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douloureuses qui procedent d’amours

2. Les epistres familieres et invectives : une prérogative féminine protéiforme

2.2. Le parcours d’une persona en pleine mutation

L’épistolière annonce, dans son Préambule, que la diversité de ses propos consiste principalement à « propiner quelque recreation aux lecteurs »363. Elle confirme aussi que le genre épistolaire s’apparente plus à la comédie qu’à la tragédie :

D'autant qu'il est croyable, & concessible, que une seulle maniere de chant ou ung acte de comedie, qui n'est varié, & diversifié de personnaiges, fait peine aux auditeurs, & s'en peult on facilement, tedier & ennuyer. Au contraire. J'estime varieté en cella, & aultres choses estre tousjours de suave delectation associée364.

Les premières lettres (I à IX) véhiculent une dimension didactique. Elles mettent en présence une épistolière avenante et bienveillante, s’adressant à plusieurs personnes de son entourage pour leur donner des conseils sur des morales et des valeurs chrétiennes. De plus, ces lettres témoignent d’un parcours discursif simple et clair. Elles présentent le destinataire auquel la lettre est dédiée, un résumé succinct de l’objet de la lettre, le développement de la problématique et les conseils que l’épistolière fournit à son interlocuteur. Pour que ses recommandations soient convaincantes, Hélisenne de Crenne fait allusion à des auteurs bien déterminés (Alain de Lille, Servius Honoratus, Cassiodore…), à des textes bibliques (Les Psaumes, Samuel 2, Matthieu…), à des 

363 Les Epistres familieres et invectives, p.61.

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philosophes (Platon, Socrate, Diogène…) et à des figures mythologiques (Didon, Dédale, Phèdre…). Ces exemples permettent d’appuyer les commentaires de l’épistolière et de développer et fortifier ses arguments.

Dans les Epistres X à XII, l’épistolière change de posture. Elle passe de l’observation et du commentaire à la narration de l’histoire d’amour de son héroïne Hélisenne. Un réinvestissement énonciatif s’opère. L’épistolière recourt à des procédés emphatiques pour exprimer sa plainte et montrer son érudition. En témoigne la lettre X, jalonnée d’adjectifs emphatiques, décrivant la détresse et le désarroi de l’héroïne en matière d’amour : « mes acerbes et insupportables douleurs », « ceste durissime passion », « mon douloureux cueur »365. L’épistolière réussit à canaliser ses émotions dans les cinq dernières lettres invectives, qui renvoient au genre judiciaire ; et elle adopte un discours persuasif pour vaincre son adversaire et confirmer son érudition.

En somme, Hélisenne de Crenne classe ses épîtres en deux volets : les épîtres

familières et les épîtres invectives. Cette classification ne correspond pas à celle préconisée

par Érasme qui classe ces mêmes épîtres en trois catégories : délibératif (ou suasoire), judiciaire et familier. En ce sens, Hélisenne recourt à la mimésis non pas pour reproduire fidèlement les textes des Anciens mais pour mettre en place une discours varié, qui se suffit à lui-même. L’épistolière s’affranchit ainsi des canons imposés par la rhétorique classique en combinant discours familier, délibératif, judiciaire et épidictique.

Le concept de varietas permet manifestement l’autoreprésentation d'une persona aux visages multiples. Elle refuse également toute définition fixe. De plus, l’intérêt d’une lettre humaniste se concrétise dans la diversité, que l’épistolière met en œuvre pour varier sa matière verbale et pour charmer le lecteur. La lettre devient analogue au « poulpe épistolaire érasmien »366. L’image du poulpe est suggestive car elle repose sur cette idée de flexibilité et d’adaptation aux conditions de son environnement. Le style épistolaire doit, tel le poulpe, s’adapter à tous les sujets et les circonstances. Ce qui illustre son infinie variété. Hélisenne de Crenne confirme ainsi dans ses Epistres, qu’elle est capable de s’adapter à tous les genres épistolaires et de mettre en place un ethos changeant et en pleine mutation.

Démétrios définit le style épistolaire, dans son De electione, comme « simple et

365 Les epistres familieres et invectives, p.100.

366

propre à l’expression d’un ethos »367. Aristote distingue deux sens de l’adjectif ethos : celui qui concerne l’ethos et ce qui est relatif à l’ethos. Le premier ethos est discursif et est un moyen de persuasion créé par l’orateur. C’est pourquoi il n’entretient aucun rapport avec la personne réelle. Cet ethos est édifié selon trois modalités : l’arété qui relève de la franchise qui s’exprime directement sans avoir crainte des circonstances ; la phronésis qui témoigne de la sagesse objective et du bon sens affiché et finalement ; l’eunoia ou la sympathie qui repose sur une complicité complaisante à l’égard de l’auditoire. Quant au second ethos, il fait allusion à la personne réelle. Il est ainsi individualisé et il recouvre un éventail de qualités surpassant les trois précédentes modalités (arété, phronésis et eunoia). Nous mentionnons entre autres, l’âge, le sexe, la nationalité ou l’éducation. Cet ethos possède une valeur référentielle.

