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madame Helisenne: des récits allégorisés emboîtés

4.2. L’exégèse allégorique dans les Songes d'Hélisenne de Crenne et de Guillaume de Lorris

En ce sens, notre réflexion portera également sur les similitudes et les dissimilitudes entre Le Songe de Madame Hélisenne et le songe dépeint par Guillaume de Lorris. Nous focaliserons notre intérêt sur la dynamique narrative caractérisant les deux récits et relevant manifestement de deux quêtes amoureuses initiatiques.

4.2. L’exégèse allégorique dans les Songes d'Hélisenne de Crenne et de Guillaume de Lorris

Le Roman de la rose est un long poème écrit au XIIIe siècle par deux auteurs

consécutifs : il est commencé par Guillaume de Lorris (vers 1230) et achevé par Jean de Meun (quarante ans plus tard). Si le premier se manifeste sous les traits d’un amant songeur, le deuxième se présente comme commentateur du Songe. Jean de Meun « abandonne sans préavis la sente régulière de la progression narrative pour laisser place à des concentrés d’érudition ».289

Il quitte les abords de la fin’amor pour ancrer le récit de Guillaume de Lorris dans la réalité. (Le mari, agacé par l’inconduite de son épouse, utilise des propos hostiles et misogynes pour l’accuser et se plaint et honnit le mariage transformant le foyer en un véritable enfer).

Notre étude portera principalement sur le premier volet. Il s’agit ainsi d’un songe allégorique représentatif de la conquête de la Rose, emblème de la bien-aimée. La quête de la Rose est une métaphore filée sur laquelle est bâti le texte de Guillaume de Lorris. La présence de la Dame aimée est en effet incontournable pour assurer la continuité de la trame narrative et pour donner aboutissement à la quête de l’amant :

La matire en est bone e nueve

288Hélène Tesnière, « Arts d’aimer, art d’écrire, art d’interpréter », dans Nathalie Coilly et Marie-Hélène Tesnière, Le Roman de la rose : l’art d’aimer au Moyen Âge, Paris, BNF, 2012. p.43.

289 Nathalie Coilly et Marie-Hélène Tesnière, Le Roman de la rose : l’art d’aimer au Moyen Âge, BNF, 2012, Belgique.p.43.

Or doint Deus qu’en gre le reçueve Cele por cui je l’ai empris

C’est cele qui tant a de pris E tant est dinë d’estree armee Qu’el doit estre Rose clamée. 290

L’aventure du héros commence au prologue. Le narrateur fait un rêve prémonitoire et accède à un monde imaginaire. L’opposition entre « couvertement » et « apertement » est marquée, d’emblée, au Prologue pour confirmer la dualité voilement et dévoilement, caractérisant le texte. Ce parallélisme est un des motifs formels et typiques de l’allégorie. Cette pratique binaire de l’allégorie se concrétise aussi au cœur du texte et est décelée par le recours à la métaphorisation. La représentation de la Rose offre au texte sa dimension métaphorique. La Rose constitue l’objet de la quête amoureuse et elle se trouve, symboliquement, entre deux univers. Il s’agit d’un côté d’un extérieur immobile, hideux et hostile, marqué par la présence des figures malsaines peintes sur le mur du verger et traduisant les vices (Vilenie, Félonie, Haine, Convoitise, Envie, Tristesse, Vieillesse…) ; et de l’autre un intérieur représentatif des figures allégorique traduisant la vertu (Oiseuse, Courtoisie, Déduit, Doux regard, Beauté, Richesse, Franchisse,…). Cette opposition dissimule aussi le statut du héros qui oscille entre rapprochement et éloignement de l’objet de désir.

En somme, Guillaume de Lorris met en présence un cadre fictif où le songeur rencontre plusieurs figures allégoriques, qui interagissent avec lui pour le soutenir (Amour, Bel-Accueil, Franchise, Déduit, Pitié…) ou pour l’empêcher de cueillir la Rose (Faux-semblant, Jalousie, Dangier, Male-Bouche…). Ce parcours initiatique qu’entame le héros lui a permis de découvrir l’amour dans son sens le plus profond, en affrontant différents épisodes et digressions qui l’ont empêché de s’emparer de son objet de désir.

De même, le Songe de madame Helisenne est représentatif d’un univers onirique. Endormie, elle observe et décrit un espace, imaginaire et mouvant, caractérisé par l’omniprésence des divinités en pleine euphorie et action. En revanche, si le Songe de Guillaume de Lorris met en présence un « je » lyrique racontant sa propre quête de l’objet de désir et son évolution tout au long des épisodes, Hélisenne de Crenne utilise plusieurs instances pour raconter et commenter sa vision. À l’instance éditoriale (le nom de l’auteur) s’ajoute le « je » de la narratrice qui transcrit le songe et le « je » de l’héroïne qui agit dans le rêve. Cette pluralité énonciative permet à Hélisenne de Crenne d’être simultanément 

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témoin, personnage agissant et critique. Autrement dit, d’observatrice, Hélisenne devient un actant qui participe aux dialogues avec l’amant et les différentes figures allégoriques. En témoigne la formule « interlocution de la Dame Hélisenne ».

