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L’analyse de la passion adultérine

1. Du vivre pudique aux trébuchants appétits

1.1. La scène du coup de foudre

Jean Rousset présente la scène de rencontre comme : « un seuil, qui sépare de façon tranchée le passé et le futur ».470 En effet, si l'intérêt de l’auteur est centré, au début, sur la glorification du corps féminin, qui s'offre avec témérité au regard, malgré les tentatives de discrétion, la scène de la première rencontre bouscule l'ordre établi, en mettant en présence un nouveau personnage Guenelic, devenu le centre d'intérêt exclusif de l’héroïne.

La scène de rencontre présente, selon Jean Rousset, deux classes de traits majeurs 471; à savoir, « la mise en place » et « la mise en scène ». En ce qui concerne « la mise en place »: elle décèle le cadre spatio-temporel et l'insertion des personnages. Ces éléments sont présents dans le récit. Dame Hélisenne précise le cadre spatio-temporel à travers l'emploi de deux indications temporelles « le lendemain » et « assez matin ». La périphrase verbale temporelle «vins ouvrir la fenêtre » met en exergue le cadre spatial : la chambre. 

469 Pascale Mounier, op.cit, p.257.

470 Jean Rousset, Leurs yeux se rencontrèrent : La scène de première vue dans le roman, Librairie José Corti, Paris, 1986, p. 39.

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L'apparition se réalise donc à travers la fenêtre, espace intermédiaire, considéré, selon Noelle Marie-Laure, comme un espace : « situé à l’interface entre l’espace du dehors et celui du dedans, dont ils se plaisent à représenter les interactions »472. La fenêtre est alors le signe de la communication et de la réceptivité. En outre, le recours prépondérant au polyptote affectant le verbe regarder : « regardant, à regarder, regardé, regardoit » met en exergue un des principaux traits constitutifs de la scène de rencontre. L'emploi du passé simple « vins ouvrir », « prins à regarder » souligne, par sa concision, la vitesse fulgurante de l'événement. À cette vitesse s'ajoute aussi l'idée du hasard et de la soudaineté, qui s'illustre à travers la mise en parenthèse de l'incidente « Et le lendemain me levay assez matin (Ce que n'estoit ma coustume)»473.

De même, l'auteur recourt à la déduction dans sa présentation du portrait du jeune homme, un portrait qui relève selon Jean Rousset de « la beauté de l'apparition ».474 Son allure et son apparence physique lui permettent de dégager, approximativement, des qualités morales. En effet, Hélisenne considère qu'il est « gracieux et aymable » par sa belle forme et physionomie. Elle déduit aussi qu'il est dans sa « gentile jeunesse » à travers son « visaige riant, [sa] chevelure creppe, ung petit blonde ».475 L'auteur dépeint aussi son état vestimentaire. Le jouvenceau « estoit assez honneste en son habit [...] Et au moyen de la grande chaleur, n'avoit aultre habillement, qu'un pourpoint de satin noir ».476 La beauté de Guenelic est confirmée plus loin par l'époux d'Hélisenne : « voyez la le jouvenceau le plus accomply en beaulté, que je vy de long temps: bien heureuse seroit celle qui auroit un tel amy»477.

Rousset met l’accent sur « la mise en scène de la rencontre » qui permet de déterminer les éléments « dynamiques »478 faisant de la séquence une cellule motrice du récit. Ces traits dynamiques se déclinent en trois catégories: « l'effet », « l'échange » et « le franchissement ». L'effet dévoile l'impression première traduite par le regard de l'un sur l'autre. Elle témoigne simultanément de l'intensité de la surprise et de l'éblouissement de l’observateur. Ceci s’exprime à travers le regard attentif et insistant d'Hélisenne : « je prins

472 Noelle Marie-Laure, La fenêtre: quelques ongles d’approche.

473 Les Angoysses, p.102.

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Jean Rousset, op.cit, p.42.

475 Les Angoysses, p.102.

476 Id., p.103.

477 Id, p.107.

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à regarder ententivement »479, « Apres l'avoir plus que trop regardé retriray ma vue »480, « la doulceur intrinseque que je sentoye de sa veue »481. L'échange entre les deux personnages se réalise à travers un regard réciproque à la fois doux et perçant : « il me regardoit aussi »482, « il avoit aussi ses yeulx inséparablement sur moy »483, « [...] nos continuelz regardz »,484 « je vy mon amy, lequel me jecta une tres percante œillade, qui me fut penetrative jusques au cueur »485. Quant au franchissement, il se développe au delà de la scène de rencontre et se traduit par la réduction de la distance. Hélisenne et Guenelic vont-ils réellement vaincre la distance et fêter leur communion? L'amour-adultère vaincra-t-il l'amour conjugal? Jean Rousset confirme que « le rapprochement de deux amants n'est pas facile à réaliser. Il peut être: impossible, difficile ou réalisable; dans ce dernier cas: il sera réalisé ou suspendu »486.

