• Aucun résultat trouvé

Crenne : deux récits chevaleresques iniatiques

3. Les sources des Epistres familieres et invectives d'Hélisenne de Crenne

3.1. Les Epistulae ad familiares de Cicéron : entre voix privée et voix publique

La pratique du genre familier chez Hélisenne de Crenne s’inscrit dans le sillage des

Epistolae ad familiares de Cicéron176, publiées par le même éditeur Denys Janot en 1539. En effet, les lettres cicéroniennes, caractérisées par leur aspect oratoire, fournissent une belle réflexion sur l’épistolographie. Cicéron distingue trois types d’épîtres : les lettres informatives qui servent à donner ou à recevoir des informations entre les correspondants, les lettres familières et humoristiques et les lettres sérieuses et graves.

En exil, Cicéron dédie principalement ses lettres aux trois correspondants intimes 177: vingt-sept lettres ont été envoyées à son ami Atticus, quatre lettres ont été

176 Luc Vaillancourt affirme que la publication posthume des Epistolae ad familiares de Cicéron a été réalisée par son secrétaire Tiron, suite à son acquiescement et c’est lui qui a préparé leur édition. (Luc Vaillancourt, La lettre familière au XVI' siècle : rhétorique humaniste de l'épistolaire, Paris, Honoré Champion, 2003, p.50.) .

177 Le manuscrit des lettres de Cicéron à Attique, à Quintus et à Brutus a été découvert par Pétrarque en 1345 à la bibliothèque de la cathédrale de Vérone. En s’inspirant des épistoliers médiévaux, Il s’essaye, lui aussi, à l’écriture épistolaire. Mais il adopte un style conversationnel souple et flexible. Il délaisse le style

adressées à sa femme Terentia et deux lettres à son frère Quintus. Les huit premières

Epistres d’Hélisenne de Crenne font écho aux lettres familières cicéroniennes par leur

aspect conversationnel, traduisant une certaine sympathie amicale entre elle et ses correspondants. En témoignent principalement l’épître II, adressée à un proche parent ; et les deux épîtres VIII et IX envoyées à son amie Clarice.

Toutefois, les lettres de Cicéron expriment une certaine affectivité. Les expressions d’émotion, omniprésentes dans toutes ses lettres, illustrent sa volonté presque effrénée de communiquer et justifient le lien fort l’unissant aux siens. Cicéron avoue dans ses lettres envoyées à son épouse Terentia qu’il ne peut pas retenir ses larmes en écrivant et en lisant les lettres échangées entre eux : « cum aut scribo ad uos aut uestras lego, conficior

lacrimis sic ut ferre non possim »178. En écrivant à son frère Quintus, il exprime aussi ses tourments et verse des larmes de nostalgie et de chagrin : Haec ipsa me quo fletu putas

scripsisse ? Eodem quo te legere certe scio. An ego possum aut non cogitare aliquando de te aut umquam sine lacrimis cogitare  » ?179

Les pleurs de Cicéron révèlent en quelque sorte un sentiment de culpabilité. Cicéron s’auto-accuse et se responsabilise dans la mesure où il n’a pas suffisamment résisté et milité pour défendre et soutenir ses proches. Il a choisi l’exil avant le vote de la première loi de Clodius et a entraîné la faillite de sa famille, atteinte dans ses biens et dans sa renommée :

Vos enim uideo esse miserrimas, quas ego beatissimas semper esse uolui, idque praestare debui et, nisi tam timidi fuissemus, praestitissem .

Je vois en effet que vous êtes très malheureuses, vous que j’ai toujours voulues parfaitement heureuses, à qui j’aurais dû assurer ce bonheur et à qui je l’aurais assuré si je n’avais pas été si timoré.180

Les épîtres d’Hélisenne de Crenne sont aussi jalonnées d’expressions d’affection et de tendresse. L’épistolière exprime, dans sa première épître, le lien fort qui l’unit encore à l’Abbesse et aux religieuses. Elle énumère avec admiration leurs qualités, en employant le champ lexical de l’abstinence et de la vertu :

oratoire cicéronien pour favoriser le style familier et domestique comme principe fondamental pour écrire une lettre.

