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douloureuses qui procedent d’amours

2. Les epistres familieres et invectives : une prérogative féminine protéiforme

2.1. Entre dédoublement fictionnel et travestissement textuel

Démetrios de Phalère définit la lettre comme l’image et le simulacre de l’âme. Le terme simulacre est suggestif dans la mesure où il repose sur un jeu de simulation. En effet, certaines femmes-écrivains recourent au XVIème siècle au mensonge et à la fiction pour pouvoir participer à la vie culturelle et s’approprier un langage, à priori, réservé au sexe masculin. L’emploi du simulacre est alors important pour qu’un ethos ou un caractère d’épistolier de convention se forge et évolue publiquement. Or, la mise en place d’une

persona épistolaire paraît complexe et emblématique, dans une épistolarité fictionnelle. Tel

est le cas d’Hélisenne de Crenne. L’épistolarité réelle permet à l’épistolier de se projeter dans une persona épistolaire. Or, dans l’épistolarité fictive, l’auteur (Marguerite Briet) se

350 Ibid,.p.12.

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dédouble dans un personnage (Hélisenne de Crenne, narratrice) qui lui aussi, se projette dans une persona épistolaire (Hélisenne, protagoniste). Ceci produit un brouillage énonciatif dans la mesure où l’identification du « je » et la détermination de sa propre nature et fonction devient emblématique. Hélisenne de Crenne cherche-t-elle, en ce sens, à fusionner les deux épistolarités pour en déterminer les limites et les contours ? Met-elle à l’épreuve tout le genre épistolaire en associant deux styles d’écriture différents : le style latinisant privilégiant la contentio orationis et le style conversationnel favorisant le sermo ?

Certaines épîtres relèvent d’un rapport de dialogicité déconcertant. Ce qui nous incite à nous demander si ces lettres sont vraiment réelles ou fictives. En témoignent la première lettre familière, envoyée à une sainte abbesse ; et la deuxième lettre invective, écrite par le mari à Hélisenne. La première épître constitue une apologie de la vertu et de la chasteté et une invitation à la repentance ; la deuxième se donne à lire comme un réquisitoire contre l’héroïne Hélisenne et le sexe féminin, caractérisées par leur inconstance et leur lubricité. L’insertion de la lettre du mari est ainsi un prétexte pour que l’épistolière narratrice se défende et défende le sexe féminin. La deuxième lettre invective n’est-elle pas alors un simulacre ? Hélisenne de Crenne donne la parole à son mari et le laisse exprimer son aversion et son acharnement contre « cest insconstant sexe femenin »352 pour mieux l’attaquer. Elle adopte le même discours, dans sa troisième épître invective, pour revaloriser la femme au XVIème siècle. Le discours féminin reproduit, dans un processus de mimétisme, le discours masculin pour le dépasser. Elle montre son éloquence et son érudition en appuyant son contre-discours par des arguments variés. Elle fait appel à différentes figures mythologiques, qui ont subi la même injustice ; et elle tente de s’innocenter :

Mais voyant que generallement tu deteste la femenine condition, m'a semblé que trop est grande l'injure, puis qu'elle est universelle. Et pource passant soubz silence, ce que je pourois respondre, à ce que particulierement tu me dis, Je donneray principe a approuver faulse l'accusation, que tu fais de noz malicieuses œuvres353

.

Le travestissement textuel trouve son apogée dans la lettre familière XIII. Il s’agit d’une épître cryptée et énigmatique d’un point de vue identitaire et générique. Hélisenne de Crenne envoie à un « sien fidele compaignon » une lettre parlant d’une « chose […]

352 Les epistres familieres et invectives, p.139.

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digne d'estre en perpetuel silence conservée »354. La lettre met en présence un locuteur masculin. Cette identité masculine est confirmée à travers des marques de « généricité » qui lui sont attribuées. L’usage récurrent du masculin est ainsi une marque d’illustration. L’épistolière l’affirme au début de la lettre : « ceste veritable opinion […] te faict estimer que je soye plus stimulé, et violentement pressé ».355 Les participes « stimulé » et « pressé » sont accordés au masculin pour illustrer ce jeu de travestissement, qui est mis en place. De ce point de vue, Hélisenne de Crenne cherche à nous faire entendre une voix masculine et à nous faire comprendre que l’épistolier est un homme tout comme le destinataire.

