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Crenne : deux récits chevaleresques iniatiques

2.2. La quête de l’objet de désir : entre conjonction et disjonction

Dans son étude de la morphologie du conte, Vladimir Propp a dégagé des constantes qui lui ont permis de mettre en place un schéma actantiel, selon lui invariant. Ces constituants communs se présentent comme des « fonctions » ; terme qu’il définit comme suit : « par fonction, nous entendons l’action d’un personnage définie du point de vue de sa signification dans le déroulement de l’intrigue »150

. Les trente-et-une fonctions évoquées par Propp ne se présentent pas dans tous les contes, mais leur ordre d’apparition est strictement identique. Certaines fonctions sont utilisées par couples : l’interdiction/ la transgression, le départ/le retour, le méfait/ la réparation du méfait, la lutte/ la victoire et le manque/le comblement du manque. En ce sens, la quête de l’objet de désir commence par « l’éloignement », « l’interdiction » et « la transgression de l’interdiction ». Il s’agit des

150

fonctions définies, par Vladimir Propp, comme une « syntagmatique orientée vers la réalisation d’une finalité »151

.

Greimas152 a essayé de formaliser et de théoriser le modèle d’analyse proposé par Propp en repensant le schéma actantiel. Il détermine trois catégories actantielles : sujet-objet, destinateur-destinataire et adjuvant-opposant. Il met en présence un schéma canonique d’organisation narrative représentatif de trois épreuves : qualifiante, décisive et glorifiante. L’épreuve qualifiante relève de différentes actions que le héros entame pour se distinguer des personnages auxiliaires. L’épreuve principale débouche sur l’obtention de l’objet de la quête. Quant à l’épreuve glorifiante, elle marque le triomphe du protagoniste et son élévation au titre de héros.

La catégorisation des fonctions propiennes témoigne de la volonté de Greimas de privilégier l’épreuve principale et de lui accorder une place centrale dans l’organisation du récit, car elle assure le passage d’un « énoncé d’état » à un « énoncé de faire ». L’« épreuve qualifiante » relève du savoir-faire et du pouvoir-faire du sujet-quêteur qui cherche à réparer le manque par l’appropriation de son objet de désir (l’épreuve glorifiante). Le modèle narratif représentatif de trois épreuves est alors mis en place, non pas pour traduire un ordre de succession comme dans la morphologie de Propp, mais plutôt comme un parcours narratif ayant un sens voire une intentionnalité : retrouver l’objet de désir.

Adjuvant

Sujet de quête Epreuves et actions Objet de quête

Opposant

Schéma actanciel (d’après Greimas)

Nous essayerons donc de montrer l’intérêt des deux parcours en étudiant les schémas actantiels caractérisant la quête de Pérégrin et celle de Guenelic.

D’un seul regard, Pérégrin est épris de Genèvre. Captif, il éprouve pour elle un amour vif et intense et il cherche à tout prix à s’approprier son objet de désir. Mais il n’a 

151 Id, p.28.

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pas réussi à assouvir son désir à cause du refus des parents de Genèvre et de la médisance des rapporteurs. Apprenant l’absence de sa bien-aimée, suite à son retour de Mont Sinaï, il décide de partir la chercher.

Agathes et Violente (Actants adjuvants et donateurs)

Pérégrin part à la quête de son objet de désir Genèvre

Les parents de Genèvre et ses frère / La servante Astanne/ La cousine Lena… (Acteurs opposants)

La quête de l’objet de désir se donne à lire comme une épreuve principale voire décisive dans la mesure où les héros affrontent des agresseurs dans leurs itinéraires de réparation du manque. Greimas souligne qu’autour du personnage-quêteur gravitent des actants adjuvants qui le soutiennent ou des opposants qui s’efforcent d’entraver son entreprise.

Les parents de Genèvre, ses frères et la servante Astanne constituent des actants opposants qui ont collaboré ensemble pour séparer Genèvre et Pérégrin. La mère Anastaise surprend un jour sa fille entrain de parler avec Pérégrin. Perturbée par sa venue subite, elle a oublié la lettre de Pérégrin sur son lit. La mère l’a prise secrètement et lui a conseillé de délaisser ses amours lascifs pour ne pas nuire à leur renommée et pour éviter la férocité et la colère de ses frères. Anastaise a utilisé la lettre pour les séparer. Elle recourt à la ruse en demandant à la servante de Lyonore, violée par inadvertance par Pérégrin, de mentir à sa fille en prétendant que la lettre est destinée à sa maîtresse. Chagrinée par la fausse trahison de Pérégrin, Genèvre l’accuse et refuse de lui pardonner.

Au troisième livre, Pérégrin retrouve Genèvre et elle lui raconte les souffrances et les supplices qu’elle a subis après son départ au Mont Sinaï : « Danastaise, de Lena e dastanne estoye dans la chambre gardee, exprobree, et injuriee. Lune de mort, lautre dexil e

autres de diverses peines me menassoient »153. Sa servante Astanne l’a trahie aussi. Elle a recours à l’outrance et elle accuse Genèvre devant ses parents et ses frères :

O infamie perpetuelle de la maison et du pays, ou es tu reduicte ? O traystresse de toy mesmes. O faulse fille. O enfant ingrat. O mauvais germe (…) voicy la preuve, voicy le sceint, voicy la lettre de main escripte (…) Je scay q tu es si mensongiere q le tout hardiment nyeras154

.

Les parents de Genèvre enferment leur fille dans sa chambre et la privent de nourriture. Ils décident enfin de l’éloigner de son pays natal, en l’emprisonnant au monastère de Ravenne.

