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douloureuses qui procedent d’amours

1.2. Le dialogue dans Les Angoysses

L’hétérogénéité textuelle se concrétise dans la rencontre du récit et du dialogue, de la narration et de la conversation. Bakhtine333 définit le roman comme une forme, naturellement hybride, fusionnant plusieurs discours. Hélisenne de Crenne instaure une nouvelle forme romanesque rivalisant avec l’hégémonie du roman chevaleresque, caractérisée par la pratique immodérée de la glose et de l’emprunt à d’autres textes, en 

333 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Trad. du russe par Daria Olivier, Russie, Gallimard, Collection Tel (n° 120), 1978.

combinant dans ses Angoysses récit et discours.

Le mot « dialogue » vient du grec dialogos et est constitué de deux racines « dia » qui signifie « au travers » et de « logos » qui signifie « verbe, parole », ou plus précisément, « le sens de la parole ». Anne Godard définit le dialogue comme « la formulation d’un débat autour d’une question théorique et pratique »334

. La discussion devient suggestive et connotative au moment où elle fait l’objet d’une controverse. Elle introduit chez les humanistes l’altérité aussi bien dans le discours que dans la pensée. Le dialogue se produit à travers l’opposition de points de vue divergents. Dans cette perspective, les Angoysses présentent à travers le dialogue une vision dichotomique, voire multiple de l’amour. Autrement dit, en plus du point de vue intérieur précisé par Hélisenne et Guenelic, s’ajoute le point de vue extérieur : celui de la société.

Dans le premier récit des Angoysses, les conversations entre Hélisenne et son mari, le religieux et la servante se focalisent sur sa passion effervescente pour Guenelic. Les deuxième et troisième récits présentent encore cinq dialogues entre Guenelic et son compagnon parlant de l’amour et de ses circonstances sur leur vie privée et sociale ; ensuite leur débat avec le prince de Bouvaque et enfin une conversation avec un saint homme. Ces dialogues, centrés sur les bienfaits de l’amour et sur les ennuis qu’il pourrait entraîner, supplantent l’action et le bon déroulement du schéma narratif. Mais, ils contribuent aussi, à enrichir l’œuvre dans sa totalité, en accentuant les effets de discontinuité et de disparate qui caractérisent la trame narrative. Hélisenne de Crenne fait ainsi du langage l’objet même de sa narration.

Quelle serait donc la fonction du dialogue dans l’œuvre d’Hélisenne de Crenne ? S’agit-il d’un procédé rhétorique voué à la persuasion et à l’argumentation ; ou, peut-être, serait-ce un échange prédestiné à rivaliser, égaler ou surpasser le sexe masculin ? Hélisenne de Crenne s’est-elle contentée d’imiter certains modèles antiques tels Platon, Cicéron, et Lucien de Samosate ? Ou, au contraire, a-t-elle rénové la notion de dialogue et de ce qu’on appelle aujourd’hui la dialogicité ? Quels types de dialogues Hélisenne de Crenne a-t-elle employés ? Présentent-ils un certain type de traits communs voire des invariants ?

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Le dialogue présente à la Renaissance soit des personnages historiquement réels soit des personnages allégoriques. Cet échange permet au lecteur de vivre un « combat d’idées vivant »335

. En témoigne le dialogue entre les devisants dans l’Heptaméron de Marguerite de Navarre. En ce sens, le dialogue est présent dans l’œuvre d’Hélisenne de Crenne non pas seulement pour communiquer. Il s’agit plutôt d’un processus dialogique servant à échanger, commenter et transformer. D’où la constatation d’Eva Kushner soulignant « l’efficacité de cette forme discursive qui à tout moment permet à la Renaissance de se voir et de s’écouter réfléchir »336

. Les deux verbes sensoriels employés à la forme pronominale « se voir » et « s’écouter » traduisent un effet de miroir confirmant que le dialogue n’est que la transcription réflexive d’une pensée intérieure, qui a atteint une certaine cohérence à travers l’échange dialogique. Le dialogue est alors une source de communication sensorielle et de savoir entre des interlocuteurs, partageant la même réalité et le même univers :

Sur le chemin de l’intellectualisation et de la fragmentation du savoir qui fait suite à la Renaissance, le dialogue constitue une sorte de pause, après un Moyen Age plus auditif que visuel dans ses modes de transmission du savoir337.

