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L’analyse de la passion adultérine

1. Du vivre pudique aux trébuchants appétits

1.3. L’exclusion progressive de l’époux

Mariée à l’âge de onze ans, Hélisenne éprouve, contrairement au thème de la mal mariée, une véritable délectation et jouissance auprès de son mari, qualifié initialement de « jeune gentil homme […] estrange […] si aggreable ».513 Leur union relève d’un amour intense et partagé : « j’estois le seul plaisir de mon mary, et me rendoit amour mutuel et reciproque ».514 Le parallélisme illustre une certaine réciprocité et la parfaite conjonction du couple. Cette communion se lit principalement à travers la satisfaction sexuelle du personnage féminin qui « vivant en telle félicité »515 découvre grâce à son époux de voluptueux plaisirs. En dépit des problèmes de santé pour avoir été mariée trop jeune, l’héroïne continue à avoir des relations charnelles avec son mari :

Moy vivant en telle félicité, ne me restoit que une seule chose, s’estoit santé, qui de moy s’estoit sequestrée, au moyen que j’avais esté mariée en trop jeune aage : mais ce ne me povoit empescher de persister en l’ardente amour de mon mary516

.

Hélisenne s’adonne sans retenue aux plaisirs sensuels et n’exprime aucune résistance. Elle est consciente, que l’appétit vénérien de son époux nuit à sa santé, mais elle manifeste une insaisissable douleur en son absence :

Quand il estoit contrainct soy absenter, pour faire service à son prince, je demeurois si chargée d’une extreme tristesse, que je l’estime indicible, et non equiparable, combien que feusse certaine son absence, estre propre pour ma santé517.

Le personnage féminin découvre certes les plaisirs charnels avec son mari. Mais à l’âge de treize ans, elle éprouve un plaisir différent de celui que lui offre son mari. Elle commence à se rendre compte de la beauté de son corps et de l’effet qu’il entraîne sur les gens. Nommée la plus belle femme en France pour la forme élégante et proportionnée de son corps, elle est devenue l’objet de convoitise de tous les princes et les grands seigneurs.

L’époux, craignant que sa femme succombe à la tentation, cherche à tout prix à la  513 Les Angoysses, p. 99. 514 Ibid,. 515Id., p.102. 516 Id., p.99. 517 Ibid.

cacher des regards admiratifs et téméraires. Apprenant, un jour, qu’un roi a séjourné à proximité de sa résidence pour voir Hélisenne, il l’a fait s’absenter de peur qu’elle cède à ses avances. « En perseverant en telles amours »518, Hélisenne demeure inaccessible et constante. Mais le départ brusque des époux de leur château pour régler le procès d’une terre en litige entraîne la détérioration progressive du couple.

Force est de noter que la narratrice a évoqué trois facteurs montrant que le couple est prédestiné à la souffrance et à la séparation et que son expérience servira d’exemple aux autres. En parlant des craintes et des appréhensions du mari, elle a noté un commentaire suggestif « (comme prévoyant le temps futur) », prévoyant les prochaines douleurs qu’ils vont subir. Elle accuse Fortune de son malheur et avoue être incapable de la contrecarrer « Et si fortune muable n’eust esté envieuse de ma felicité, je me reputeroye fort obligée à elle » 519 ; et elle confirme enfin que leur départ « en ladicte ville (pour avoir raison de justice) » est la raison de leurs prochaines souffrances. Ces trois facteurs condensent tout le chagrin d’Hélisenne de Crenne et présagent un certain changement déstabilisant, qui se confirmera avec l’apparition de Guenelic.

En outre, Hélisenne tente au début de résister à sa passion naissante pour le jouvenceau. Elle pense à son couple et aux « recreations et volupteulx plaisirs »520 qu’elle a sentis auprès de son mari :

Le soir quand je fuz couchée auprès de mon mary, je vins distinctement à penser, la grande amytie que luy avois tousjours portée, et que ma renommée avoit (jusques à présent) esté clere, sans estre notée, de chose, qui peust denigrer mon honneur521.

Mais la véhémence du désir charnel l’a poussée à délaisser la raison. La présence du mari devient de plus en plus encombrante et contraignante. Son corps perçu, initialement, comme une source de satisfaction et de bonheur, est impitoyablement rejeté par Hélisenne. Le plaisir cède alors la place au déplaisir. Le mari suscite un profond sentiment de dégoût chez elle et il tente en vain d'éveiller à nouveau son désir et de « parvenir au plaisir de Venus ».522 Ainsi, la froideur corporelle d’Hélisenne et le rejet brutal de l’époux, devenu comme une source de répulsion, témoignent de la prolifération du désir  518 Id., p.98. 519 Id., p.99. 520 Id., p.102. 521 Id., p.103.