En outre, nous assistons, d’habitude, dans une scène de première vue à une description détaillée représentative de la beauté féminine. Le corps est mis à nu à travers le regard masculin qui le contemple avec fascination. Ici, Hélisenne inverse les rôles, c'est elle qui éprouve de l'admiration et fait une brève description physique et morale du jouvenceau. La beauté masculine intervient-elle pour rivaliser avec la beauté féminine ou l'égaler ? La représentation méliorative du corps masculin dissimule-t-elle une tentative de justification ? Autrement dit, Hélisenne cherche-t-elle à préciser les raisons qui ont bouleversé la sérénité de sa vie conjugale ? Cette scène de rencontre centrée sur la description du personnage masculin abolit en quelque sorte la différence entre les deux sexes en matière d’amour. Madeleine Van Strein-Chardonneau souligne que l'ouvrage de Rousset analyse la scène de coup de foudre de manière indifférenciée sans prendre en considération la différence sexuelle :

Selon la narration masculine du coup de foudre, cette expérience est censée altérer l'identité masculine à tel point que le héros guerrier, le conquérant devient le conquis, la victime. En tant que victime, le protagoniste masculin peut abdiquer toute responsabilité morale : le héros peut devenir héros et même libertin. Cette brutale naissance de l'amour pour l'homme trahirait (et justifierait) alors un désir de conquête au delà de tout contrat social, de toute éthique policée, l'appel irrésistible d'une 479 Les Angoysses, p.102. 480 Id, p. 103. 481 Id, p. 104. 482 Id. p.106. 483 Id. p.107. 484 Id. p.108. 485 Id. p.115. 486

nature primitive. En comparaison, la naissance de l'amour chez la femme correspondrait davantage à la Carte du Tendre, l’amour venant par inclination. Mais nous savons que la Carte du Tendre est un fantasme féminin. Amour inclination et coup de foudre, telles seraient les deux modalités de l'amour selon la femme et l'homme, modalités reprises dans les textes de fiction qui souligne la différence sexuelle487.

L’amour chez la femme est alors synonyme d’ « inclination ». Amour- inclination, Amour-tendresse désignent le mieux la passion de la femme qui vit son amour comme « un fantasme ». Hélisenne obéit-elle à cette définition de l'amour ? Maurice Daumas définit en ces termes les notions "amour" et "tendresse" au XVIème siècle :

Le mot tendresse a une origine profane, il ne possède pas de lien originel avec l'amour sacré. Au XVI° siècle, tendre désigne un état de faiblesse, d'imperfection, d'infériorité [...] Cette idée de faiblesse, de fragilité, de dépendance est au cœur de la tendresse. Tout au contraire, l'amour, aux XVI° et XVII° siècle, désigne un sentiment téméraire, conquérant, dominateur [...] et masculin...A l’encontre du mot amour, qui possède une forte connotation virile, tendresse véhicule des valeurs féminines488.

La différence sexuelle, illustrant la fragilité de la femme et son inclination en matière d'amour par rapport à l'homme, condense tout le drame d'Hélisenne. La scène de première vue, perçue comme un vrai coup de théâtre, annonce la mutation d'Hélisenne et déclenche les prémisses d’une nouvelle histoire jalonnée de tortures et de douleurs physiques et morales. Hélisenne, conçue initialement comme un objet à conquérir par les princes et les gens de haute société, se montre distante et quasi-railleuse devant les avances masculines. Ce qui rappelle l’attitude hautaine et indifférente de la lumineuse et belle Méridienne dans le deuxième des Comptes amoureux de Jeanne Flore. Hélisenne reconnaît elle-même cette soudaine mutation : « j'avoys accoustumé de prendre et captiver les hommes,et ne me faisoye que rire d'eulx : mais moymesmes miserablement, je fuz prise ».489 Cette révélation présente le tragique de la situation d'Hélisenne qui, malgré elle, de captivante et coquette devient purement et simplement captive. La tournure passive « je fus prise » opère une chute au niveau de la courbe mélodique. De plus, la brièveté de l'apodose « je fus prise » véhicule une valeur amplificatrice de l'énoncé. Ainsi, Ellen Costans montre que : « le mode diégétique de la narration fait que l'on ne sait rien des sentiments de

487 Madelaine Van Strein-Chardonneau : « Féminités et Masculinités dans le texte narratif avant 1800 : la question du Gender », actes du XIVe colloque de la Sator, Amesterdam/Leyede, 2000, édité par Suzan Van Dijk , (La république des lettres; 6), p.334

488 Maurice Daumas, Le mariage amoureux: Histoire du lien conjugal sous l'Ancien Régime, Paris, éd. Armand Colin, 2004, p.110.

