonges »411. Il met en doute sa conduite et la véracité de ses propos en disant :

410 Les Epistres familieres et invectives, p.126.

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Car je te certifie que non en choses ouyes, mais en choses veues je suis credule : et quand ad ce que pour ta deffense tu proposes, mettant en avant les remonstrances que tu fais aux Dames : En tes angoisses tu ne doibs croire que ceste simulation aye tant d’efficace, qu’elle puisse tes abhominables vices latiter : car combien que tu dye que par cela tu fais indice n’estre de lubricité attaincte, pour ce que toutes femmesqui sont de luxure detides et maculées desirent de veoir toutes les aultres de semblable vie contaminer.412

La réponse du mari est riche de signification car elle montre d’un côté l’attitude dissimulatrice d’Hélisenne et de l’autre la volonté de l’auteur de mettre en cause tout un dispositif référentiel. Autrement dit, la citation des figures mythologiques et historiques n’est plus un argument solide susceptible de convaincre son interlocuteur. Il se peut que l’expérience amoureuse d’Hélisenne soit différente de celles des divinités ou des figures féminines, évoquées de manière fréquente dans le corpus hélisennien. Il est vrai que la littérature humaniste et la rhétorique classique imposent des règles d’usage rigides auxquelles l’écrivain doit se conformer pour être reconnu sur la scène intellectuelle. Mais ces références et exemples littéraires sont susceptibles aussi de dissimuler la vérité. Si le discours d’Hélisenne continue, malgré sa fausseté, c’est parce que la tradition humaniste l’exige. La simulation est l’une des composantes principales de la Mimésis. Dans cette perspective, la réponse du mari intervient pour subvertir les anciens canons qu’impose la littérature humaniste.

Hélisenne de Crenne recourt constamment aux exemples littéraires pour renforcer son argument et expliciter son dessein. Or, certaines références sont employées pour traduire un sens différent, voire contradictoire. En témoigne l’exemple de la reine de Carthage, Didon. Cette figure historique est emblématique car elle incarne la force, la faiblesse et la corruption. Hélisenne recommande à son amie Clarice, dans sa huitième épître familière, de ne pas succomber à une passion qui s'oppose à la volonté paternelle. Pour la persuader, elle emploie l’exemple de Didon. Elle lui conseille de suivre :

[…] celle a qui la magnanime constance, fut occasion de changer son nom primitif, qui estoit Helisa. Mais subsequentement appellee fut Dido, qui en langage Phénicien est interprété, et vault autant a dire comme Virago, exerçant œuvres viriles. Certainement c'estoit celle que l'adverse fortune ne pouvoit aucunement superer. […] Ceste Dido fist grande demonstrance de sa vertu […] elle estant succumbée en la calamité de tenebreuse infortune , fist apparoir la reluisence de sa magnanimité, de

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telle sorte que par elle fut construicte et edifiée la noble cité de Carthage413.

Hélisenne de Crenne glorifie Didon et elle la présente comme une veuve noble et vertueuse. Cette description élogieuse s’oppose à celle dévoilée, dans les Angoysses. Autrement dit, dans sa lettre envoyé à Guenelic, dans le premier récit des Angoysses, l’héroïne prétend vouloir suivre les vertueuses coutumes et éviter la concupiscence : « […] Et si la royne de Carthage eust persévéré d'estre constante, elle eust avec louange perpétuelle de son amy Sicheus l'umbre suyvie ». 414 Cette double image de Didon, symbolisant à la fois la force « une Virago » et la faiblesse (victime de sa passion), reflète métaphoriquement celle d’Hélisenne de Crenne. C’est, peut-être, pour cette raison qu’elle a été amenée à traduire les quatre livres de l’Énéide. En outre, la glorification et la revalorisation de la reine de Carthage, dans les Epistres, n’est pas anodine. Cherche-t-elle à montrer que l’image qu’elle nous a proposée dans la première partie des Angoysses, est partielle. Ce qui nécessite d’unifier les Angoysses et les Epistres afin de forger une vision globale sur sa persona, changeante et instable, qui se construit dans une œuvre autoréflexive, refusant de donner au « je » une définition fixe. C’est dans ce dédoublement paradoxal du discours, qu’Hélisenne de Crenne subvertit la tradition et se crée un discours personnel différent et innovant. Le corpus d’Hélisenne de Crenne n’est alors que le fruit de : « la représentation d'un « moi » qui refuse toute définition fixe, produit d'une manipulation narrative par laquelle la première personne se répète pour paradoxalement mieux s'abolir »415.