522 Id., p.117. Vénus incarne la volupté féminine. Dans le Roman de la Rose, la jeune fille est embrasée par le « brandon », le feu amoureux du jeune homme.

adultère qui a opéré une infraction au contrat légal du mariage. Ceci est illustré, de manière indubitable, à travers la causale :

Il s’esveilla et me print entre ses bras, pour me penser resjouyr et retirer à son amour, mais il estoit merveilleusement abusé, car mon cueur avoit desja faict divorce et repudiation totale d’avec luy, parquoy tous ses faicts me commencerent à desplaire: et n’eust esté contraincte je n’eusse couché avec luy523.

L’interdiction est transgressée à travers le rejet insolite du corps de l'époux et l'aspiration à une future conjonction avec Guenelic. Elle avoue que : « toute l'amour que je lui portoys au paravant, s'estoit de luy separée, et en estoit le jeune amy vray possesseur »524et finit par quitter la chambre conjugale : « [...] me retiray en une chambre, et par ce qu’il estoit heure de coucher, deliberay ne retourner jusques ad ce qu’il fust endormy, ce que je feiz »525.

L’époux, représentant de la structure matrimoniale, se manifeste comme le premier ennemi d’Hélisenne. Il se montre au début comme un vrai protecteur. Mais, en découvrant les manèges de l'amant et la passion de son épouse, il réagit par des mises en garde et s'efforce d'annuler toute rencontre possible entre les amants. De plus, l'époux fait preuve de jalousie. Il témoigne, à maintes reprises, de son aversion et de son acharnement contre Hélisenne, ce qui conduit Ellen Costans à penser que cette « [...] sorte de paternalisme d'un mari plus âgé et plus averti se transforme vite en jalousie: une jalousie qui se manifeste par la violence (coups, interdiction de sortir de la maison, qui croissant jusqu'a la séquestration dans un château isolé ».526

En outre, les doutes du mari sur l'appétit vénérien de son épouse et sur la cour pressante de Guenelic se confirment. Hélisenne avoue sa flamme sous sa menace. Sa confession témoigne de son audace et de son effronterie. L’amante affligée ne cherche pas le pardon. Elle ne demande pas la mort pour se purifier de sa faute mais pour mettre fin à son chagrin et à sa douloureuse désolation. Pascale Mounier montre qu' Hélisenne, sentant la privation et le manque, devient anticonformiste : « cette formulation de l'inassouvissement de son désir prend une dimension anticonformiste dans la mesure où elle s'adresse à l'instance sociale qui la première est censée le lui en faire reproche ».527 En 

523

Id., p.120-121.

524Id., p.107.

525 Id., p.115.

526 Ellen Costans, op.cit, p.73.

527

ce sens, Hélisenne ne défie pas seulement son mari, mais aussi l'institution du mariage.

Toutefois, les perpétuelles transmigrations de l’époux cherchant à éviter un possible scandale « car les voisins tenoient divers propos, de ce que l’on perceveroit telz et semblables jeuz »528 n’ont pas abouti. Agacé par l’inconduite de son épouse, il utilise des propos hostiles et misogynes culpabilisant la mariée. Le mari bafoué pérore, se plaint et honnit le mariage transformant le foyer conjugal en un véritable enfer.

En outre, la séparation du couple est illustrée dans le Songe. La Dame amoureuse informe son amant qu’elle envisage le divorce avec son mari, désigné allégoriquement par une périphrase dévalorisante : « infestante jalouzie ».529 Elle fait allusion aux terres et biens qu’elle possède et confirme que son mari a accepté de les lui rendre : « biens, terres et seigneuries, qui par droict successif et heriditaire à moy seulle debvroit appartenir »530. L’époux a confirmé lui-même, dans les Angoysses, qu’il ne veut « aulcunement proffiter du bien d’une femme lascive »531

. En ce sens, il importe de noter qu’Hélisenne, éprouvant au début des Angoysses du plaisir sexuel à l’égard de son mari, s’éprend ensuite de Guenelic. Sa passion, née d’un coup de foudre, entraîne le rejet du mari. Le schéma « enamourement »532 est subverti dans le Songe dans la mesure où la passion de la Dame amoureuse pour son Amant se transforme en un désir charnel.