178 Cic., Fam. 14, 4, 1 : « Quand je vous écris ou que je lis vos lettres, je suis accablé de larmes à un point que je ne puis supporter ». Voir aussi Cic., Fam. 14, 2, 1 ; 14, 2, 2 ; 14, 1, 5 ; 14, 3, 1 ; 14, 3, 5.

179 Cic., Q. fr. 1, 3, 3 : « Ces mots mêmes, imagines-tu avec quels pleurs je les ai écrits ? Les mêmes pleurs avec lesquels, je le sais bien, tu les lis. Puis-je rester un instant sans penser à toi ou y penser jamais sans verser des larmes ? ». Voir aussi Q. fr. 1, 3, 10.

180 François Guillaumont, « Vie publique et vie privée dans les lettres de Cicéron à Terentia (Ad Familiares 14, 1-4) », Interférences [En ligne], 8 | 2015, mis en ligne le 30 octobre 2014, consulté le 08 mai 2017. URL : http://interferences.revues.org/5457 ; DOI : 10.4000/interferences.5457

La bonne exemplarité, l’assidue reverence à Dieu, les frequentes abstinences, la varginalle continence, les sobres parolles, l’espargné regard, la continue demeure solitaire, le mesuré temps, la dispersée charité, ensemble le contempnement du monde, l’aspre penitence, l’extreme diligence en devotes oraison, et la souveraine pacience en toutes voz affaires observée »181.

Elle les apostrophe aussi en employant des expressions de salutation traduisant son attachement et son estime telles « O treschere dame» et « treschastes dames »182. Dans ses deux épîtres VIII et IX, adressées à son amie Clarice, l’épistolière manifeste son dévouement pour son amie et elle confirme le lien de sororité qui les allie :

Si ainsi est, O fidele compaigne, que les choses futures par les pretrites aulcunement se puissent jugeer : Je doibs avoir indubitable certitude, de l’infaillible et fervente amour que tu me porte : Car entre nous a toujours esté une conversation, non point comme amytié acquise, mais sororelle183.

L’amitié qu’éprouve Hélisenne de Crenne à l’égard de ses correspondants se traduit encore à travers l’emploi des expressions de sympathie. En témoignent les épîtres familières de consolation III, IV, VI et VII illustrant la prévenante et attentionnée complicité entre l’épistolière et ses destinataires. Elle partage délibérément la douleur de ses interlocuteurs pour les réconforter et leur donner conseil. En témoigne principalement l’épître III, adressée à une cousine. Hélisenne de Crenne tente de la consoler et lui confirme que sa souffrance est commune et universelle :

Puis après longue lamentation je preparoy ma debile main, à te rescripre, esperant te povoir aulcunement consoler. Las je te supplie que vueille considerer, que la chose qui se souffre en compaignie, ne doibt estre dicte intolerable : pour certain tu n’es seulle, ayant esté persecutée, de ceste pululante detraction184.

Dans le De officiis, Cicéron fait du consilium une composante incontournable de l’amicitia. Il l’ajoute à d’autres types d’interaction langagière tels le sermo, la cohortatio et l’oburgatio . De même, dans sa troisième épître familière envoyée à sa cousine, Hélisenne de Crenne précise sa véritable intention et dévoile sa volonté d’apaiser le tourment de son interlocutrice : « Puis apres longue lamentation je preparay la debile main, à te rescripre, esperant te povoir aulcunement consoler »185. L’épistolière accorde aussi une grande importance au second sous-genre délibératif : la lettre de conseil. Les épîtres V, VIII et IX 

181

Les epistres familieres et invectives, p.64.

182 Ibid,.

183Id., p.93.

184 Id., p.73.

185

se rattachent manifestement à la monitoria. Dans la cinquième épître familière, adressée à Galasie, Hélisenne de Crenne lui conseille de délaisser l’amour illicite. Elle incite aussi son amie (Clarice), dans l'épître familière VIII, à résister à une passion qui va à l'encontre de la volonté paternelle. Quant à la lettre IX, elle constitue un prolongement de la précédente épître et permet à l’épistolière de réitérer les mêmes conseils : délaisser l’amour lascif et persister dans la dissimulation.

