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Aux différents échelons de la Gendarmerie Départementale, suivre un chef dans sa journée de travail implique de tenter de faire le tri dans un ensemble d'activités décousues qui se succèdent et se coupent les unes les autres sans logique apparente. On l'observe, en plein travail de bureau, soudain s'interrompre pour entamer de longs échanges avec des subordonnés venus lui présenter un problème, puis, de retour à son dossier, abandonner de nouveau la tâche en cours pour se rendre à une réunion. Plus tard, à peine retourné au bureau, on découvre avec lui de nouvelles tâches préparées à son attention par ses administrateurs, ses adjoints où les logiciels de gestion qui l'alertent d'une nouvelle demande. Alors qu'il téléphone à un camarade pour lui demander un renseignement technique sur un dossier qu'il doit valider, la personne chargée de le conduire frappe à sa porte pour lui rappeler l'imminence du départ. En fonction des moments de l'année, les journées sont marquées par l'importance d'échéances relatives à des processus RH ou financiers de longue haleine, par la préparation de périodes lourdes en matière de surveillance du fait de l'arrivée de touristes ou d'événements sportifs.

C'est aussi un rythme d'observation intense, qui débute tôt le matin pour s'achever à la nuit tombée, lorsque toutes les lumières du bâtiment sont éteintes et que le chef et son chercheur-ombre sont les deux seules personnes encore présentes dans les locaux. C'est enfin un rythme qui alterne, en miroir de la situation du chef, entre nomadisme et sédentarité. Certains jours, celui-ci passera la totalité de son temps sans quitter l'enceinte de son cabinet, alternant périodes de travail solitaire, moments d'échanges téléphoniques et aller-retours vers ses adjoints ou ses administrateurs. A d'autres moments, il ne passera pas plus de quelques minutes dans son bureau, entre une réunion auprès d'un partenaire institutionnel, une cérémonie officielle et une visite inopinée rendue à une unité se trouvant sur la route, visite elle-même interrompue par une intervention opérationnelle. Parce que le travail attaché à la position de commandement relève de la double responsabilité d'organiser le fonctionnement de l'échelon et celui d'en prendre le commandement opérationnel, l'activité de l'officier en position de commandement répond à deux régimes d'activité, ce qui tendrait à créer une spécificité propre à ce milieu, ainsi – sans doute – qu'aux autres milieux marqués par une activité opérationnelle. Ces deux moments d'activité sont, respectivement, le « régime de fonctionnement » et le « régime de projection ».

Le régime de fonctionnement est celui qui correspond à l'organisation de la vie de l'échelon et de son activité régulière. Le chef y déploie une activité variée, fragmentée et peu structurée, qui se partage entre des moments de sédentarité et de nomadisme. Durant les phases sédentaires, le chef est présent dans les bureaux et s'occupe des tâches liées au fonctionnement de l'organisation. Ce temps est occupé à la participation à des réunions internes, à la réponse à des sollicitations, à des entretiens avec le personnel, à l'analyse de dossiers, etc. Dans un second temps, durant les phases de nomadisme, l'officier n'est pas présent dans son organisation mais se déplace pour aller inspecter ses « fiefs », répondre à une convocation de l'échelon « suzerain », participer à des réunions au sein d'autres entités administratives et/ou politiques, représenter son institution lors de cérémonies, etc. Les moyens techniques contemporains, comme le téléphone et internet, lui permettent de rester connecté à la vie administrative de son organisation, de répondre à des demandes, etc. Ces moments à l'extérieur des murs sont généralement planifiés à l'avance, et nécessitent une logistique particulière. Du fait de l'éclatement géographique des unités de Gendarmerie, ainsi que de celui des multiples interlocuteurs politiques et administratifs, ces moments de nomadisme impliquent en effet des temps de déplacement, parfois très longs, qui vont nécessiter l'usage d'un véhicule et parfois la mobilisation de personnels dédiés86. Ces temps de latence contrastent souvent, de par leur longueur, avec la brièveté des moments de rencontre qui s'en suivent.

Le régime de projection se met en place lorsque le chef se mobilise pour prendre la direction d'un dispositif ou d'une intervention qui relève de son niveau de responsabilité. Ce régime dénote tout à fait avec l'activité du régime de fonctionnement, en cela qu'il regroupe des moments d'activité intenses, continus et ininterrompus. A la différence du nomadisme associé au régime de fonctionnement, un chef qui se rend sur les lieux d'une intervention pour en prendre le commandement n'est plus connecté à ses autres tâches, ni aux obligations de son agenda. Les activités qui relèvent de son régime administration sont suspendus ou confiées aux adjoints, lorsqu'elle ne sont pas tout bonnement annulées, et la multiplicité des points d’attention est supplantée par une prise de contrôle intense sur l'action en cours. C'est dans le cadre de ce régime 86 Mis à part aux échelons les plus opérationnels, comme la Brigade ou la Compagnie qui peuvent rarement se passer d'un personnel d'active, le chef ne se déplace jamais seul. Il est en général conduit par un Gendarme, chargé à la fois de l'emmener sur les lieux, mais également de l'escorter. Lors des déplacements qui impliquent la venue d'autres personnels, comme les Conseillers Concertation, les membres du GC spécialistes d'une question particulière, ou d'autres, ceux-ci peuvent remplir cette tâche. La configuration de ces voyages dépend alors de plusieurs facteurs : le premier est la volonté d'économiser les moyens matériels et humains, qui peut pousser à envisager un trajet groupé ; le second – et parfois, le plus déterminant – est la nature des relations qu'entretient le chef avec les personnes qui l'accompagnent, et notamment si elles font partie ou non de son cercle restreint. J'aurai l'occasion d'évoquer plus tard comment ces moments de déplacement constituent, en eux-mêmes, des éléments cruciaux pour comprendre la manière dont le chef fait usage des circonstances pour faciliter son travail.

particulier d'activité que le centralisme de la position du chef s'exprime le plus directement. