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douloureuses qui procedent d’amours

1.1. De l’autobiographie fictive?

La pluralité caractérise l’énonciation car elle introduit des voix multiples. Les

angoysses douloureuses qui procedent d’amours sont relatées par trois instances

différentes. Cette stratification des voix opère, sur le plan énonciatif, un dialogisme entre différentes voix et affirme l’omniprésence d’une voix autoritaire qui est Hélisenne de Crenne.

1.1. De l’autobiographie fictive?

De nature hybride, l’écriture d’Hélisenne de Crenne échappe à toute sorte de classification et de catégorisation. Elle allie le discours personnel, historique, philosophique et religieux. D’un point de vue générique, Les Angoysses se situent au carrefour des genres. Le recueil s’apparente à un laboratoire où s’expérimente une infinité de modèles discursifs. En outre, écrire sur soi au XVIème siècle élucide une certaine complexité emblématique car la trame narrative met en présence une persona en pleine mutation. Autrement dit, derrière la posture de l’auteur qui peint son histoire et son autoportrait, se profile un être qui s’escrime à déroger aux canons du discours socio-historique. L’écriture exorcise ses anxiétés et ses tourments dans un style pathétique qui ne cherche, en aucun cas, à susciter la pitié. Le récit allie la fiction et la compilation des matériaux empruntés et entretient des liens étroits avec d’autres formes proches du genre romanesque afin de confirmer son caractère mixte et de former un ensemble homogène.

Le premier récit d’Hélisenne de Crenne constitue une confession pathétique et ardente d’un « je » féminin accablé par une passion illicite. Ceci fait écho aux longs passages émouvants et élégiaques d’Ovide et aux recueils de poésie contemporaine esquissant les effets de l’amour cruel sur les amants. Hélisenne adjoint à cette « pseudo-

322 Jean-Michel Adam, Genres de récits : narrativité et Généricité des textes, Edition Harmattan-Academia, Collection Sciences du langage : carrefour et points de vue, n°14, Louvain-La-Neuve, 2011. p.20.

autobiographie », comme l’appelle Pascale Mounier323, deux autres récits. La deuxième partie se présente comme un emprunt conventionnel du roman de chevalerie. L’oeuvre s’achève par le testament final et spirituel d’Hélisenne qui invite son amant au repentir. Les deuxième et troisième parties complètent le premier récit et confèrent à l’ensemble du texte une certaine originalité par leur aspect didactique et éclectique.

Mais, pourrions-nous considérer les Angoysses comme une œuvre autobiographique ? Qui ? À qui ? De quoi ? Telles sont les principales questions posées par Aristote, dans sa Rhétorique, et qui constituent les principales composantes du discours. Autrement dit, Aristote souligne l’importance de créer un lien de confiance et d’honnêteté entre l’orateur et son auditoire. C’est pourquoi, il faut qu’il y ait trois qualités :

Les premières consistent dans le caractère de l’orateur ; les secondes, dans les dispositions où l’on met l’auditeur ; les troisièmes dans le discours même parce qu’il démontre ou apparaît démontrer. On persuade par le caractère, quand le discours est de nature à rendre l’orateur digne de foi, car les honnêtes gens nous inspirent confiance plus grande et plus prompte sur toutes les questions en général, et confiance entière sur celles qui ne comportent point de certitude, et laissent une place au doute324.

Évoquer son destinataire et préciser la visée du discours constituent deux étapes incontournables à la compréhension de l’énoncé. Hélisenne de Crenne désigne au prologue son destinataire et détermine son entreprise ; deux éléments importants que Saint-Augustin évoque déjà dans ses Confessions : « Cui narro haec ? Necque enim tibi, Deus meus, sed

apud te narro haec generi humano (…). Et ut quid hoc ». (Confessions, II, 3, 5). De ce

point de vue, Hélisenne de Crenne adresse sa complainte aux « honnestes Dames » pour les mettre en garde contre le désir concupiscent. Mais, ces deux détails suffiraient-ils pour rattacher le récit au genre autobiographique ?