La structure textuelle du Songe est tripartite. Le récit met en présence trois volets permettant de confronter des points de vue divergents sur la dualité entre amour charnel et amour spirituel et sur les rapports égalitaires entre les deux sexes. L’Amant et la Dame amoureuse échangent, dans le premier volet, et tentent de trouver les moyens qui leur permettent de parvenir au plaisir vénérien. L’héroïne confie à son Amant sa décision d’abandonner son époux afin de pouvoir satisfaire son désir, mais ce dernier a refusé de peur de la vengeance du mari jaloux et il lui a proposé de se contenter de l’échange des lettres. La confrontation de deux amants a entraîné l’apparition de trois divinités : Vénus, Cupidon et Pallas-Minerve. Vénus, touchée par les pleurs et les soupirs de la Dame, recommande à l’Amant de résister à toutes les contraintes et de défendre son amour. Or, Minerve-Pallas surgit pour inviter l’Amant à ne pas écouter les propos de Vénus et à quitter les lieux en sa compagnie.

Le deuxième volet du Songe relève manifestement d’un débat cuisant entre Minerve-Pallas et Vénus. Elles tentent chacune de convaincre l’Amant d’accomplir ses préceptes. D’un côté, Minerve-Pallas l’exhorte à ne pas écouter la « deceptive et frauduleuse [Vénus] avec son artificielle eloquence »291 et de résister à sa passion lascive en faisant recours à la raison car : « tu es homme d’assez grand entendement remply, pour remettre ceste anxieuse fatigue. Et si par fantaisie en amour tu es entré, par sapience, tu en peulx yssir »,292 dit-elle ; et de l’autre, Vénus l’incite à résister aux paroles persuasives de « l’audacieuse Bellone »293 qui sont « contraires à la propre inclination naturelle des jeunes gens de [son] aage »294 et elle lui propose non pas seulement son soutien, mais aussi le soutien de son fils Cupidon et de son ami Mars.

Par ailleurs, l’apparition de Cupidon a provoqué un renversement de situation. Suite à la demande de sa mère, il décoche une première flèche pour que le jeune homme, indifférent initialement aux pleurs de sa Dame, soit amoureux et lance une deuxième flèche

291Le Songe de madame Helisenne, p.89.

292 Id., p.90.

293 Id., p.87.

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qui transformera l’amour de la Dame en haine et dédain.

Dans le troisième volet, la Dame rejette son Amant, qui a disparu de la scène. Des nouveaux personnages entrent en jeu. Un dialogue entre Sensualité et Raison se met en place. La narratrice apparaît aussi sur scène pour converser avec Raison et lui demander pourquoi le « sexe viril » est supérieur au « sexe muliebre ».295 Ainsi, si l’Amant, influencé par les discours de Vénus et Pallas, obéit successivement à leurs injonctions, avant d’être captivé par les flèches de Cupidon, la Dame amoureuse demeure ferme devant les recommandations de la déesse Vénus, les reproches de Pallas-Minerve et les implorations de l’amant. Seul le discours persuasif de Raison l’influence et exerce un pouvoir sur elle. Le dernier volet laisse apparaître progressivement des entités abstraites traduisant la vertu telles Chasteté, Honneur, Charité, Humilité, Diligence, Abstinence, Vérité et Paix. De plus, ces personnages se manifestent pour s’opposer à d’autres figures allégoriques présentées au début du récit et qui ont constitué des obstacles empêchant l’évolution de l’héroïne comme Rapport, Honte et Sensualité. Ces figures allégoriques, personnifiant les valeurs morales, interviennent pour marquer l’aboutissement de la conversation entre la Dame amoureuse et Raison. L’héroïne se sent finalement soulagée, en ayant accès à la vérité et en résistant à toutes les calomnies, dont elle était victime. Elle entame donc un itinéraire initiatique comparable à celui de Guillaume de Lorris en passant de la quête de l’objet de désir à une quête spirituelle, qui lui a permis de se ressaisir et de confirmer qu’elle est capable d’être raisonnable et intellectuelle, tels les hommes.

Par ailleurs, l’acheminement de Guillaume de Lorris vers la connaissance se réalise progressivement. L’armature générale relève de trois phases : la découverte de la Rose, les tentatives de s’en approcher et le baiser. L’épisode de Narcisse constitue un épisode important dans le déchiffrement de la « senefiance » du Roman de la Rose. Se trouvant dans le jardin Déduit, un espace paradisiaque animé, il aperçoit dans la fontaine de Narcisse un buisson de rose entouré d’une haie protectrice (orties, ronces et chardons) empêchant l’amant de parvenir à son appétit vénérien. Envoûté par un bouton, il s'approche pour le cueillir. Il subit, tel Narcisse, le même sort : il est victime du « mireors perilleus » (vers 1571). En voyant son reflet dans l’eau de la fontaine, Narcisse en est séduit et tombe amoureux.

