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La pratique du genre familier dans les Epistres d'Hélisenne de Crenne et du DE Conscribendis epistolis d'Érasme

Crenne : deux récits chevaleresques iniatiques

3. Les sources des Epistres familieres et invectives d'Hélisenne de Crenne

3.2. La pratique du genre familier dans les Epistres d'Hélisenne de Crenne et du DE Conscribendis epistolis d'Érasme

Érasme prône une nouvelle forme d’écriture épistolaire, centrée sur la liberté d’expression et de pensée, et il établit une nouvelle rhétorique favorisant l’intériorisation du « je » épistolier. Il estime que l’infinie variété d’une lettre tient principalement de la multiplicité des sujets abordés, qui échappent à toute tentative de classification et de systématisation. De ce point de vue, son traité Opus de conscribendis epistolis193 témoigne d’une rigoureuse réflexion sur l’épistolarité et sur l’art de la composition d’une lettre. Il s’agit d’un genre naturel et spontané. Mais l’épistolier doit respecter les règles et les exigences de l’apte dicere. Érasme cite les trois registres judiciaire, délibératif et démonstratif, auxquels il ajoute un quatrième genre : la lettre familière.194

- Le genre suasoire ou délibératif contient l’encouragement (exhortatoria), le découragement (dehortatoria), la persuasion (suasoria), la dissuasion (dissuasoria), la consolation (consolatoria), la demande (petitoria), la recommandation

(commendatitia), le conseil (monitoria) et l’amitié et l’amour (amatoria).

- Le genre judiciaire relève de l’accusation (criminatoria), de la plainte (expostulatoria), de l’apologie (purgatio), du reproche (exprobratio), des invectives (inuectiua) et de l’appel à la pitié (deprecatoria).

- Le genre démonstratif ou épidictique s’exerce dans les fêtes publiques pour louer ou blâmer les individus selon les valeurs et les croyances de la société.

- Le genre familier présente les lettres d’information (nunciatio), d’instructions

(mandatoria), d’éloge à un inférieur (collaudatoria), de remerciements (gratiarum), de

lamentation (lamentatoria), de félicitations (gratulatoria), humoristique (jocosa), de conciliation (conciliatoria), d’éloge (laudatoria), d’obligeance (officiosa), et de

193 Jacques Chomarat Grammaire et rhétorique chez Érasme II, p. 1004, précise que l’ Opus de conscribendis epistolis paraît en août 1522, chez Froben, à Bâle. Le texte a été réedité à Leyde au XVIIIe siècle à Amsterdam en 1971).

194

discussion (disputatoria).

Érasme établit une nette distinction entre la lettre en général de la lettre familière : la première est caractérisée par la variété de son style et par la diversité des sujets qu’elle aborde ; la deuxième est destinée, par contre, à un proche avec qui l’épistolier doit éviter le style solennel ou grandiloquent. Jacques Chomarat affirme que la lettre d’Érasme se définit comme un dialogue ou une conversation car « l’essence de la lettre par l’élocution est du côté de la conversation : c’est la lettre familière qui est la vraie lettre »195. De ce point de vue, la lettre familière est composée dans un style concis, simple et correct et dans un langage, à la fois, ordinaire et soigné :

C’est une lourde erreur d’utiliser en composant des lettres une sorte de grandiloquence théâtrale […] et d’y déployer toutes les ressources de son esprit […] de rechercher la splendeur et la gloire de l’abondance et de l’ostentation là où elles sont le moins utiles. Car le style épistolaire doit être simple et un peu négligé. 196

Pierre Fabri, dans sa définition de la lettre, évoque le style familier qu’il qualifie d’ « agréable »197

. Il estime que le meilleur style est celui qui opte pour la simplicité et la plasticité au niveau du contenu et de l’expression : « Et soyez certains que le plus beau langaige qui soit cest le commun et familier qui nest de hautlz termes trop scabreux et escumez du latin, ou de bas termes barbares, ou ne sont cogneuz que en ung lieu ».198 Il est à préciser que si Érasme ajoute le genre familier, c’est parce qu’il cherche, dans la transparence discursive et la spontanéité langagière, à donner à l’épistolier plus de liberté pour s’individualiser et se singulariser. L’enjeu d’Érasme est explicité par Luc Vaillancourt en ces termes : « La lettre familière constitue pour lui l’aire d’exercice privilégié d’un

éthos qui rêve de transparence, d’un style qui serait l’expression de l’ingenium propre à

l’épistolier »199

. C’est pourquoi, la lettre familière relève d’une manière de s’écrire à la fois souple et élégante. Autrement dit, l’éthos familier doit adopter un style d’écriture simple, sincère et convivial afin de créer un lien de proximité et de sympathie avec le destinataire. Ceci permet au « sujet écrivant de s’exhiber par le style et de se situer par rapport à une

195 Ibid., p.1026.

196

Ibid., p.1026.