Trois dialogues cruciaux se sont formés au premier récit autour de trois actants importants dans l’histoire d’Hélisenne : l’époux, le religieux et la vieille servante. Ces conversations ont marqué des moments décisifs, dans la trame narrative, dans la mesure où elles élucident les différentes positions que l’héroïne a prises pour cacher ou défendre sa passion vénérienne pour Guenelic. Les échanges entre Hélisenne et son époux témoignent d’une gradation in crescendo. Apprenant la passion d’Hélisenne pour un jouvenceau, le mari, cocu et désespéré, recourt à la menace, à l’outrance et à la violence physique et finit par l’enfermer dans le château de Cabasus. Force est de noter que les dialogues entre Hélisenne et son époux véhiculent une valeur analytique voire descriptive. Ils nous explicitent progressivement la dégénérescence physique d’Hélisenne et la désespérance de l’époux, qui a décidé finalement de la séquestrer pour l’empêcher de s’unir avec son objet de désir. En outre, si l’attitude d’Hélisenne devant son mari vindicatif, témoigne d’une soumission volontaire de peur de salir sa réputation, son dialogue avec le religieux révèle sa témérité et son hardiesse. Les recommandations du dévot, pour qu’elle reste fidèle et ferme, n’ont pas été prises en considération. Les tentatives du religieux ont échoué et il lui 

335 Eva Kushner, Le dialogue à la Renaissance: histoire et poétique, édition Droz, Genève, 2004, p. 8.

336 Ibid., p.15.

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promet de prier et de faire des intercessions pour elle :

Il continua toujours de [lui] dire plusieurs parolles de confort, dont l’operation en fut vaine : car plus [lui] remonstroit, et moins avoys de vouloir de delaisser [ses] follies : et luy congnoissant que ses parolles estoient perdues et mises au vent, le plus honnestement qu’il peult [la] licencia…. 338

Force est de noter que si le religieux emploie le style direct, Hélisenne parle et agit en style indirect. Autrement dit, face aux recommandations du religieux, qui l’exhorte, dans des longues tirades, à rester ferme et rationnelle et à délaisser sa passion adultère, hélisenne, affaiblie et chagrinée, recourt, au début, au soliloque pour exprimer son dédain à l’égard de « ce vieillart […] impotent »339

. Ensuite, contrariée par son discours insistant, elle utilise tantôt le discours indirect pour rapporter ses dires et ses gestes : « voyant que j’estoye si dolente et hors de moy mesmes, et qu’il n’estoit en ma faculté de povoir respondre ung seul mot, il continua tousjours de [lui] dire plusieurs parolles de confort, dont l’opération en fut vaine »340 ; tantôt le discours indirect et le discours indirect libre pour exprimer sa désolation et son affliction :

[…] Et par son humaine benignitéme demanda comment je me portoys, auquel je feiz response que me trouvoye toute consolée, […] mais helas c’estoit bien le contraire de la vérité : car contraincte m’estoit de tenir mes douleurs intérieures, occultes et secrettes, afin qu’il pensast que mon vouloir feust de delaisser Amours, que si long temps j’avoys nourry dedans mon estomac, par continuer en vaines et inutiles pensées341.

Il est à remarquer que la visite d'Hélisenne au religieux s'inscrit dans le cadre d’une confession. Il ne s’agit pas d’un débat. D’ailleurs, il n’est guère possible à Hélisenne d’entamer un débat avec le moine car elle est surveillée par son mari.

En outre, les conversations d’Hélisenne avec son époux et le religieux l’ont poussée à changer de stratégie : elle recourt à la dissimulation342 et au mensonge pour cacher sa passion et ses douleurs intérieures. Le dialogue a une dimension narrative dans la mesure où il a aidé Hélisenne à se projeter dans l’avenir et à espérer une éventuelle délivrance par le recours à la simulation. Aux pages clausulaires du premier récit, le dialogue entre Hélisenne et la vieille servante lui a donné un nouvel espoir. Consigner par écrit ses  338 Les Angoysses, p.157. 339 Id.,p.146. 340 Id.,p.157. 341 Id.,p.158. 342

angoisses pourrait l’aider à se libérer de son emprisonnement. Il se peut que ses « escriptures » tombent un jour entre les mains de Guenelic et il la délivrerait.

Pascale Mounier343 estime qu’en plus du débat qu’opère le dialogue sur des questions théoriques et pratiques, il rajoute à la discussion des éléments de fiction. Ceci se réalise à travers le choix des personnages réels ou légendaires et la précision d’un devenir pour eux. Se réunir avec son objet de désir, est-ce le devenir que prévoit le dialogue entre Hélisenne et la vieille servante? De là, le passage du débat d’idées à la narration des événements survenant aux interlocuteurs permet de donner un nouveau sens au récit et des nouvelles attentes aux lecteurs.

Si le premier récit des Angoysses met en présence des discussions ayant une dimension analytique, voire narrative, les dialogues des seconde et tierce parties relèvent des débats théoriques sur l’amour et sur ses différentes facettes. Comme Pérégrin, Guenelic, maintient plusieurs discussions sur l’amour avec son compagnon Quezinstra, le prince de Bouvacque, La Dame d’Eliveba et le saint homme. Les discours divergent pour illustrer une misogynie masculine. Tous les interlocuteurs dévalorisent l’amour et précisent ses méfaits hormis Dame d’Eliveba qui n’hésite point à soutenir Guenelic, en menant un discours mélioratif sur la passion amoureuse. Ces avis, dans leur diversité et divergence, permettent à Guenelic de forger manifestement sa propre conception de l’amour. Ceci se concrétise par le recours à des arguments aussi bien philosophiques que religieux. Chaque interlocuteur recourt à l’argumentation pour convaincre Guenelic de délaisser ses vaines pensées et de se vouer, tel un homme vertueux, à l’activité belliqueuse.