La connaissance de soi est étroitement liée à la mort. L’histoire de Narcisse sert 

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“d’exemplum” contre la vanité et l’orgueil. Or, le songeur de Guillaume de Lorris ne se rend pas compte qu’il s’agit de son reflet. Limpide, l’eau ne donne pas à voir à l’amant son ombre, mais elle lui permet de percevoir deux pierres de cristal reposant au sein de la fontaine. Les deux cristaux se présentent comme un miroir convexe voire magique, permettant de voir le jardin dans son intégralité et dans tous ses petits détails. Le miroir reflète en ce sens non pas le visage de celui qui s’y regarde mais l’objet de son désir : le bouton de la Rose. L’amant est contraint à affronter des obstacles de plus en plus difficiles pour s’emparer de son objet de désir jusqu'à l’édification du château de Jalousie.

Le trajet de la quête de l’objet de désir est interrompu par plusieurs obstacles. La Rose, elle-même, se dévoile et se retire constamment. Le narrateur est obligé de poursuivre un objet lointain en poursuivant son image. Il est attrapé par le piège du miroir. La quête de la « Rose » est alors compromise car l’Amant est invité à distinguer le paraître de l'être à la fin du Roman de la Rose.

L’approche du bouton de la rose se fait aussi progressivement. L’amant a reçu cinq flèches décochées par Amour. Le chiffre cinq est significatif car il renvoie symboliquement au rapport charnel et aux cinq étapes de la théorie des quinque lineae amoris : le regard, le baiser, le parler, l’attouchement et le don de mercy. Les cinq degrés en Amours ont été déjà cités par la servante d’Hélisenne, à la fin du premier récit des Angoysses, pour l’inciter à transcrire par écrit ses peines, afin que son amant Guenelic vienne la délivrer296.Le narrateur découvre ensuite le bouton de rose et distingue la fleur par son odeur. Il recourt à la synecdoque pour décrire la Rose et la différencier des autres fleurs par sa beauté, son parfum et sa douceur :

D’antre les botons e eslui Un si tres bel ; envers celui Nus des autres riens de ne prisié Puis que je l’oi bien avisié, Car une colors l’enlumine Qui est si merveilleuse et fine Come nature la pot plus faire. […] La souautume qui en ist

Toute la place replenist […]. (Vers 1652-1667) 297

Il importe de noter que Bel-Accueil est un personnage adjuvant. Il ne cesse d’encourager l’amant qui a réussi à se rapprocher du bouton. Mais il a été attaqué par les 

296 Les Angoysses, p.214.

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gardiens de la Rose. Bel-Accueil intervient à nouveau et lui donne une feuille verte prise près de la fleur pour l’enhardir. Le soutien de Bel-Accueil n’a pas duré longtemps. Un nouveau personnage opposant Dangier émerge pour empêcher l’amant de toucher la Rose. Le héros est invité à attendre une nouvelle occasion pour s’emparer de son objet de désir. Cette attente est inévitable pour le héros afin de prouver sa maturité en matière d’amour. La marche vers le bouton est encore suspendue par deux autres personnages : Raison et Ami.

Désespéré, l’amant essaie de convaincre Dangier de lui permettre de se rapprocher de la fleur. Attendri, le personnage l’a autorisé à se rapprocher mais à distance. Franchise et Pitié essaient encore de convaincre Bel Accueil auquel l’amant demande de prendre un baiser :

Sire, fis je, sachiez de voir Que durement sui anvieus D’avoir un besier precieus, De la rose qui soef flaire ; Et s’il ne vos devoit desplaire,

Je le vous requerroie en dons. (Vers 3384-3389)

Bel-Accueil refuse mais il finit par accepter grâce à l’intervention de Vénus. L’appropriation de l’objet de désir, symbolisée par le baiser, suscite une brutale réaction auprès de Jalousie et de Malebouche et la disparition de toutes les Roses et de Bel-Accueil. La quête de la Rose relève donc d’un combat insurmontable voué à l’échec. A la fin du songe, la Rose disparaît et la « senefiance » de l’allégorie demeure inaccomplie et imprécise. Le secret de la Rose n’a pas été dévoilé, un secret que le narrateur garde jalousement pour que le lecteur déchiffre la phase cachée et en décortique le sens.

Les Songes d’Hélisenne de Crenne et de Guillaume de Lorris témoignent de deux expériences initiatrices dévoilant l’évolution progressive de deux songeurs. La recherche désespérée de l’objet de désir se transforme en une quête transcendantale, permettant l’accès à la connaissance et à la vérité. Les parcours de deux héros relèvent ainsi d’une visée didactique et moralisante. Les deux auteurs se servent de l’exemplum pour mettre en lumière les affres de la passion lascive et pour marquer le passage du désir charnel au repentir et à la conversion. En ce sens, nous tenterons de mettre l’accent sur les différents sens que véhiculent les Songes de Madame Hélisenne et de Guillaume de Lorris en étudiant le rapport entre allégorie et allégorèse.

4.3. Les deux Songes de Madame Hélisenne et de Guillaume de