La première question « Qui » s’avère emblématique car la double identification (auteur/scripteur) et (narratrice/héroïne) relèvent d’une certaine ambigüité. Plusieurs voix s’entremêlent pour désigner la même persona. Hélisenne est simultanément auteur, narratrice et personnage. Se présenter et se décrire n’est pas un acte anodin. Une éventuelle discordance pourrait s’installer généralement entre le « je » qui présente et celui présenté. Se décrire ne serait-il pas synonyme, en ce sens, de se parer ? Montaigne l’a déjà 

323 Pascale Mounier, Le roman humaniste : un genre novateur français 1532-1564, op.cit, p.32 .

324 Aristote. Rhétorique. Livre I, Texte établi et traduit par Méderic Dufour, Gallimard, collection Tel. 1991, p. 23.

avoué : « Je me pare sans cesse, car je me décris sans cesse »325. De surcroît, l’écrit autobiographique fusionne narration et commentaire pour ne pas confondre le « je » de l’énonciation (Hélisenne la narratrice) et le « je » de l’énoncé (Hélisenne, l’héroïne). La narratrice prend ainsi la position d’un juge pour accuser « Amour » qui l’a importunée et l’a torturée physiquement et mentalement. La confession décrit un péché que la narratrice ne veut pas avouer. Son discours se donne ainsi pour visée d’instruire. En tant que commentateur, elle incarne la voix de la sagesse en employant fréquemment l’aphorisme pour prévenir ses destinataires des circonstances cyniques de la passion adultère. Notons à titre d'exemple : « […] les choses qui facilement sont obtenues, sont peu appréciées : mais celles que en grandz fatigues on acquiert, sont estimées cheres et précieuses »326, « Qui ardentement scay aimer, cruellement scait hair »327 ; et « la chose moins visitée et cogneue, engendre plus d’admiration »328

. Le discours sentencieux de la narratrice se concrétise aussi à travers le recours au conseil et à la recommandation. L’injonction permet d’avertir et d’éclairer les « nobles Dames » sur l’importance de rester chaste et pudique :

N’avez-vous regard ne considération que nous decedez de ce monde, et que nostre ame despouillée de ceste triste habitude corporelle, si par cupidité ou maulvaistié elle se treuve foetide et maculée, à perpetuité et à jamais, triste demeure luy sera deputée329.

Les deux métaphores « ceste triste habitude corporelle » et « triste demeure » constituent en quelque sorte un avertissement annonciateur du cynique sort de celle qui poursuit son désir et abandonne la raison. En témoigne la répétition de l’adjectif « triste » confirmant les mauvaises conséquences de la poursuite du vilain chemin.

Encore, la question « Qui ? » renvoie à celui qui écrit. Préciser la position du scripteur est une étape essentielle pour la compréhension du mécanisme romanesque. Il est vrai qu’Hélisenne, personnage et narratrice, contrariée par les accusations de son mari qui a découvert et lu les lettres échangées avec Guenelic, recourt au monologue pour révéler que « [sa] lettre de [sa] main escripte rend tesmoignage de [sa] vie »330. Cette révélation semble déconcertante car elle cristallise l’émoi intérieur du personnage féminin, tiraillé entre sa passion concupiscente et sa peur d’être accusée. Ses « ecriptures » l’inculpent.

325 Montaigne II, 6. 326 Les Angoysses, p.134. 327 Id., p.169. 328 Id., p.178. 329 Id., p.148. 330 Id., p.136.

Mais Hélisenne ne partage la vérité et ses secrets les plus intimes qu’avec les « nobles Dames » puisqu’elle continue de nier les accusations de son mari. Elle associe, en ce sens, narration et analyse psychologique dans la mesure où elle cherche à partager sa vision des faits et ses émotions avec ses lectrices. Ce qui permet de reconstituer son véritable « moi » dans sa totalité.