En revanche, Pérégrin a été soutenu par plusieurs actants adjuvants, qui l’ont aidé à se réunir avec sa bien-aimée, tels son ami fidèle Agathes et sa nourrice Violente. Agathes, le compagnon fidèle du protagoniste, a fait preuve de dévouement et de sacrifice et a contribué à la communion finale du couple. Il a recours à la ruse, au troisième livre, pour que Pérégrin et Genèvre se marient. Il est rentré en Italie, suite à la demande de Pérégrin, pour divulguer sa mort et libérer sa bien-aimée de son emprisonnement. Apprenant sa fausse mort, le père de Genèvre Angiolo mande son serviteur pour accompagner Agathes à Ravenne et transmettre une lettre à l’abbesse de Saint-André. Agathes retire furtivement la lettre du messager et a découvert qu’Angiolo veut marier sa fille à un autre homme et demande à l’Abbesse de lui annoncer la nouvelle. Pour empêcher cette union, Agathes écrit une nouvelle lettre à l’abbesse pour l’informer qu’il a finalement accepté le mariage de sa fille avec Pérégrin. La nourrice Violente était aussi une bonne conseillère pour Pérégrin et Genèvre et elle a même réussi à réconcilier Genèvre avec ses parents pour qu’elle puisse retourner à son pays natal et officialiser et célébrer légalement son mariage avec Pérégrin.

Au second récit des Angoysses douloureuses qui procedent d’amours, Guenelic décide de partir avec son ami Quezinstra à la recherche d’Hélisenne qui a été séquestrée par son mari cocu au château de Cabasus. Son désir de retrouver sa bien-aimée a été exprimé ainsi :

J’ay certaines intelligences qu’amours est une essence : à la fruition de laquelle, par travaulx, fatigues tolerances et douleurs insupportables se parvient. Et pour ce j’ay ferme propos de ne pardonner à aulcuns perilz. Je veulx cercher tous pays habitables, en surmontant des Ulyxes les peregrinations, pour ma dame retrouver, considerant que à

153 Caviceo Jacopo, Dialogue tres elegant intitule le Peregrin traictant de lhonneste et pudique amour concilie par pure et sincere vertu, op.cit, p. 301.

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gens diligens et soliciteux toutes choses sont deues. Hercule, Theseus, Pirithous, Eneas, et Orpheus descendirent aux enfers, pour satisfaire à leurs aspirans desirs : je ne suis moins desirant qu’ilz estoyent. Et pour ce je ne doubte riens, car l’ingenieusité faict l’homme hardy, et si n’est riens qu’amours ne puisse faire 155

.

Guenelic décide de chercher Hélisenne et il se met délibérément au même rang des dieux et des héros légendaires qui ont sacrifié leurs vies à la recherche de leurs bien-aimées. Quezinstra, décide de soutenir son ami et de l’accompagner dans son périple. Il s’agit d’un actant adjuvant qui est resté fidèle à Guenelic et qui a cherché souvent à atténuer sa peine : « Confortez vous doncques, considerant que quand aurez Helisenne retrouvée, de votre extreme misere, doulx en sera le record »156. Il a même pris en charge la publication des Angoysses douloureuses qui procedent d’amours après la mort de deux amants.

Quezinstra, le compagnon de Guenelic (Actant adjuvant et donateur)

Guenelic part à la quête de son objet de désir Hélisenne (sujet-quêteur et acteur opposant) (Sujet-quêteur et objet de désir)

L’époux, la vieille servante (Actants opposants)

En compagnie de Quezinstra, Guenelic traverse des forêts, visite des villes et des îles inconnues et réalise également des épreuves qualifiantes. Après avoir vaincu des brigands, ils participent à un tournoi, à Goranflos. Le texte relève d’une description minutieuse et détaillée du combat et des prouesses guerrières de Quezinstra qui a réussi à participer au tournoi grâce à Zélandin, le fils du seigneur de Goranflos. Dans l’épisode d’Élivéba, les deux compagnons viennent au secours d’une reine tourmentée par la traîtrise de l’amiral qui voulait à tout prix assiéger son royaume. Confondu par l’armée ennemie avec Quezinstra, Guenelic a été emprisonné, puis délivré. Le conflit débouche sur un sinistre duel entre Quezinstra et l’amiral qui tient le siège de la ville. À Bouvaque, 

155 Les Angoysses.p. 246.

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Quezinstra participe délibérément aux négociations entre le prince qu’il a soutenu pour reconquérir sa cité et les vaincus. La présence de Quezinstra est alors importante pour aider Guenelic à accomplir sa mission. Serait-il alors son double fictif ?

Les histoires de paladins que les compagnons ont partagées relèvent certes d’une topique épique. Mais, les deux protagonistes se sont impliqués dans des aventures guerrières non pas pour montrer seulement leurs exploits ; mais aussi pour mériter le cœur de la bien-aimée. Loin de la personne aimée, ils ont souvent exprimé un sentiment d’amertume et de dépaysement. La transformation du sujet amoureux en sujet guerrier est alors une phase indispensable pour accomplir la quête chevaleresque et retrouver l’amante.

Notre objectif consistera donc à déceler l’intérêt de deux quêtes chevaleresques, d’expliciter ses effets sur la vie des protagonistes et de montrer si la quête de Guenelic est conforme ou différente des conventions des anciens romans d’aventures sentimentales.

2.3. Le récit sentimental et/ ou le récit belliqueux : Le chevalier