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Le texte hélisennien, un intertexte «redistributif» Le triptyque hélisennien s’inspire des textes antérieurs pour en déduire des

1. La poétique du paradoxe

1.2. Le paradoxe constructif de la Fabula

La structure des Angoysses douloureuses qui procedent d’amours témoigne d’une particularité compositionnelle et énonciative déconcertante. La bigarrure formelle de l’ensemble de l’œuvre se concrétise surtout aux deuxième et troisième parties qui se manifestent pour briser l’unité générique de l’ensemble. L’identité du narrateur change à trois reprises pour mettre en place des schémas énonciatifs différents, produisant une variation des registres (le passage du récit personnel et sentimental au récit chevaleresque) et une variété générique. C’est dans ce sens que Françoise Lavocat affirme que

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Id., p.95-96.

414 Les Angoysses, p.133.

415 Martine Debaisieux, « Subtilitez feminines » : l’art de la contradiction dans l’œuvre d’Hélisenne de Crenne, Écrits de femmes à la renaissance, Volume 27, n°2, automne 1994, p.14.

Dans Les Angoysses douloureuses le paradoxe énonciatif a pour effet de miner, ou du moins de questionner l’autorité du narrateur. L’interprétation est prise dans une oscillation sans issue, entre l’hypothèse selon laquelle tout, y compris l’auteur, est fictionnel, ou tout, y compris le personnage, est réel 416.

Le dispositif allocutoire dissimule une désarticulation délibérée du roman, qui est caractérisé par son ambivalence et sa réversibilité idéologique et structurale. Jean-Claude Margolin considère que le paradoxe devient existentiel quand « la contradiction est au cœur même du sujet de l’énonciation, du sujet qui parle à la première personne, et dont le statut historique, sociologique ou onthologique relativise, neutralise ou abolit le même contenu de l’énonciation »417

.

Cet embrouillement énonciatif se poursuit de manière paradoxale après la mort de l’auteur-narrateur fictif. La mort d’Hélisenne de Crenne narratrice, avant la fin des

Angoysses, n’a pas empêché la publication de deux œuvres ultérieures Les épîtres familières et invectives, en 1539, et Le songe, en 1540, sous le nom d’« Helisenne de

Crenne ».

En outre, le paradoxe se concrétise à travers le comportement ambivalent de l’amant et son inconstance relève de la poétique simulatrice du texte. Guenelic se présente au premier récit des Angoysses comme un personnage volage et menteur qui ne cesse de divulguer leur amour en public et de prétendre avoir assouvi son appétit vénérien. Ses gestes impudiques tourmentent Hélisenne et augmentent sa détresse. De plus, pour se justifier devant elle, il responsabilise les calomniateurs, qui lui font croire qu’Hélisenne et son mari le ridiculisent et se moquent de son amour. C’est aux deuxième et troisième récits que Guenelic se présente comme serviteur et amant fidèle, prêt à parcourir le monde pour retrouver et libérer sa bien-aimée. Sa décision de mettre fin à sa vie confirme encore la sincérité de ses sentiments envers Hélisenne.

Au vu de ce constat, le dispositif fictionnel relève de la simulation qui est ironisée par l’esthétique du paradoxe. Hélisenne de Crenne fusionne les contraires « vrai » et « faux » afin de créer une réalité différente voire multiple. Fiction et mimésis relèvent en ce sens du mensonge et de la simulation.

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Françoise Lavocat, « Mimesis, fiction, paradoxes », Methodos [En ligne], 10 | 2010, mis en ligne le 27 avril 2010, consulté le 23 février 2016, p. 38.

URL : http://methodos.revues.org/2428 ; DOI : 10.4000/methodos.2428

417 Margolin, Jean-Claude : « L’apogée de la rhétorique humaniste (1500-1536) », Histoire de la rhétorique dans l'Europe moderne. (1450-1950). Presses Universitaires de France, 1999, p. 225.

Ayant découvert « un petit paquet de soie blanche » auprès du corps d’Hélisenne, Mercure décide de le confier initialement à Pallas. Or, une querelle se déclenche entre elle et Vénus. La première pense que le récit d’Hélisenne contient des « choses belliqueuses » alors que la deuxième estime que le livre « traicte de choses amoureuses et veneriennes ». Le même débat a été repris par les mêmes divinités au Songe de Dame Hélisenne. Vénus et Minerve proposent à Dame Hélisenne et à son amant deux modes de vie opposés afin de les convaincre de les poursuivre. Jupiter intervient finalement pour stopper la dispute entre Vénus et Minerve et il ordonne à Mercure d’en prendre une copie et de la confier à un imprimeur parisien pour la publier. Ce dernier descend sur terre et confie cette mission à Quezinstra qui se charge d’achever l’histoire. Il dépeint l’apparition de Mercure qui le transporte aux Enfers. Il apperçoit les âmes de deux amants qui lui demandent de divulguer leur histoire.

Ce dispositif auto-référentiel est déconcertant voire étonnant car il nous plonge dans l’invraisemblable. Hélisenne de Crenne cherche-t-elle à repenser le statut du récit qui ménage de manière spéculaire les contradictions et les ambiguités ? La fin spectaculaire des Angoysses, nous incite à se demander si Hélisenne de Crenne est la vraie narratrice du second récit. Elle a rappellé à trois reprises, au préambule, qu’elle est l’écrivaine du voyage de Guenelic avec son ami Quezinstra. Mais qui lui a transmis le récit de son voyage et de ses travaux ? Le second récit serait-il le produit de son imagination ? Serait-il question d’une morte-vivante ?