En outre, la lettre est écrite pour qu’elle ne soit compréhensible que par son propre destinataire. Qui est-ce alors ce destinataire, présenté comme le compagnon du « gentilhomme » ? Serait-il son amant Guenelic ? Plusieurs indices textuels pourraient confirmer cette hypothèse : l’épistolière essaie, au début, de convaincre son destinataire de sa sincérité et de la constance de son amour, en employant des assertives exprimant la certitude356 : « Je te certifie, que jamais telle chose en ma pensée ne tint lieu d’occupation », « Je croy que vertueuse magnanimité, en ta personne reside », « Je te jure que nulle chose (sinon amour cordiale) à ceste injuste chose perpetrer me stimuloit ». Ceci renvoie aux incertitudes d’Hélisenne concernant la conduite ambiguë et suspecte de son amant, dans les Angoysses, et rappelle aussi leur dernière conversation, où ils se reprochent mutuellement leurs mensonges et leur nonchalance et ils se séparent définitivement. Ensuite, elle fait allusion au « vigilant et soliciteux gardien du chasteau [lequel] plus occule que le cler voyant Argus »357 pour rappeler métaphoriquement son enfermement, dans le château de Cabasus, sous la surveillance de la dame maldisante. Elle confirme qu’elle continue à nier sa passion parce qu’elle est continuellement persécutée par la sœur de son mari :

[…] Argus susperctoit que j’eusse parlé à toy : et pour m’encreper, disoit qu’ensemblement avions quelque subtile invention excogitée, pour de son chasteau le spolier. Toutesfois avec face haride, j’ai tousjours soustenu le contraire, telement que ma continuelle persistance à victoire obtenue.358354 Id., p.113. 355 Ibid,. 356 Id., p.113-115. 357 Id., p.114. 358 Id., p.118.

Le premier récit des Angoysses, s’achève par la décision d’Hélisenne d’écrire à son ami pour la délivrer. Va-t-elle alors réussir à envoyer sa lettre, malgré la continuelle « assistance de la predicte abhominable creature » ?359 Vu que l’envoi nécessite d’affronter des obstacles, l’épistolière a-t-elle choisi d’utiliser un langage codé pour éviter toute suspicion ? C’est dans cette perspective que Jean-Philippe Beaulieu affirme que :

Le travestissement doit alors être compris non comme un déguisement parfait, qui occulte l’identité première, mais comme un masque partiel qui jette le doute sur la nature même de la lettre, en indiquant que le fait d’afficher le simulacre est probablement plus important que son plein dévoilement360.

Il se peut qu’Hélisenne se travestisse en un homme, de peur de son mari jaloux. Le déguisement identitaire engendre un travestissement générique361 dans la mesure où la l’Epistre familiere devient une lettre d’amour. En ce sens, Jean-Philippe Beaulieu estime que :

L’expression directe du désir amoureux ne semble possible, dans le recueil, que par ce jeu de travestissements où la rhétorique masque et dévoile tout à la fois, en établissant entre épistolière et destinataire une familiarité affective dont l’existence ne peut être révélée au lecteur que sur le mode du simulacre362.

En ce sens, le recours au simulacre paraît déconcertant car il nous est difficile de déterminer l’aspect générique de la lettre. Est-ce une lettre amoureuse transposée en lettre familière ? Ou peut-être une lettre familière qui se veut amoureuse par son aspect intime ? Dans les deux cas, la classification générique s’avère emblématique car, selon la typologie érasmienne des genres épistolaires, la lettre d'amour (amatoria) fait partie du genre délibératif ou suasoire, et non pas du genre familier. Il s’agit d’une lettre de séduction. En outre, nous ne pouvons pas considérer le destinataire comme familier. Il importe ainsi de repenser le statut et la fonction de cette lettre dans le recueil. Serait-il question d’une lettre intermédiaire, représentative de l’évolution du personnage féminin, passant au dévoilement ? L’épistolière cherche–elle à se libérer et libérer sa voix à travers son double 

359 Id., p.119.

360 Jean-Philippe Beaulieu, « Lettre de femme, voix d’homme ? Jeux identitaires et effets de travestissement dans la treizième épître familière d’Hélisenne de Crenne », Tangence, n° 84, 2007, p. 31-47.

361

Jean-Philippe Beaulieu, « Lettre de femme, voix d’homme ? Jeux identitaires et effets de travestissement dans la treizième épître familière d’Hélisenne de Crenne », Tangence, article numéro 84, Verano 2007, p.31.

fictionnel ? L’aspect cryptique de la lettre serait–il un prétexte pour échapper à la misogynie masculine et à la censure ?

Cette lettre hermétique émerge pour mettre en désuétude les principes de la lettre familière. Il ne s’agit plus de donner conseil à ses destinataires ou de les consoler, mais de s’afficher publiquement, en mettant en présence un ethos franc et téméraire, qui trouvera sa libération et son affranchissement dans les Epistres invectives. Cette épître est alors cruciale et déterminante car elle constitue,d’un côté, le point de transition entre deux types de lettres ; et de l’autre, elle confirme, par son aspect à la fois singulier et déroutant, le parcours qu’entame Hélisenne de Crenne pour se revaloriser et revaloriser les femmes de son époque. Le travestissement et le dédoublement fictionnel constituent ainsi deux procédés essentiels dans le processus d’autoreprésentation. Hélisenne de Crenne cherche à travers l’éloquence verbale à confirmer sa maîtrise de la rhétorique et à mettre en lumière une persona humaniste publique.