• Aucun résultat trouvé

douloureuses qui procedent d’amours

2. Les epistres familieres et invectives : une prérogative féminine protéiforme

3.2. La ʺsignifianceʺ du Songe de madame Helisenne

Le troisième volet du Songe est représentatif de deux dialogues cruciaux qui ont fourni un éclairage précis sur l’entreprise d’Hélisenne de Crenne. Le premier dialogue met en opposition Raison et Sensualité. La conversation est centrée sur le ballottement de la Dame entre volupté et vertu et sur sa fidélité envers son époux. Sensualité exhorte la Dame à ne pas délaisser les mondaines délectations et à poursuivre ses regards impudiques et ses désirs concupiscents. Son discours est dépréciatif, car elle accuse le sexe féminin en faisant allusion au péché originel : « (…) car vulgairement la femme se regit et gouverne plus selon moy, et à sa fantaisie, que ne faict l’homme. Et comme chascun scet, la femme fut cause premierement de peché ».385 En revanche, Raison intervient pour défendre le sexe féminin et responsabiliser l’homme qui selon saint Augustin : « fist plus grand peché que Eve (…) considéré, qu’en luy residoit plus de bien et de vertuz ».386

Raison clame le libre arbitre de l’être humain. C’est à lui de choisir entre la vertu ou la volupté. Elle confirme que « l’ame qui est du bien et du mal capable, par la force de son liberal arbitre avec l’ayde de Dieu peult operer cela ».387

L’être humain est alors responsable de ses actes car il est doué à la fois de raison et d’une certaine liberté. De ce point de vue, Raison responsabilise les deux sexes car le péché pourrait être commis aussi bien par l’homme que par la femme :

Car l’espoux rend l’espouse feconde, et de ces deux unis ensemble vient grand fruict : et non d’ung tout seul. La mere en est le principe materiel. Le père est le principe formel et principal, c'est-à-dire, que les fruictz et lignées de bonnes operations ne sortent pas de nous sans nostre cooperation, ne par la grace de Dieu seule ou semence de sainct Esprit. Ne pareillement de nostre seul liberal arbitre : mais proviennent des deux, c’est assavoir, de la grace divine : comme premiere cause complete et parfaicte, et de nostre liberal arbitre, comme principe materiel, cause seconde moins principale388.

La coopération de l’époux et de sa femme engendre en ce sens des « bonnes œuvres » et une « belle lignée ». 389

Ceci ce concrétise à travers le parallélisme que fait Raison entre les deux couples (le père/la mère) et (Dieu/serf arbitre) et l’itération des 

385

Le Songe de madame Helisenne, p.111.

386 Id., p.110.

387 Id., p.108.

388 Id., p.108.

389

expressions traduisant la coordination et la collaboration : « deux unis ensemble », « de nous », « de deux » et « nostre liberal arbitre ». Entre le libre arbitre et la totale sujétion à la volonté divine, Raison choisit donc la synergie du « liberal arbitre » associé à la grâce divine.

En outre, la réflexion sur le rapport entre homme et femme et sur la société de mariage constitue un topos de prédilection au XVIème siècle. Marguerite de Navarre met en scène dans son Heptaméron des devisants de deux sexes pour réfléchir et améliorer le rapport entre l’homme et la femme. Des conversations sur la vie conjugale et extraconjugale émergent et soulignent leurs différentes visions. L’avilissement et la revalorisation du mariage devient une nécessité pour rétablir le statut de la femme à la Renaissance. C’est pourquoi, Madelaine Lazard estime que :

Le conflit entre l’honneur masculin et l’honneur féminin reparaît tout

au long des contes de l’Heptaméron. A la guerre comme en amour, l’honneur masculin réside dans la conquête. La morale des héros des histoires ou celles des devisants est, comme l’a dit L. Febvre, une morale des guerriers. La conduite des séducteurs est évoquée par le biais du vocabulaire guerrier ou celui de la chasse. L’homme épris se doit de « poursuivre chaudement son entreprinse » jusqu’à la victoire390.

Le Tiers livre de Rabelais est représentatif d’une réflexion sur la vie conjugale.

Panurge veut se marier, mais il craint le cocuage et l’infidélité de sa future épouse. Toutes les questions qu’il a posées n’ont pas eu de réponses exactes pour se rassurer. Pantagruel confirme que le choix d’une épouse est un acte libre et volontaire. L’homme doit comprendre que la femme n’est pas un être parfait et qu’il ne doit pas l’exposer à la tentation pour ne pas nuire à leur relation. Une femme bien éduquée et bien instruite aura une conduite irrépréhensible. De ce point de vue, Rabelais estime que l’épouse exemplaire implique :

La reconnaissance de sa liberté et de sa dignité, la réciprocité des devoirs et de l’amitié conjugale. Epouse-amie plutôt qu’épouse amante, « naturelle » surtout, qui n’appelle pas à la servitude de la passion, mais une tendre affection sans artifice391.