La parenté entre Les Epistres familières d’Hélisenne de Crenne et celles de Cicéron se traduit à travers la valorisation de l’amitié. La réflexion sur l’importance de l’amitié sur la vie privée et publique constitue un topos cher à Cicéron. Il évoque souvent ses deux amis qui ont marqué sa vie privée et son parcours littéraire : P. Cornelius Lentulus Spinther et Atticus.

Dans son traité De Amicitia, Cicéron met l’accent sur les principales caractéristiques de la vraie amitié. Il estime que le lien amical se développe grâce à la reconnaissance des qualités et de la virtus de l’autre. L’amitié repose, selon lui, sur l’union et la complicité entre plusieurs hommes, se partageant les mêmes valeurs. Il qualifie l’amitié d’adiutrix

uirtutum car elle permet aux hommes vertueux de rendre à la res publica ses valeurs

éthiques. Une deuxième caractéristique de l’amitié consiste alors à envisager l’ami comme son alter ego.

Les lettres échangées entre Cicéron et son ami Atticus portent principalement sur la vie publique. Ils réfléchissent sur le pouvoir politique. Cicéron, exilé, communique à son ami ses inquiétudes et son désarroi et il lui demande conseil. Une réelle importance est accordée en ce sens à la méditation et à la discussion sur la res republica. Les lettres montrent le rôle grandissant que joue Atticus et son influence sur Cicéron. L’entente entre les deux amis n’empêche pas Atticus de manifester son avis honnêtement et de dévoiler son désaccord sur certaines analyses faites par Cicéron.

Les correspondances de Cicéron avec P. Cornelius Lentulus Spinther illustrent ce parallélisme entre le privé et le public dans la perception de l’amitié romaine. Les lettres envoyées à Lentulus se donnent à lire comme un plaidoyer du lien d’amitié que Cicéron entretient avec lui, dans un contexte politique instable et mouvementé

Force est de noter que la notion d’amitié paraît polyvalente et polyphonique dans la mesure où le sens qu’elle dépend des circonstances et des personnes. D’un point de vue

politique, le terme relève de l’utilitarisme et de l’intérêt car «  il ne signifie pas (pour les politiciens) qu’on s’aime, mais qu’on s’accepte avec loyauté, qu’on s’estime lié par la justice et le devoir  »186. De ce point de vue, Cicéron précise que son attachement à Lentulus s’inscrit dans cette amitié, qui repose principalement sur la dualité entre les beneficia et les officia que réalisent et accomplissent les amis, dans le cadre de leurs

officia. Ce qui leur permet de recevoir, en contrepartie des merita. L’amitié entre Cicéron et

Lentulus est alors fondée sur ce principe : « les necessarii, les « amis », sont liés par les

officia qu’ils accomplissent et les merita qu’ils acquièrent »187. Cicéron éprouve donc un sentiment de gratitude et de reconnaissance à l’égard de Lentulus car il l’a aidé à retourner de son exil. Cette amitié relève aussi d’une certaine familiarité voire d’une affectivité réceptive, comme le constate Jacques-Emmanuel Bernard :

Dans la relation entre Cicéron et Lentulus, la familiaritas se manifeste sous deux formes, dans l’attention qu’ils portent chacun à la famille de l’autre, et dans leur goût commun pour les studia, c’est-à-dire la philosophie, la science juridique, la rhétorique. Cicéron rappelle à Lentulus l’affection qu’il a pour son fils. Lentulus de son côté s’intéresse à la vie familiale de Cicéron, qu’il félicite à propos du mariage de Tullia avec Furius Crassipes, dans un passage où se laisse voir cette affection réciproque188.

L’amitié unissant Cicéron et Lentulus renvoie à celle de Hélisenne de Crenne et de Quezinstra, le compagnon fidèle de son époux. L’épistolière lui adresse une lettre dithyrambique (l’épître XII) afin qu’il l’aide à se libérer de son enfermement. Elle recourt à l’éloge en illustrant sa bienveillance et sa prévenance et en exaltant ses qualités :

Et si l’on me interroguoit si la fidelité de toy, est bien adverée, ne voulant occulter les tiennes perfections, je dis que ouy, en trois cas peult estre approuvée la fidélité de l’homme : premierement si le nouvel amy qu’il a ne me spolye point du degré d’amytié, dont il m’aymoit : secondement si l’exaltant, sa prospere fortune n’est point cause de luy causer oblivion de moy. Et tiercement si mon adversité n’est point occasion de me derelinquer. Ceste vraye amytié stable, permanente, et immuable, reside en peu de personnes189.