197 Pierre lefèvre (Fabri) , Le Grant et vray art de pleine rhetorique, Rouen, Thomas Rayer, 1521, LXXI.

198 Ibid,.

199 Luc Vaillancourt, La lettre familière au XVI' siècle : rhétorique humaniste de l'épistolaire, ouvr. cité, p. 162.

certaine élite sociale »200.

Luc Vaillancourt estime qu’Érasme a pu, grâce à l’ajout du registre familier, poser « en idéal épistolaire la naturalisation de l’art, c’est-à-dire qu’il y voit l’occasion pour l’épistolier de se montrer pleinement soi-même en accommodant son style à sa manière d’être »201

. En ce sens, le paradigme « familier » ne désigne plus le type des correspondants, auxquels les lettres sont dédiées, ou une topique bien déterminée par l’épistolier. Le genre familier traduit désormais une manière de s'exprimer. Il relève plus d’un ton, celui de la familiarité, que d’un type de destinataire qui est familier.

En revanche, cette variété ne serait perceptible si l’apprenant ne s’exerce pas à l’écriture épistolaire. Ecrire une lettre exige à la fois l’appropriation d’une technique et la maîtrise de l’art épistolaire. En ce sens, l’épistolographie relève d’une pratique qui s’enseigne et s’apprend. Érasme consacre soixante-six chapitres pour l’apprentissage de la pratique épistolaire. Il estime que l’imitation est une étape importante et charnière pour écrire une lettre. L’épistolier s’inspire, au début, des Anciens comme Ovide et Cicéron pour maîtriser l’art de la composition d’une lettre. Ensuite, il doit extérioriser son moi le plus intime et le plus profond par le biais de l’écriture. La lettre devient le miroir de son âme et le reflet de son caractère. Elle est son imago cordis202 car elle témoigne d’une belle concordance entre le style qu’il a adopté, la matière qu’il a utilisée et son tempérament. Ceci assure une meilleure représentation de la persona épistolaire dans un style traduisant à la fois la rigueur et la transparence.

Au vu de ce constat, l’épistolographie constitue une étape charnière et incontournable dans la pédagogie humaniste. La lettre renaissante est un exercice rhétorique fondamental pour que l’épistolier confirme son pouvoir de conviction vis-à-vis de son correspondant. L’ouvrage de Jean Louis Vivès De conscribendis epistolis (1536)203

, destiné principalement aux épistoliers expérimentés, illustre aussi le fait que la simplicité est la principale caractéristique de l’écriture épistolaire et refuse que le style d’une lettre 

200 Ibid., p. 186.

201Ibid,.

202 Ibid., p.161.

203 Luc Vaillancourt affirme que le De conscribendis epistolis de Jean Louis Vivès est paru pour la première fois à Bâle, chez Balthasar Lasius et Thomas Platter, sous le titre Libellus vere aureus ; et il souligne qu’il est associé à la Formula d’Érasme (Luc Vaillancourt, La lettre familière au XVI' siècle : rhétorique humaniste de l'épistolaire,p.155). Jacques Chomarat précise que les publications d’Érasme sur l’art épitolaire contiennent une formula, un libellus, un opus et un compendium. (Jacques Chomarat, Grammaire et rhétorique chez Érasme II, op.cit., p.1003).

s’élève au-delà de son aspect naturel. Il distingue en ce sens le genre épistolaire de l’oratio écrite ou du traité. La lettre se rattache ainsi, par son aspect informel, à la conversation. L’émergence du genre familier permet d’extérioriser le caractère du locuteur, dans un souci de transparence et rompt avec le caractère conventionnel de l’orateur. Ce qui relève d’une tentative de conceptualisation de la conversation et d’une volonté de s’individualiser par l’écrit.

Hélisenne de Crenne s’inspire de la théorie érasmienne car ses Epîtres relèvent d’un processus de construction et d’autoreprésentation. Ce parcours qu’entame la persona va de pair avec la typologie des genres ou des registres recommandés par Érasme. En effet, Les

epistres familieres I à IX relèvent de la persuasion (Epistre I), de l’information (Epistre II),

de la consolation (Les Epistres III, IV, VI et VII) et du conseil (Les Epistres V, VIII et IX). Hélisenne de Crenne use des propos moralisateurs et incite ses amies à se soumettre aux règles qu’impose la vie sociale, religieuse et familiale sous l'Ancien Régime. Quant aux

