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quêtes féminines piteuses

1.1. L'inscription de la quête amoureuse dans la trame narrative

Gustave Reynier107 a rapproché la première partie des Angoysses douloureuses qui

procedent d’amours d’Hélisenne de Crenne de La complainte de Flammette de Boccace.

Telle Flammette, Hélisenne s’éprend d’un jouvenceau. Les deux héroïnes partagent les mêmes délires et angoisses à cause de leur passion concupiscente. Plainte, consolation et déploration caractérisent l’armature générale des deux récits. En outre, leurs amants Guenelic et Pamphile ont intensifié leur souffrance à cause de leur inconstance et de leur nonchalance. Hélisenne a exprimé, à maintes reprises, son acharnement contre son amant volage qui a divulgué leur amour et a contribué à souiller sa renommée :

Je veoie manifestement son inconstance et imprudence, par ce qu’il me monstroit. Et comme je povois conferer, ou presupposer par signes evidens, il publioit et divulgoit noz amours. Et oultre plus, j’en fuz certaine par l’une de mes damoyselles, laquelle l’ouyt en devis, et disoit

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ainsi à l’ung de ses compaignons : ceste dame la est merveilleusement amoureuse de moy, voyez les regards attrayans de ses yeulx, je presuppose qu’en continuant de poursuyvre, facilement en pourray avoir jouyssance108.

Réveillée une nuit par les sanglots de son amant Pamphile, Flammette apprend une épouvantable nouvelle qui a transformé sa vie. Pamphile lui avoue que son père souhaite le revoir et il décide de partir pour Florence, son pays natal, et d’obéir au devoir filial. Tourmentée et travaillée par la décision inattendue de son amant, elle a tenté en vain de le convaincre de rester. L’échec de persuasion est marqué par l’évanouissement et la perte de parole de Flammette au moment de départ de Pamphile, au terme du chapitre II.

Les deux narratrices ont choisi de relater leurs tourments et leurs douleurs aux nobles dames amoureuses car elles peuvent éprouver de la compassion à leur égard. Flammette s’adresse dans son épître liminaire aux « honnestes Dames ». Elle écrit « en piteulx et larmoyant stille » et attend de ses interlocutrices de « piteuses larmes ». (Fl.,ii v°). L’épître dédicatoire de Dame Hélisenne reprend ainsi celle de La complaincte de

Flammette de Boccace. Hélisenne de Crenne exprime d’emblée son vouloir de

communiquer ses extrêmes douleurs aux honnêtes dames. Elle expose deux raisons pour justifier son choix. Elle estime que les femmes sont naturellement enclines à avoir compassion. De plus, elle pense telle Flammette, que son infortune suscitera « quelques larmes piteuses »109qui pourraient lui donner « quelque refrigeration medicamente »110.

Les deux narratrices instaurent un pacte de lecture en impliquant les lectrices dans leurs réflexions. Ce rapport entre narratrices et lectrices témoigne d’un processus d’identification dans la mesure où elles partagent en quelque sorte le même sort. Par ailleurs, bien que le sexe masculin soit exclu dans l’exorde, il émerge dans la péroraison comme l’implicite interlocuteur auquel sont destinés les deux récits. Flammette s’adresse initialement à un public exclusivement féminin et rejette avec fermeté le sexe masculin, incapable de comprendre sa détresse et son chagrin :

Les douleurs des miserables croissent habondamment quand ilz congnoissent ou sentent que aucune a compassion. Et pource que j’ay plus grand desyr de me douloir que d’aultre chose/ Et affin que par longue usance accoustumee de ce faire, ne amoindrisse ma douleur/ Mais qu’elle se avance et croisse, il me semble, nobles dames, qui avez les cueurs en amours plus heureux que moy, que en vous racomptant mon

108 Les Angoysses, p.115-116.

109Id., p. 96.

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miserable cas et infortune, prendrez de mon malheur quelque compassion, et ne me chault si mes parolles ne sont communiquees aux hommes/ Et en tant que je puis leur denie et refuse, pource que si aucune de mes ameres douleurs leur est descouverte, plusieurs en feront publicques preschemens/ risees et mocqueries, plus tost que larmes piteuses. (Fl., 2 r°)

Hélisenne de Crenne met en garde les honnêtes dames contre les dangers de l’amour lascif et les exhorte à rester chastes et pudiques : « Je vous prie de vouloir eviter ociosité, et vous occupez à quelques honnestes escercices ». 111S’adresser aux dames est alors une pratique récurrente à la Renaissance. Plusieurs femmes écrivains vouent leurs livres aux lectrices pour s’insurger contre la misogynie masculine et pour revaloriser le sexe féminin. C’est ainsi que Louise Labé cherche une consolation et une « refrigeration medicamente » à sa désolation :

