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quêtes féminines piteuses

1.3. Deux « exemplarités expérientielles » discordantes

La Complainte des tristes amours de Flammette a son amy Pamphile et Les

angoysses douloureuses qui procedent d’amours constituent deux titres rhématiques

confirmant l’appartenance de deux œuvres à l’élégie et au style piteux. En témoignent l’omniprésence de deux champs lexicaux : la plainte et la pathologie. Le premier dit les pleurs et les tourments de deux héroïnes, affligées par l’inconstance et la frivolité de leurs amants Guenelic et Pamphile ; le deuxième insiste sur les troubles et la maladie de l’âme colérique et désespérée perdant tout contrôle sur soi et devenant sadique.

Hélisenne de Crenne emprunte à Boccace une rhétorique de l’amour. L’auteur

reproduit l’histoire de Flammette pour repenser les matériaux verbaux. L’amour se donne à lire comme une fureur irrésistible et dévastatrice. Cette fureur met l’accent non pas seulement sur le sort tragique de deux héroïnes, mais aussi sur la perte de la rationalité et la

folie dont elles souffrent. En témoignent la répétition du mot « folie » dans les deux textes et l’itération du terme « fureur », employé métaphoriquement pour mettre l’accent sur les effets de la passion adultérine sur les deux héroïnes.

Hélisenne et Flammette s’identifient à une figure féminine qui a eu une influence capitale sur leurs vocations et pensées : la reine virgilienne Didon. Mais, les deux protagonistes, à l’encontre de Didon, ont été prédestinées à vivre la souffrance suite à l’échec de leurs tentatives de suicide.

En outre, Flammette et Pamphile constituent deux pseudonymes inventés pour permettre aux personnages d’exprimer librement leur passion. Les deux surnoms sont suggestifs car ils symbolisent la destinée de deux amants. Flammette signifie « petite flamme » et Pamphile « Tout amour ». Janine Incardonna a fait une intéressante réflexion sur la signifiance de l’onomastique131

. Le surnom Flammette revêt une double connotation : il traduit d’un côté la vivacité qui renvoie à la jeunesse de l’héroïne et à son ardente passion et de l’autre son affliction et sa souffrance dues à son amour pour Pamphile. Identifiée au feu et à la ferveur, elle rejoint le destin qui a été déjà inscrit à travers son prénom. Prédestinée à la souffrance et à la douleur, Flammette trouve son essence et son identité dans cette passion irrémédiable et irrésistible qu’elle a vécue. Elle s’adonne volontiers aux feux de l’amour et reste à jamais fidèle à son amant qui l’a pourtant trahie. Ceci est encore illustré par Flores : abandonnée par Pamphile, qui a refusé à trois reprises de céder à ses avances, Flammette met un terme à sa vie.

Quant à Pamphile dont le surnom signifie « celui qui aime tout », il finit par se lasser et délaisser son amante. Dans les pages clausulaires de La Deplourable fin de

Flammette, Pamphile choisit l’isolement et l’exil. Apprenant la mort de Flammette, il

s’auto-accuse, se culpabilise et s’auto-punit en fuyant le monde et la société. À l’encontre de Flammette, Pamphile « qui aime tout » est condamné à la solitude et à l’anéantissement. D’un homme sociable, il devient misanthrope. Les surnoms sont alors connotatifs car ils sont révélateurs de deux expériences opposées et de deux visions de l’amour paradoxales : la première témoigne d’une passion adultérine dévorante conduisant la soupirante enflammée à la mort. Il s’agit en ce sens d’une reprobatio amoris. La deuxième expérience

131 Janine Incardona, « Le genre narratif sentimental en France au XVIe siècle : Structures et jeux onomastiques autour des Angoysses douloureuses qui procèdent d'amours d'Hélisenne de Crenne », in Bulletin de l'Association d'étude sur l'humanisme, la réforme et la renaissance, n°59, 2004. p. 79-82.

amoureuse découle sur le châtiment de Pamphile qui n’a jamais connu le vrai amour parce qu’il a abandonné son amante.

La complainte de Flammette ne relève pas de l’évolution du personnage féminin.