Hélisenne de Crenne met l’accent sur les précédentes faveurs qu’il lui a accordées et elle l’incite à convaincre son époux de son innocence. Elle estime qu’il est capable, grâce à son éloquence, de détourner son mari de la fausse idée qu’il a d’elle : « affin que 

186 Michel Nicolet, Cicéron, collection « Écrivains de toujours », n° 52, Paris, Le Seuil, 1964, p. 92.

187

Jacques-Emmanuel Bernard, « Amitié et officium épistolaire : les lettres de Cicéron à P. Cornelius Lentulus Spinther », Interférences [En ligne], 8 | 2015, mis en ligne le 31 octobre 2014, consulté le 11 mai 2017. URL : http://interferences.revues.org/5484 ; DOI : 10.4000/interferences.5484

188 Id., p.17.

189

par l'artificielle ellegance de tes melliflues parolles, il commence à congnoistre que c'est à grand tort, qu'il preste matiere de m'angustier et adolorer »190. Ainsi, bien que la demande de l’épistolière soit explicite, la récompense qui doit suivre sa satisfaction reste implicite. Il se peut que le lien d’amitié entre Hélisenne de Crenne et Quezinstra soit intensifié et renforcé : « A toy appartient le tiltre d'amy feable, qui me donnera occasion de sempiternelement ta vertueuse constance extoller »191.

Toutefois, les lettres échangées entre Cicéron et son épouse Terentia marient le privé et le public. L’épouse fait preuve de courage et participe activement à la vie politique romaine afin de soutenir son époux. Elle a défié les règles romaines, interdisant l’accès de la femme dans le domaine politique, pour libérer son mari de son exil. Cicéron, lui-même, a confiance en elle et il l’a souvent incitée à persévérer pour le délivrer de son bannissement : « si est spes nostri reditus, eam confirmes et rem adiuues »192. À l’instar de Terentia, son ami Atticus a travaillé sur le salut de l’exilé. Ils occupent tous les deux le rôle d’informateurs politiques transcrivant ce que font les nouveaux tribuns de la plèbe dans les premiers jours de leur tribunat.

Quant à Hélisenne, elle voue ses Epîtres familieres aux femmes pour les soulager et les encourager à résister à la passion adultérine. Elle mène une réflexion sur le statut du sexe féminin et aspire à sa libération et à la libération de sa voix. Si Terentia participe activement dans la vie sociale et politique romaine pour libérer son mari, Hélisenne de Crenne cherche par et à travers l’écriture épistolaire une possible libération et une éventuelle intégration féminine dans la vie publique. Quoique les intentions de Terentia et d’Hélisenne de Crenne diffèrent, elles s’unissent dans leurs recherches d’une voi(x)e féminine dans une société masculine interdisant leur participation et leur intégration. La voix d’Hélisenne de Crenne quitte ainsi la sphère privée pour devenir publique comme celle de Cicéron.

Par ailleurs, Érasme s’oppose au formalisme cicéronien et rompt avec l’épistolographie médiévale. Il refuse le classement cicéronien des lettres (les lettres informatives, les lettres familières et humoristiques et les lettres sérieuses et graves) et estime que l’infinie variété d’une lettre tient principalement à la multiplicité des sujets abordés qui échappent à toute tentative de classification et de systématisation. En ce sens, 

190 Id., p.111.

191 Ibid.

192

la pratique du genre familier chez Hélisenne de Crenne s’inscrit dans le sillage du De

conscribendis epistolis (1522) d’Érasme.

L’entreprise de l’épistolière est déjà explicite au préambule : éduquer et plaire au lecteur. Le genre épistolaire vise donc le plaisir et la délectation du lecteur mais aussi la variété, un principe évoqué par Érasme : « res tam multiplex propeque ad infinitum varia ».

3.2. La pratique du genre familier dans les Epistres d'Hélisenne de