Et meintenant me suis encor contreinte De rafreschir d’une nouvelle pleinte Mes maus passez. Dames, qui les lirez, De mes regrets avec moy souspirez. Possible, un jour je feray le semblable, Et ayderay votre voix pitoyable A vos travaux et peine raconter, Au temps perdu vainement lamenter.112

Jeanne Flore113 a voué aussi ses écrits aux femmes. Ses Comptes amoureux114se donnent à lire comme un recueil féministe édifiant, destiné aux « jeunes Dames Amoureuses ».115 L’auteur défend le droit de la femme à l’amour et elle proteste contre l’iniquité d’un mariage « impareil »116

qui contraint les jeunes filles à vivre des rapports conjugaux forcés et voués à l’échec. Elle plonge ses lectrices dans un univers romanesque fictif, peuplé de figures mythologiques, de fées et de dragons ; et elle les exhorte à suivre les lois de l’amour afin d’éviter la colère de Vénus et d’échapper à une cruelle et redoutable punition. Ceci se concrétise dans son huitain liminaire :

Gardez vous bien du vray Amour offendre,

111 Id., 97.

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Louise Labé, Elégie I, v. 41-43, Œuvres complètes, éd. E. Giudici, d’après l’éd. de 1556, 1981, p. 130

113 Jeanne Flore constitue encore une figure auctoriale emblématique et mystérieuse. Claude Longeon a attribué la paternité de son recueil les Comptes amoureux de Jeanne Flore à Etienne Dolet (Claude Longeon, « Du nouveau sur les Comptes amoureux de Madame Jeanne Flore », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, XLIV, 1982, p.609). Mais nous présenterons les Comptes comme un recueil produit par une instance auctoriale féminine.

114 Comptes amoureux par Madame Jeanne Flore, édition critique établie par G.-A. Pérouse et collaborateurs, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1980, 258p.

115 Épître liminaire des Comptes amoureux par Madame Jeanne Flore, p.97.

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Lequel n’est pas comme on le painct, aveugle : Sinon en tant que les Cruelz aveugle,

Qui n’ont le cueur entier, piteux, et tendre. Le voilà jà tout prest de son arc tendre Contre qui n’ayme usant du malefice De Cruaulté : doncques au sainct service D’amour vueillez de bon vouloir entendre.117

Amour n’est donc pas aveugle. Mais il punit atrocement et rend aveugles ceux qui refusent d’aimer et méprisent leurs amant(e)s. En outre, bien que Jeanne Flore inculque à ses lectrices une doctrine qui s’oppose à celle de la littérature conventionnelle incitant les femmes à rester fermes et inaccessibles, elle dévoile dans son épilogue que ses Comptes sont une fiction de poésie dénonçant les récriminations masculines et l’institution du mariage :

Je t’ay voulu pour la conclusion Bien advertir que tout ce est fiction De poésie. […]

Je blasme icy l’impareil mariaige. 118

Toutefois, si les deux prologues font allusion à un univers nettement féminin, les deux épilogues ont marqué l’apparition d’un autre destinataire : les hommes. Flammette inclut le sexe masculin pour l’incriminer. En d’autres termes, la narratrice, désespérée, sollicite la sympathie féminine et accuse l’orgueil et la tyrannie masculines qui sont à l’origine de sa douleur et de ses écritures.

Quant à l’épilogue du premier récit des Angoysses, il met en présence une hélisenne tripartite : elle est héroïne, narratrice et auteure. Enfermée, elle décide de réécrire son tourment à son ami. Elle aspire à ce que ses écritures tombent un jour entre les mains de son amant pour venir la délivrer. L’auteur transcrit ainsi l’expérience malheureuse d’Hélisenne pour avertir les femmes contre les répercussions de la passion adultérine. De plus, si le premier récit des Angoysses est voué aux « honnestes dames », le deuxième récit est adressé aux « lecteurs benevoles » :

Apres vous avoir exhibé [o lecteurs benevoles] les vehementes passions que Amour venerienne peult es tendres et delicieux cueurs des amoureuses dames causer, il m’est prins vouloir de vous narrer et reciter les calamitez et extremes miseres, qui par indiscretement aymer les

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Comptes amoureux par Madame Jeanne Flore, Texte établi d’après l’édition originale (Lyon, 1537 env.), avec Introduction, Notes, Variantes et Glossaire par Le centre Lyonnais d’étude de l’Humanisme (CLEH), sous la direction de Gabriel-A. Pérousse, Éditions du CNRS Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1980, p.95.