Epistres familieres X à XIII, elles reposent principalement sur l’information, hormis

l’Epistre XIII, qui se veut implicitement, par son aspect herméneutique, une lettre d’amour. L’épistolière chemine dans ces lettres vers la confession amoureuse et l’analyse de la passion adultérine. Ceci renvoie explicitement aux Angoysses douloureuses qui procedent

d’amours. De ce point de vue, l’épistolière distingue dans ses Epistres deux univers : un

univers masculin qui se concrétise à travers la dimension didactique et stoïcienne, que véhiculent les epistres familieres I à IX ; et un monde féminin qui se dévoile à travers la description des tourments et des vicissitudes que procure la passion lascive et voluptueuse (dans les Epistres familieres X À XIII). Ce parallélisme montre ainsi que l’épistotlière pratique et expérimente les deux formes d’épistolarité masculine et féminine.

Toutefois, en suivant la typologie érasmienne des genres épistolaires, nous pouvons confirmer que la seconde épître, adressée à un proche parent, appartient au genre familier érasmien. Elle relève de la nunciatio et s’inscrit dans le sous-genre familier de la lettre d’information. Selon Érasme, la lettre d’information repose sur la narration des évènements privés ou publiques. Elle est caractérisée par sa simplicité et sa transparence et elle pourrait inclure des félicitations (gratulatoria) qui se rapportent au sous-genre familier de la lettre d’information ou de consolation (consolatoria) qui relève du sous-genre suasoire.

invitation et assister au mariage de sa fille car elle doit rester au chevet de sa mère « succombée en une insidieuse infirmité qui tant l’a agitée et persecutée qu’ [elle a esté] destituez de l’esperance de son salut »204. À la fin de l’épître, Hélisenne annonce une seconde nouvelle en promettant au destinataire d’assister au baptême du nouveau-né.

Les huit autres lettres familières constituent des épîtres suasoires. La première épître relève du sous-genre délibératif de la lettre de persuasion. Hélisenne de Crenne recourt à l’argumentation pour persuader l’abbesse de sa sainte coutume et de sa grande félicité. Elle renvoie aussi au sous-genre familier de la lettre d’éloge grâce à l’énumération apologétique des qualités de l’abbesse et des religieuses. Les épîtres III, IV, VI et VII, quant à elles, s'insèrent dans le sous-genre délibératif de la lettre de consolation. La troisième épître familière, envoyée à une cousine, relève explicitement de la consolation. Elle consiste selon Érasme à s’identifier à la douleur de son destinataire, en prenant sur soi sa peine et son désespoir. Elle exprime de manière tangible sa sympathie et sa compassion pour le malheur subi:

Mais je te prie, que ne veuille ymaginer, que ceste mienne epistre te soit dirigée, pource que je pretend de te mienne epistre te soit dirigée, pource que je pretend de te satisfaire avec encre et papier. Car je te prometz qu’aussitost que la faculté me sera concedée, n’y aura faulte, que vers toy ne me transmigre. Car si ainsi ne le faisois, je ne manifesteroye parfaicte, l’amytié que je te porte : Pource que la personne qui console avec escript, pouvant donner confort avec sa presence, se declaire avoir esté amy stimulé, au precedent, et preste matiere qu’on le tienne pour soubsonneux ennemy au temps futur205.

La quatrième épître familière témoigne aussi de la sympathie d’Hélisenne et de son apitoiement à l’égard de son destinataire Cornelio, expulsé de la cour du prince. Elle recourt à la consolation, en partageant avec son interlocuteur sa douleur : « Apres que tes anxitez, m’ont esté par tes lettres publiées, ce me donne occasion de grandement me contrister : car considerant ton affliction, je suis de tes peines participante »206.

Cependant, Hélisenne déroge rapidement au précepte érasmien en soulignant que son amertume est plus intense que celle de son destinataire. Elle clôt aussi son épître par le recours au conseil au lieu d’une consolation amicale :

204 Les Epistres familieres, p.68.

205 Id,. p.74

206

Si bien tu recogite toutes ces choses, Je suis certain, que tu te desisteras de ceste inicque et damnable determination, et en te rendant facile à recepvoir utile conseil laissera, la vengeance à celluy, qui à chascun est juste retributeur, auquel je supplie te vouloir ceste belle vertu de patience conceder207.

L’épître familière VI, envoyée à Meliadus qui a perdu sa fortune, se donne à lire aussi comme une lettre de consolation. Elle s’inscrit aussi dans le sous-genre judiciaire de la lettre d'appel à la pitié car l’épistolière justifie d’emblée son absence et explique à son destinataire la raison de sa négligence :

Si, selon ton jugement, tu me repute negligente de te faire diriger quelque escript qui soit apte, à t'impartir quelque consolation, de ceste ymagination tienne, je m'en contriste, pource que la faulte à moy ne se doibt attribuer. Car n'estant advertye, de l'anxieuse infortune, qui t'est intervenue, plus tost à l'ignorance, qu'a moy, tu t'en doibs prendre208.