Aucune transformation intérieure ne s’est opérée. En revanche la conception de l’amour chez Hélisenne est devenue synonyme de caritas. L’infléchissement moral prédominant, dans le texte hélisennien et mentionné dès le titre où se matérialise la mise en garde « à ne suyvre folle amour », confirme une prise de distance délibérée vis-à-vis de la Flammette de Boccace.

Le récit boccacien relève d’un fléchissement au niveau de l’entreprise de Flammette. La narratrice ne vise pas juste les femmes. Elle cherche, certes, leur sympathie ; mais elle sollicite aussi un autre interlocuteur : les hommes. En témoigne le dernier chapitre représentatif d’une prière à Dieu pour obtenir soit le retour de Pamphile soit la mort. En effet, l’histoire de Flammette s’achève au chapitre VII. Elle cesse de narrer ses déboires et se livre à l’attente : retrouver son amant, ou mourir. Mais, est-elle vraiment prête à réaliser l’un des deux serments ? Une question qui s’avère ambiguë tant que le principal interlocuteur de Flammette demeure absent.

Flammette établit dans le dernier chapitre VIII une sorte de catalogue encyclopédique représentatif de toutes les figures féminines qui ont souffert en matière d’amour. Il est question des amantes malheureuses telles les héroïnes ovidiennes (Byblis, Thisbé…), celles du cycle troyen et de la tragédie grecque (Hécube, Phèdre), celle de l’Énéide (Didon) et les personnages historiques (Sophonisbe, Cléopâtre, Cornélie, l’épouse de Pompée). Ce catalogue est révélateur de l’entreprise de Flammette : elle cherche d’un côté à comparer ses déboires et ses peines à toutes les figures féminines citées ; et de l’autre elle s’escrime à montrer que sa peine est bel et bien supérieure. Ce chapitre se présente donc comme une péroraison représentative d’une hiérarchie discursive qui va des Dames nobles, susceptibles de la comprendre et d’adhérer à son histoire et à son expérience, à l’accusation des hommes qui sont à l’origine de son désarroi.

Force est de noter que le dernier chapitre marque l’immersion d’un « je » autre que celui de Flammette : celui de la vraie voix auctoriale : Boccace. Le livre est alors dédié non pas seulement aux Dames, mais à une postérité plus vaste qui élèvera Flammette au rang des divinités. Mais l’expérience de Flammette est bien particulière et singulière. Elle se

distingue des héroïnes antiques car elle ne partage pas le destin tragique de ses modèles (Phèdre, Hippolyte). L’expérience de Flammette prend un nouvel accent plus proche de la réalité que du fatum. La narratrice décrit sa passion adultérine non pas pour se culpabiliser et s’auto-accuser mais pour légitimer une passion vécue et confirmée par et à travers la parole et le verbe.

Quand au récit de Juan de Flores, il constitue une réponse à la complainte du personnage boccacien. Mais le récit espagnol relève aussi d’une différence générique par rapport à la Flammette de Boccace. En effet, si Boccace privilégie la description et l’analyse psychologique du personnage féminin, subissant un double échec marital et extraconjugal et choisit de laisser la fin de l’histoire ouverte, Flores favorise l’action. Amour et aventure s’entrecroisent en ce sens, dans l’œuvre de Flores, pour mettre en parallèle deux genres distincts, en apparence, mais qui sont, en réalité, étroitement liés : la fiction amoureuse et le roman de chevalerie. Pour consoler Flammette, Grimalte essaye de la convaincre de ne pas se résigner afin de changer son sort et de retrouver le bonheur :

Et pource si fortune vous est a ceste heure con- traire, & que scavez desja endurer, elle pourra retourner la roe, comme celle qui esprouve les fortz, & avecques les foybles se desdaigne, & pourtant debvez vous vous efforcer d’avoir espe rance a ces prosperez biens, Car par adventure (comme contente de vous ennuyer) elle vous haulsera en quelque joye, tellement que mes pa rolles soient en voz oreilles aucune consolation voyant de quelle grand affection de vous povoir ayder, je le dis, tant pour adoulcir vostre dur cueur, comme pour amoindrir quelque chose de vostre douleur, Dont je vous en declaire tant doulcement qu’il m’est possible, ce qu’il m’en semble, & qu’il vous plaise d’y entendre132

.