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Guenelic : pour ce qui est d'Hélisenne, il n'a fallu qu'un instant, la vue de la beauté physique du jeune homme, pour que toute son existence soit placée sous la domination de l'amour ʺpossédée et seigneuriéeʺ, comme elle répète, par la passion ».490 Hélisenne n'éprouve plus de satisfaction devant le regard admiratif des autres. Par l’intérêt qu’elle porte à sa beauté et à sa parure, elle continue certes à s'offrir au regard ; mais son attention est désormais focalisée sur son objet de désir. L'être-aimé devient donc l'horizon unique de l'héroïne. Ce qu’elle traduit à travers la restriction « en ung seul » et la totalité « toutes mes pensées » :

C’estoit une chose admirable de veoir le peuple qui s’assembloit entour de moy, me monstrant semblant amoureux, par doulx et attrayants regards tyres du coing de l’œil, pour essayer de me divertir et decepvoir, mais je ne m’en soulcioye aulcunement. Car toutes mes pensées estoyent accumulés en ung seul491.

L’opposition entre « le peuple » et « ung seul » permet de limiter le champ visuel d’Hélisenne et réduit son intérêt. Les compliments qui faisaient jubiler auparavant la protagoniste deviennent anodins car elle a trouvé, elle aussi, une beauté qui mérite l’« admiration » et qui égale ou excède sa beauté. Autrement dit, la beauté du jouvenceau mérite aussi les « doulx et attrayants regards ». Colette H.Winn analyse en ces termes cet échange de regards-désirs :

C'est dans ce regard qui revient vers elle (sorte de « pâture narcissique »),dans ce regard qui dit le désir, qu'elle découvre son propre désir, conciliant ainsi son statut d’«objet passionnant» et son nouveau statut de « sujet passionné [...] A l'origine d'un désir, » dit René Girard, « il y a toujours le spectacle d'un autre désir. C'est le désir qu'Hélisenne éveille en Guenelic qui enfante son désir pour lui, sorte d'effet de miroir que Girard appelle « la médiation double »492.

Ce désir partagé entre Hélisenne et Guenelic, par le biais du regard, cette « médiation double », selon l'expression de René Girard, trouve-t-elle un aboutissement et assure-t-elle le rapprochement et la satisfaction du couple ?

Le regard qui se cristallise à travers la fenêtre, perçue comme lieu de rencontre et de transgression, annonce-t-il métaphoriquement la constitution d’un nouveau couple défiant les le regard des rapporteurs et les règles qu’imposent l’institution sociale ? La fenêtre joue-t-elle aussi symboliquement le rôle du séducteur qui a aveuglé Hélisenne ? 

490 Ellen Costans, Parlez-moi d’amours: le roman sentimental; des romans grecs aux romans aux collections de l’an 2000, PULIM, Presses Universitaires de Limoges, p.72.

491 Les Angoysses, p.123.

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Soulignons qu’un des rôles possibles de la fenêtre est de magnifier le personnage qu’elle enserre et, de ce fait, de le constituer en objet d’admiration ou de désir. Jean Starobinski étudie le symbolisme de la fenêtre favorisant la circulation des regards et la naissance des désirs :

La fenêtre est le cadre, à la fois proche et distant, où le désir attend l’épiphanie de son objet. C’est l’indice mystérieux qui atteste la réclusion de la demoiselle inconnue, mais aussi bien la voie d’accès qui permet d’atteindre par la voix, et, si les rideaux se tirent, si les battants s’ouvrent, qui permettra de l’apercevoir, de lui faire signe493

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La fenêtre se présente comme l'emblème d’une nouvelle vie, à la fois désirée et hasardeuse, et d'une nouvelle quête emplie de dangers. Elle témoigne d’une mise en abyme et de l’enchâssement de deux histoires traduisant le tiraillement d'Hélisenne entre une vie calme et tranquille soulignant l’assujettissement volontiers du personnage féminin « en l’ardente amour de son mary »494

et une vie jalonnée de tristesse, de tâtonnement, de périls et d’angoisse qui se déclenche avec l'intrusion subite d'un nouveau personnage : Guenelic.