L'épistolière console son destinataire et lui conseille de prier Dieu afin d’atténuer sa douleur : « si ainsi le faiz, une consolation inestimable te surviendra». La sixième épître se rattache aussi au sous-genre délibératif de la lettre d'encouragement. L’exhortatoria se concrétise grâce à la métaphore de navigation : « mais au contraire, fault que par magnanime couraige, desplie les voiles : avecques les rames de saige discretion t'efforcant de naviguer aux undes de meurs vertueuses ». L’épistolière encourage son destinataire et l’incite à persister et à persévérer afin de surmonter sa peine.

Les épîtres V, VIII et IX se rapportent au sous-genre délibératif : la lettre de conseils, monitoria. L’épistolière exhorte en effet ses amies Galasie et Clarice à suivre une morale stoïcienne fondée sur le respect des normes familiales et de la volonté paternelle. La monitoria consiste, selon Érasme, à adopter une démarche persuasive bien déterminée. L’épistolier doit donner à son destinataire des conseils de manière habile, en évitant de le vexer et en établissant au même temps une certaine autorité et ce, dans une langue relevée et recherchée.

L’hybridité épistolaire caractérisant les Epistres familieres d’Hélisenne de Crenne confirme qu’elle a cherché à mettre en pratique le traité d’Érasme De conscribendis

epistolis. Mais l’infinie variété de ses Epistres l’écarte de la typologie érasmienne de la

lettre familière. Hélisenne de Crenne a appliqué certes les règles d’épistolarité préconisées par Érasme : elle a écrit des lettres de consolation, d’information, de conseils, 

207 Id., p.76.

208

d’exhortation…Ces épîtres sont censées être réelles et véridiques. Mais Hélisenne de Crenne les a écrites et exploitées dans le cadre d’une épistolarité fictionnelle. L’épistolière a déjà proclamé dans son Préambule que son entreprise consiste à « propiner quelque recreation aux lecteurs, veu la diversité des propos en icelles redigez »209.

En outre, Hélisenne de Crenne recourt constamment aux commentaires et elle résume le contenu de lettres antérieures telle la neuvième épître envoyée à Clarice : « Tu me narre qu’avec persistante stimulation, ton père te presse pour te rendre facile à obtemperer à son vouloir… »210

. Cette stratégie discursive se rattachant au genre romanesque, est déconseillée par Érasme. Il interdit de résumer la matière énoncée dans les épîtres antérieures. En outre, dans sa dixième épître, l’épistolière délaisse l’échange épistolaire et se livre à la plainte et à l’élégie pour exprimer son désarroi : « O bon espoir des craintifz, consolatif refuge, ne me vueilles abandonner : Car sans ta faveur ne pouroys tolerer les anxietez qui journellement me surviennent, en telle peine a esté long temps: et est encores ma debile vie »211.

La correspondance épistolaire se transforme en un soliloque, qui se donne à lire comme un procédé narratif. En outre, dans ses lettres de consolation, Hélisenne de Crenne déroge aux règles préconisées par Érasme car elle achève ses lettres de consolation par le recours aux conseils alors qu’elle doit clore ses épîtres par une consolation amicale. Au vu de ce constat, l’épistolière a appliqué le concept érasmien de varietas dans son écriture épistolaire. L’infinie variété du style épistolaire s’illustre à travers la multiplicité des genres, la diversité du style et la variété des destinataires. En outre, les lettres familières traduisent l’évolution de la persona de l’épistolière. Les epistres familieres illustrent ainsi le cheminement de l’épistolière de la sagesse, la sympathie et la bienveillance à l’égard de ses destinataires (les épîtres I à IX) à la franchise et à la témérité dans l’analyse des tourments de la passion voluptueuse (les épîtres X à XIII). Hélisenne de Crenne s’inspire de la théorie érasmienne car ses epistes familieres relèvent d’un processus de construction et d’autoreprésentation. La persona de l’épistolière se construit et évolue par et à travers le discours. Ce processus se confirme et se développe dans la deuxième partie : les Epistres

invectives. Le second volet illustre l’intrusion d’une voix féminine puissante qui a su

confirmer sa sapientia et lutter contre la misogynie masculine.

209 Les epistres familieres et invectives, op.cit., p.45.

210Id., p. 97.

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3.3. Les Epistes invectives de Dame Hélisenne et le De