Le recours à la tradition chevaleresque est une constituante principale des

Angoysses d’Hélisenne de Crenne. Elle rééquilibre l’apport entre amour et aventure en

mettant en place une structure tripartite : le premier récit sentimental décrit la complainte d’Hélisenne, tourmentée par sa passion naissante et déchirée entre un mari violent et un amant nonchalant ; le deuxième récit chevaleresque est mené par Guenelic et son compagnon Quezinstra qui partent à la recherche d’Hélisenne ; et un troisième récit mêlant amour et chevalerie dans la mesure où il marque la fin de l’aventure de Guenelic et introduit une nouvelle aventure fictive, effectuée par Quezinstra, qui a pris en charge la 

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publication du livre des Angoysses d’Hélisenne.

Dans le récit de Flores, la quête du bien-aimé est entamée par Flammette. Elle abandonne son mari et quitte son pays natal à la recherche de son amant Pamphile. Grimalte, craignant la perte de sa bien-aimée, décide de l’aider à accomplir sa quête et se met à son service. Il se comporte comme un chevalier fidèle et dévoué même après la mort de Flammette. En témoigne son duel avec Pamphile. Grimalte a effectué en ce sens deux quêtes: la première qui n’est pas la sienne et qui consiste à retrouver Flammette afin de la concilier avec Pamphile et une seconde recherche pour retrouver Pamphile et prendre revanche contre lui.

L’histoire se poursuit, après la mort de Flammette, et dévoile la volonté de Flores de mettre en avant l’aventure. Tel est le cas dans les deuxième et troisième récits des

Angoysses d’Hélisenne de Crenne. Il est à noter aussi que l’attitude de Grimalte rappelle

celle de Quezinstra qui se lance aussi dans une aventure qui n’est pas la sienne. Il décide de soutenir et d’accompagner Guenelic pour retrouver sa bien-aimée sans qu’il soit concerné. De plus, le mot de la fin est accordé à Grimalte et à Quezinstra. Ce qui produit un brouillage énonciatif déconcertant. Les Angoysses d’Hélisenne présentent Guenelic et Quezinstra comme les narrateurs des second et troisième livres ; mais elle rappelle au début de chaque récit qu’elle est la seule locutrice de l’œuvre. Cette polyphonie énonciative dissimule-t-elle une parodie du statut du narrateur/auteur ? L’accent est mis non pas sur celui qui narre mais sur l’histoire elle-même.

En outre, les Angoysses constituent une œuvre dialogique car elle fusionne deux voix. Elle accueille la parole de l’autre pour la combiner ou l’opposer à la voix du même afin de repenser le discours dans sa variété énonciative et dans sa littérarité sémantique. C’est dans cet entrecroisement entre l’autre et le même que la littérature s’enfante et se crée. Cette combinaison permet aussi de repenser le statut de l’auteur qui, en reproduisant un texte antérieur, le remanie et le rend sien. Il se peut qu’Hélisenne de Crenne cherche à acquérir une autorité auctoriale par l’imitation des récits antérieurs. Nous tenterons de montrer si ce processus d’intertextualité lui a permis de s’approprier progressivement une voix féminine autonome et indépendante. Si la Flammette de Boccace a cherché la sympathie et la compassion des femmes amoureuses, Hélisenne de Crenne les a incitées, à la fin du troisième récit, à la résistance et au repentir pour résister à cette passion adultérine.

Telle Hélisenne, Guenelic doit résister à sa passion sensuelle. Pour l’initier et le former en matière d’amour, l’héroïne consigne sur papier, à la fin du premier récit, son tourment et ses angoisses pour qu’il vienne la chercher et la délivrer. Guenelic est alors invité, au second récit, à accomplir un long voyage pour retrouver explicitement sa bien-aimée et pour ressaisir implicitement le vrai sens de l’amour. Il s’agit d’un pèlerinage spatial et mnémonique à travers lequel Guenelic doit se purifier l’âme. Ce parcours spirituel renvoie bel et bien à une autre œuvre antérieure de l’italien Jacopo Caviceo : Il

Peregrino (1508). Hélisenne de Crenne s’inspire donc du voyage initiatique de Pérégrin,

narrant ses pérégrinations et sa quête de sa bien-aimée Genèvre.