Toutefois, Les angoysses douloureuses qui procedent d’amours relèvent d’un texte produit par d’autres textes. La vie d’Hélisenne de Crenne et son savoir témoignent d’un travail minutieux de montage citationnel et d’une marqueterie d’emprunts. Dans cette perspective, G. Mathieu-Castellani définit le roman autobiographique comme « un texte où s’affiche la double identité du narrateur et du héros de la narration, du scripteur et de l’auteur, mais où la mise en récit de la vie, dès lors qu’elle relève d’une construction littéraire, produit une fiction »331. En d’autres termes, au moment où l’auteur décide de transcrire sa vie sur papier, le texte devient une narration, voire un discours. La mise en discours d’un écrit autobiographique plonge le texte dans la fiction. Autrement dit, la littérarité de texte se concrétise par et à travers la mise en place d’un discours fictionnel qui cherche à produire du sens.

Au vu de ce constat, la forme triptyque des Angoyses et l’utilisation de trois instances narratives différentes confirment que l’œuvre n’est pas autobiographique. Le « je » employé est manifestement un procédé narratif.

La narratrice s’inspire des romans médiévaux et des Amadis en associant les aventures amoureuses, les exploits guerriers et l’intrusion d’êtres surnaturels. Elle met en présence un roman qui, selon Pascale Mounier est « asphyxié par la prolifération d’énoncés de toutes sortes : un matériau verbal hétéroclite a tendance à y supplanter la présentation des actions »332. En ce sens, les Angoysses se caractérisent par le recours à des procédés de retardement qui varient d’un récit à un autre. La première partie est représentative d’un autoportrait succinct d’Hélisenne (sa naissance, son mariage avec un gentilhomme, son amour extraconjugal pour un jouvenceau, ses échanges épistolaires et verbaux avec lui et les scènes de violence subies par son mari cocu). Le premier récit s’achève par l’enfermement d’Hélisenne dans une tour. Le premier récit est analytique voire descriptif 

331 Gisèle Mathieu-Castellani, « ʺ Cui narro haec ʺ ? Problématique du roman autobiographique (Hélisenne de Crenne, Agrippa d’Aubigné. ») ; Le roman à la renaissance, Actes du colloque international de Tours, dir.Michel Simonin, publié par Christine de Buzon , Lyon., RHR, 2012, p.2.

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car il met en présence une aventure intérieure d’un personnage partagé entre l’amour matrimonial et la passion adultère. Les échanges entre Hélisenne et Guenelic ont été souvent interrompus par le mari ou par des rapporteurs, qui ont empêché la constitution du couple et ont intensifié le chagrin de l’héroïne, qui a trouvé dans le sommeil, l’imagination et l’isolement, dans sa chambre, refuge et consolation. Ceci a contribué à freiner en quelque sorte le déroulement chronologique de l’histoire.

À l’aventure intérieure d’Hélisenne succède une nouvelle aventure, au deuxième récit, cette fois, extérieure, entamée par Guenelic et Quezinstra. Ils ont fait preuve de courage et de bravoure et ont accompli des exploits guerriers dans leur recherche d’Hélisenne. Leur quête a été interrompue ou retardée délibérément par leur échange sur l’amour et sur ses effets sur l’âme et le corps ou par l’émergence de nouveaux personnages et de nouvelles péripéties tels le tournoi organisé par le père du prince Zelanda à la cité de Sirap et le siège d’Eliveba. Guenelic et Quezinstra finissent par retrouver Hélisenne et la libérer de son cachot. Mais elle est morte d’épuisement et Guenelic choisit de se donner la mort pour la rejoindre aux Champs Elysées. Le récit se termine par l’apparition surprenante de Mercure transportant les âmes souffrantes aux Enfers. De plus, la querelle entre Minerve et Vénus débouche sur l’ensevelissement des corps d’Hélisenne et de Guenelic par Quezinstra qui a choisi de continuer sa vie en ermite près de leurs tombeaux.

Quant à la dernière partie, elle est différente des deux précédents récits car Quezinstra, qui se présente comme conteur, n’a pas assisté à touts les événements vécus par les deux amants. C’est sa conversation avec Mercure qui a contribué à continuer l’histoire. La trame narrative des Angoysses a été constamment parasitée par une matière verbale différente pour retarder l’avancée de l’action. Ce qui confirme son caractère hétérogène et discontinu.