Montaigne a abordé la question du mariage dans le chapitre « Sur des vers de Virgile » de ses Essais. Sa perception de la femme est traditionnelle voire conformiste dans la mesure où il exige l’institution de la femme, qui est une obligation imposée déjà par la 

390 Madelaine Lazard, Images littéraires de la femme à la renaissance, Presses universitaires de France, 1985, Paris, p.72.

391

société et la religion. Ses idées semblent contradictoires car il souligne, d’un côté, qu’un bon mariage est fondé sur l’amitié et non pas la passion amoureuse ; et de l’autre, il insiste sur la nécessité de respecter les besoins charnels des femmes qui « n’ont pas tort du tout quand elles refusent les reigles de vie qui sont introduites au monde, d’autant que ce sont les hommes qui les ont faictes sans elles »392. Il considère qu’un bon couple doit s’entraider et se respecter mutuellement pour cultiver des liens d’amitié et d’utilité réciproques et durables. La vie matrimoniale impose le respect et exige que la femme témoigne souvent d’une certaine pudeur et chasteté et commande aux hommes de se comporter de manière modérée, voire réservée pour empêcher les extravagances de la licence amoureuse : « Il faut, dit Aristote, toucher sa femme prudemment et sévèrement, de peur qu’en la chatouillant trop lascivement le plaisir la fasse sortir hors des gonds de la raison »393. C’est pourquoi, traiter l’épouse comme une amy permet au couple de mener une vie équilibrée et pudique. L’amitié maritale est en ce sens synonyme de respect et de parfaite union.

Montaigne confirme la prééminence masculine et s’évertue à mettre l’accent sur le conflit entre les deux sexes : « La brigue et riotte entre elles et nous »394. Ce conflit trouve son apogée à travers la conception de l’institution matrimoniale, qui réclame la supériorité masculine et impose des règles rigides faites par des hommes, exigeant aux épouses le devoir de la continence, qu’eux même n’hésitent pas à enfreindre. Ce sont les hommes qui détiennent tous les privilèges et le pouvoir et c’est eux qui, décident de leur sort, et la réussite de la vie maritale dépend manifestement de leur volonté et du degré de l’implication de la femme dans l’obéissance des ordres masculins. En ce sens, Montaigne ne cherche pas à blâmer la femme et à critiquer sa conduite, mais il parodie l’inconstance de l’homme et son appétit sexuel immodéré. De même, L’Heptaméron de Marguerite de Navarre et les Essais de Montaigne illustrent « l’âpreté de la lutte des sexes ».395 Marguerite de Navarre aspire à une parfaite union entre l’homme et la femme. Elle souhaite trouver en l’époux : le mari, l’ami et le serviteur. Elle estime que l’honnête amitié conjugale mène à l’amour divin et au salut :

Cette vision du mariage transpose sur le plan chrétien la doctrine platonicienne qui voit en l’amour humain le reflet de l’amour divin. L’Union conjugale dès lors ne serait plus « un établissement », mais une

392

Montaigne, Essais, Livre III, chapitre V, Paris, éd.J.Bry, 1859, p. 854.

393 Jean Céard, Montaigne.Les Essais, Livre III, chapitre V, Paris, éd. Denis Bjai, Bénédicte Boudou, Jean Céard et Isablelle Pantin, p.1328.

394 Montaigne, Essais, p.144.

395

parfaite union de corps et d’âme, celle où Montaigne voyait un rêve impossible396.

Par ailleurs, suite au débat cuisant entre Raison et Sensualité, Dame Hélisenne quitte son rôle d’observatrice et décide d’intervenir pour s’interroger sur le statut du « sexe muliebre ».397 Un dialogue s’établit alors entre Raison et Dame Hélisenne et suscite un changement de situation remarquable. En ce qui concerne l’intervention de Sensualité, elle est réduite au discours indirect et finit par apparaître sous la forme passive « Sensualité fust domptée (…) Sensualité eust ceste condemnation receue »398

pour illustrer la vacuité de son argumentation et son châtiment par Raison.