La valeur référentielle renvoie à la personne réelle et non pas au caractère persuasif opéré par le discours. De ce point de vue, la pratique épistolaire contribue à l’évolution et à la construction de la persona de l’épistolière, ballottant entre inquiétude, humilité, sagesse et érudition. Hélisenne de Crenne évolue, certes, en tant que persona épistolaire. En passant de la sphère privée au public, elle confirme l’évolution d’un ethos fictif, édifié par le verbe.

Le passage du privé au public repose sur une autre problématique : l’abolition de la subjectivité de l’autoreprésentation. Marguerite de Navarre marie aussi le public et le privé. La politique jalonne ses écrits et ses correspondances semi-officielles car l’immersion de la politique confère selon Maryline Audet « un caractère impersonnel à ce genre de lettres ». Elle proclame même son vouloir de se présenter comme un homme, en disant dans sa lettre à son frère Francois1er : « c’est le désir que j’ay heu toute ma vie de vous pouvoir frere service non comme seur, mes coume frere »368. Maryline Audet a parlé de l’abrogation de la subjectivité de l’autoreprésentation dans les correspondances de Marguerite de Navarre à Guillaume Briçonnet. Est-ce un signe d’effacement de soi devant une société phallocratique réclamant l’inculture de la femme ? Mais ceci paraît contradictoire car elle a reçu la même éducation que son frère. La construction de la

persona de l’épistolière passe-t-elle nécessairement par l’anéantissement de soi ? Ou

peut-être, l’effacement n’est qu’un prétexte pour se confirmer socialement et publiquement. 

367 Claude Charité, « L’art épistolaire dans l’Europe de la Renaissance : La République des Lettres (missives) », Spirale, Montréal, n°203, Juillet-Aout 2005, p.15.

368

L’abolition de la subjectivité chez Marguerite de Navarre est due à l’effacement du « je » et à son anéantissement devant Dieu. La transcendance du « je » relève de l’annihilation du moi devant son créateur et de son ancrage dans une expérience mystique : « En proclamant son inutilité et son ignorance, l’épistolière s’efface derrière sa religion. » et « entendre le chemin de salut ».369

Toutefois, si Hélisenne de Crenne a mis en place un ethos, variant entre arété,

phronésis et eunoia dans ses Epistres, elle adoptera dans son troisième livre Le Songe de Dame Hélisenne une posture plus humble en mettant en œuvre une persona modeste,

menant une expérience mystique et s’anéantissant volontiers devant la création divine.

3. L’allégorie : produit d’un débat discursif intellectualisé

L’allégorie s’inscrit au carrefour de diverses pratiques scripturaires et véhicule des sens variés et infinis. Elle donne à la fois la matière exégétique(le signifiant) et son sens (le signifié). En ce sens, la rhétorique donne un autre sens, différent du premier sens présenté par le texte allégorique. De plus, l’allégorie marque une dichotomie discursive littérale et allégorique grâce à l’impression de trouble et d’étrangeté qu’elle met en œuvre. Mais le rêve offre aussi une certaine liberté, propice à l’innovation et à la reformulation des nouvelles idées de manière discrète et indirecte. Il permet aussi de réfléchir sur les rapports entre vérité et fiction et de déterminer la posture de l’auteur, qui essayera de s’affirmer progressivement de manière subjective et personnelle, afin de se justifier et de consolider le poids moralisateur et didactique de son œuvre.

L’allégorie est un procédé d’écriture qui relève principalement de l’analogie. Autrement dit, elle met en rapport deux éléments existentiels complètement hétérogènes. C’est dans ce sens que Paul Ricoeur estime que l’analogie permet « d’exprimer l’identité des principes et des éléments qui traversent la diversité des genres ». 370 L’analogie, qui repose sur la liaison d’éléments appartenant à deux isotopes différents, sert ainsi à repenser le salut, en anéantissant la séparation entre le divin et l’humain. Cette réconciliation s’établit par l’instauration des liens analogiques entre deux mondes différents et par l’aspiration à une éventuelle union. L’allégorie se donne à lire en ce sens comme un texte allusif, composé d’une ou de plusieurs métaphores partielles reliées par analogie. Il s’agit 

369 Maryline Audet, « Les femmes et la théorie épistolaire à la Renaissance », Femmes, rhétorique et éloquence sous l’Ancien Régime, sous la direction de Claude La Charité et Roxane Roy, Publications de l’Université de Saint-Etienne 2012, p.145.

370

des modalités basées sur l’altérité et la contradiction (ironie et antiphrase), sur le particulier et le général (paroȉmia), sur l’euphémisme (« charientismos » et « asteismos ») et son symétrique (« sarkasmos »), ou sur l’obscurité (« aenigma »).371 Il serait donc réducteur de considérer l’allégorie comme un trope dans la mesure où elle se présente comme une figure matrice autour de laquelle gravite plusieurs tropes.

Notre objectif consistera donc à étudier le fonctionnement de l’allégorie en élucidant sa variété énonciative et la pluralité sémantique qu’elle opère.