Par ailleurs, la descente aux Enfers et les dialogues entre les différentes divinités nous transportent dans un univers onirique et invraisemblable. Ceci nous incite à repenser le statut de la fiction au XVIème siècle. Selon les théories contemporaines de la fiction, la conception de mimesis repose sur la vraisemblance et la rationalité. Or, le mot fiction provient du latin impérial fictio, « action de façonner, création », et par emploi figuré « action de feindre et son résultat ». Il dérive de fictum, supin de fingere « façonner, modeler », d’où « inventer faussement ».418 De ce point de vue, Hélisenne de Crenne cherche à mettre en cause le statut du récit, en abolissant volontiers les frontières entre l’œuvre et la vie afin de faire coexister le possible et l’impossible. Son œuvre relève en ce sens de la fabula, définie dans la Rhétorique à Herennius en ces termes :

418 Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, 2vol. Paris, Le Robert, 1992, articles « fiction », p.1422, et « feindre », p.1408.

La fable, c'est ce qui contient des choses qui ne sont ni vraies ni vraisemblables [...]. L'histoire est une chose qui s'est produite antérieurement à notre génération [...]. Le scénario (argumentum) est une chose fictive, mais qui aurait pu se faire.419

Les trois récits des Angoysses sont rassemblés non pas pour unifier l’ensemble. L’unité des Angoysses se confirme certes d’un point de vue thématique. Mais cette unité s’estompe à cause du changement du sujet de l’énonciation. Autrement dit, tout est fait pour que le personnage, l’auteur et la narratrice des Angoyses soient confondus. C’est-à-dire l’identité du personnage-auteur-narrateur se voile par le paradoxe du narrateur mort. L’agonie de l’auteur-narrateur-personnage racontée par Quezinstra et la fin fabuleuse de l’histoire de deux amants confirment ainsi le paradoxe, qui se produit par l’entrecroisement de deux conceptions de la fiction : la simulation et la fabulation.

En somme, le paradoxe trouve son paroxysme dans la dualité mort-vie. Hélisenne de Crenne opère un brouillage énonciatif qui a anéanti toute forme d’authentification et de véracité. Ballottant entre le vrai et le faux, entre la vie et la mort, l’œuvre d’Hélisenne de Crenne pose les jalons d’une écriture autofictionnelle. La fiction est alors subvertie sur le plan énonciatif, en mettant en présence des narrateurs menteurs ou morts. Elle transgresse la frontière entre la vie et la mort et le réel et le fictif afin de mettre en place un roman sentimental hétérogène et hétéroclite. C’est dans ce sens, que Jean-Philippe Beaulieu estime que :

Le paradoxe naît aussi de ce que les mondes fictionnels renaissants, construits par une mosaïque de textes, se feignent comme des mondes actuels au moyen d’une circularité de la référence. La réécriture produit une importante dimension auto-réflexive qui rend improbable leur prétendue factualité420.

De plus, Jean-Philippe Beaulieu considère que le paradoxe du narrateur mort empêche de discerner l’identité de l’auteur. Autrement dit, la distinction entre le monde des livres et celui de la réalité devient complexe. C’est pourquoi, plusieurs auteurs tels Rabelais, Guillaume Des Autels prennent « le contrepied d’une poétique de la feinte, dénonce[nt] le mensonge de la fiction par une exhibition flamboyante d’impossibilités qui en démontre aussi les pouvoirs »421. L’emploi de la mimésis repose ainsi sur une

419 Rhétorique à Herennius, I, 13, G. Achard éd. Paris, Les Belles Lettres, 1989. Cicéron, dans le De Inventione (I, 27sq.), Quintilien (II, iv, 2).

420 Jean-Philippe Beaulieu, Lettre de femme, voix d’homme ? Jeux identitaires et effets de travestissement dans la treizième épître familière d’Hélisenne de Crenne, article numéro 84, Verano 2007, p.39, version numérique consultée le 4 avril 2016.

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simulation ironisée par le paradoxe. La mimésis se veut alors poein car elle permet la création des mondes divergents et multiples et la fiction, en se rattachant au mensonge, fusionne le vraisemblable et l’invraisemblable pour mettre en place une identité auctoriale plurielle, échappant à toute forme de classification. Dans le Songe, l’émoi intérieur de Dame Hélisenne se traduit non pas seulement à travers les deux entités abstraites « Sensualité » et « Raison », mais aussi à travers son double « Dame amoureuse », qui se dédouble et se transforme elle-aussi en « Dame reduicte ». En outre, si Les angoysses

douloureuses qui procedent d’amours se donnent à lire comme un roman composite et

bigarré, Le Songe de Dame Hélisenne parviendra-t-il à unifier le triptyque hélisennien et à en clarifier le sens ?

Interroger les Angoysses, les Epistres et le Songe simultanément semble indispensable pour pouvoir comprendre et expliquer les ambiguïtés qui caractérisent la dynamique discursive et narrative des Angoysses. En effet, la visée d’Hélisenne de Crenne se développe et se concrétise progressivement par le passage d’un texte à un autre. C’est ce cheminement graduel, qui assure cette unité textuelle et qui permet l’édification d’un ensemble homogène et varié.