En outre, le discours argumentatif de Raison change de tournure. De la réflexion sur le rapport et la différence sexuelle entre l’homme et la femme, nous passons à une réflexion spirituelle, voire mystique. La Dame amoureuse devient alors « Dame reduicte ». Ce changement est indispensable car il illustre le cheminement de l’interlocutrice vers le mysticisme. Cette évolution transcendantale est marquée par l’apparition progressive des entités abstraites « Humilité, Charité, Diligence, Abstinence, Vérité, Paix » qui se présentent respectivement pour l’aider à lutter contre la tentation et à retrouver la félicité intérieure et éternelle. L’intervention finale de la Dame réduite dissimule la volonté d’Hélisenne de Crenne de suivre la via Christi. Son discours présente ainsi toutes les marques de l’expérience mystique qui relève de trois étapes fondamentales : purgatio,

illuminatio et perfectio.

En revanche, réveillée, Dame Hélisenne éprouve une douleur intense. Elle décide de sauver son Songe de l’oubli et de le transcrire par écrit. Ceci nous incite à demander si Hélisenne de Crenne cherche vraiment le repentir ou si elle souhaite simplement exorciser ses tourments par le biais de l’écriture. L’écriture serait–elle en ce sens rédemptrice dans la mesure où elle matérialise le débat intérieur d’Hélisenne de Crenne ?

La transcription du Songe renvoie au point de départ. Pourrions-nous en ce sens confirmer que le cheminement de Dame Hélisenne vers le repentir correspond, comme l’a déjà remarqué Diane Desorosiers-Bonin, aux quatre sens: littéral, allégorique, tropologique, anagogique ?  396 Ibid., p.86. 397 Le Songe., p.111. 398 Id., p.119.

Érasme estime que la doctrine des quatre sens ne suffit pas pour expliquer en profondeur la théologie allégorique car elle ne tient pas compte de la notion de variété « des choses, des personnes et du temps »399. Selon lui, la tropologie constitue le second sens et non pas le troisième car elle ne relève pas d'un sens spirituel. Elle se présente plutôt comme une application morale du sens littéral. En outre, si le sens anagogique est étroitement lié à la hiérarchie céleste, elle est en ce sens d'origine dionysienne400. Mais l'anagogie dionysienne n'est pas scripturaire. De ce point de vue, il n'y a que l'allégorie qui est scripturaire et chrétienne.

En outre, pour décoder le vrai sens de l’Écriture, il faut prendre en considération l’aspect varié et protéiforme de son contenu. De là, l’allégorie, la tropologie et l’anagogie doivent tenir compte de l’interprétation de l’histoire du Salut et du mystère caché, qu’elle y dévoile. Dans cette perspective, le sens spirituel recherché pourrait changer et varier selon les circonstances historiques. Il est même historique. C’est pourquoi, il permet de déduire une pluralité de sens. Autrement dit, le sens spirituel relève du sens littéral. Pour fonder le sens anagogique et éviter l’ambiguïté du langage, il réduit la diversité des sens, en engendrant un sens unique que l’Esprit dévoile et inspire. C’est dans cette perspective que Georges Chantraine affirme : « une fois établi le sens littéral, les sens spirituels peuvent proliférer, qu’il s’agisse de l’allégorie, de la tropologie ou de l’anagogie »401

.

Force est de noter que l’entreprise de l’auteur, pour reprendre ici les quatre sens de l’Écriture, est d’ordre moral ou tropologique. Le cheminement de l’héroïne vers la repentance finale s’opère progressivement par le biais du dialogue et atteint son paroxysme, à travers la conversation avec Raison, qui l’a aidée à retrouver la voie du salut. Tel Érasme, Hélisenne a montré implicitement que l’allégorie et l’anagogie ne suffisent pas pour expliquer en profondeur le mystère chrétien. Pour ce faire, il faut absolument décrypter le mystère historique qui pourrait donner un sens nouveau. Il est à noter aussi que les textes helisenniens reproduisent des textes antérieurs pour les innover et les renouveler. L’intertextualité constitue en ce sens un procédé d’écriture incontournable dans la mesure où elle offre à l’auteur la possibilité de penser et repenser les écrits des Anciens et de les rassembler pour mettre en place un ensemble homogène, mais novateur.

399 Georges Chantraine, Mystère et philosophie du Christ selon Érasme. Etude de la lettre à P. Volz et de la Ratio verae theologiae (1518), Namur, Presses universitaires de Namur, 1971, p. 340.

400 L’anagogie dionysienne est cette causalité élevante par laquelle Dieu réalise la déification de la créature.

401

C’est dans cette persepective que nous allons focaliser notre attention sur la dimension « redistributive » de son intertexte et sur sa (ses) « senifiance (s) ».

CHAPITRE 3 :

Le texte hélisennien, un intertexte «redistributif»