Dans la seconde partie des Angoysses, Quezinstra et le Prince de Bouvacque récusent l’attitude passive, vulnérable et pusillanime de Guenelic, qui délaisse la raison et se laisse emporter par le désir sensuel. Le prince de Bouvacque énumère des périphrases, à valeur hyperbolique, afin de dénoncer la passion voluptueuse, qui l’habite et le domine ; et il cite des personnages légendaires, qui ont souffert de l’amour et ont subi des circonstances cyniques, comme César et Pompée, Marc Antoine et Cléopâtre. L’amour est, selon lui, synonyme de : « ceste effrenée lasciveté, […] ceste immoderée rage, […] ceste

343 Pascale Mounier, Le roman humaniste : un genre novateur français 1532-1564 , Paris, Honoré Champion, 2007.

inordonnée Passion, […] ceste exillée fureur, […] ceste inconsidérée amaritude »344. La récusation du prince atteint son paroxysme en bestialisant la passion amoureuse : « Laissez le cultivage de la concupiscence, et vous recordez d’estre homme et non animal yrationnel. Et par ce pourrez de vous licencier ces inutiles passions »345. Cette comparaison dévalorisante renvoie à la pensée antique, décelant trois types d’amours : l'amour divin, l'amour humain et l'amour bestial provenant des trois voies possibles ; à savoir les voies contemplative, active ou voluptueuse. Les arguments de Quezinstra et du Prince de Bouvacque font allusion à la philosophie aristotélicienne dans la mesure où ils relèvent de la dichotomie passion/raison. Guenelic répond au prince en citant, lui aussi, des exemples de héros légendaires, qui ont fait preuve de courage et de bravoure et qui ont servi d’exemples à la postérité tels Lancelot du Lac, Gamiam, Gauvain et Giron le Courtois … Il proclame que l’amour ne vulnérabilise guère l’homme. Au contraire, il le fortifie et le rend vertueux et courageux.

Dans la Tierce Partie, Guenelic et Quezinstra échangent avec un savant homme qui, touché par leur histoire, tente au moyen d'une argumentation religieuse de le convaincre de renoncer à son amour voluptueux et à sa volonté de s’approprier son objet de désir. Au réquisitoire du saint homme, Guenelic répond que le vrai amour est bel et bien source de vertu car il empêche le soupirant de commettre des erreurs ou de tomber dans le vice et l’excès. L’amour permet ainsi d’éviter les sept péchés capitaux : avarice, colère, envie, gourmandise, luxure, orgueil et paresse.

Ces débats philosophiques et religieux sur l'amour relèvent d’une satire sociale. Hélisenne de Crenne, en exposant des points de vue entièrement opposés sur l’amour, s’acharne contre la société de mariage et la religion qui féminise l’amour et le présente comme une source de lubricité et de luxure. L’homme vertueux, selon le prince Bouvacque et le saint homme, ne doit en aucun cas se soumettre aux plaisirs vénériens car « la chair et concupiscence, est adversaire de l’esprit : et l’esprit, est adversaire de la chair »346

. Le chiasme entre « chair/esprit » montre que l’amour est perçu comme un péché menant à l’errance, car il est lié à la convoitise et au désir charnel. L’homme doit en ce sens délaisser la lascivité pour ne pas perdre ses bonnes mœurs et sa vertu. Une telle conception de l’amour est concrétisée dans le deuxième récit des Angoysses à travers deux épisodes

344 Les Angoysses., p.389.

345 Id., p.390 .

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différents : le mariage entre le Duc de Foucquerolles et la fille du Comte de Merlieu et l’épisode du siège d'Eliveba. L’union du premier couple est possible car la passion qu’éprouvent les deux amants était sincère et réciproque. Or, la constitution du second couple était impossible car les notions de choix et de volonté étaient absentes. L’« admiral », voulant s'imposer par la force à la Dame d'Eliveba, perd finalement la bataille. L’institution du mariage et la religion s’avèrent ainsi les deux principaux obstacles qui ont cherché à bouleverser ce rapport de contiguïté qui s’opère entre le « moi » et « l’autre ». Le dialogue est dans ce sens :

Une enquête ouverte, c’est-à-dire attentive, du moins en puissance, à la voix de l’autre, ce qui implique également la possibilité d’une notion plurielle de la connaissance, notion contrée par le durcissement des positions religieuses et de ses implications intellectuelles et esthétiques347.

2. Les epistres familieres et invectives : une prérogative