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jeunes hommes peulent souffrir.119

Flammette et Hélisenne de Crenne, narratrices, destinent leurs histoires et expériences aux femmes pour chercher leur sympathie et pour se réconforter. Mais Boccace et Marguerite de Briet vouent leurs récits à un public plus vaste incluant l’homme.

Toutefois, les deux textes témoignent visiblement d’une similitude au niveau de l’armature textuelle. En effet, l’architecture exégétique des Angoysses douloureuses qui

procedent d’amours est marquée par l’omniprésence des péripéties traduisant le

ballotement du couple entre conjonction et disjonction. Or, l’ossature textuelle de La

complainte de Flammette est caractérisée par l’absence d’action. Elle est principalement

bâtie sur le style oratoire. Le discours plaintif de Flammette se concrétise à travers le recours au dialogue et au soliloque. Les discours dialogiques mettent en présence aussi bien des interlocutrices réelles que fictives telles la nourrice et Vénus qui se manifestent au chapitre liminaire. Flammette fait intervenir, dans son imagination, une nouvelle interlocutrice « Vénus » afin de répondre aux arguments de la nourrice. Leurs discours s’opposent systématiquement pour traduire l’émoi intérieur de Flammette voire son dédoublement entre raison et passion. La nourrice s’évertue à dissuader Flammette de se soumettre à la folie du dieu Amour, perçu comme un tyran, voire une « Furie infernale » anéantissant toute forme de résistance alors que Vénus la persuade de s’adonner aux plaisirs de l’amour.

En outre, les événements présentés sont soit imaginés soit rapportés par des tiers. Il est question souvent de fausses nouvelles, telles l’histoire du mariage de Pamphile qui a été divulguée par un marchand, la nouvelle passion de Pamphile pour une autre femme, propagée par un serviteur revenant de Florence ou le faux retour de Pamphile annoncé par la nourrice qui a confirmé que ce n’est qu’un homonyme.

Par ailleurs, le texte hélisennien présente une progression exégétique novatrice par rapport au texte boccacien. Ceci se concrétise principalement à travers le rôle accordé au mari. Il est présenté, au début, comme un époux aimant et protecteur. Or, apprenant la passion lascive d’Hélisenne, il tente de séparer les deux amants et d’empêcher leur union. Il emprisonne Hélisenne dans sa chambre et l’empêche de voir son amant. Surprenant sa femme tenant entre les mains les lettres de son amant, il les brûle furieusement. Il a recours 

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à la menace et à la violence verbale et il enferme, enfin, son épouse dans la tour du château du Cabasus.

En revanche, le récit de Flammette ne présente aucun détail explicitant l’intervention du mari cocu, étrangement absent. L’héroïne n’a jamais recours à une stratégie pour déjouer la vigilance de son mari. Elle se contente de la présence de sa nourrice qui joue provisoirement le rôle du mari qui conseille et avertit à la fois. De plus, la chambre conjugale est accessoirement celle du couple d’amants.

Toutefois, le récit d’Hélisenne privilégie la correspondance entre les amants. Or, La

Flammette de Boccace se donne à lire comme une introspection psychologique car elle

présente peu d’éléments romanesques. Elle lance un cri de douleur émouvant, suite au départ subit de son amant. De plus, son infidélité la conduit initialement au suicide raté ; ensuite à la résignation et enfin à l’attente désespérée d’une éventuelle union.

Les deux récits restent ouverts. Hélisenne, séquestrée au château de Cabasus, écoute les conseils de sa vieille servante et consigne par écrit son malheur en aspirant à ce que ses « ecriptures » tombent un jour entre les mains de son amant pour la délivrer. Quant à Flammette, elle écrit pour éveiller la compassion de son amant et pour le convaincre de ne pas l’abandonner. D’un point de vue rhétorique, les deux œuvres présentent le même exorde mais elles n’ont pas la même péroraison puisque les deux narratrices ne partagent pas manifestement la même intention. Hélisenne, aspire à la communion avec son amant par le biais de l’écriture. Elle ne cherche pas le pardon mais une « refregeration madicamente ». Or, Flammette, en s’adressant à un public exclusivement féminin, écrit pour susciter la compassion de son amant. Elle pleure son absence et se lamente sur son sort. Son discours rétrospectif a une double entente : elle s’évertue à persuader les Dames de son malheur et à se persuader soi-même du retour de son amy qui l’a abandonnée. L’écriture d’Hélisenne est alors compensatoire, celle de Flammette est piteuse.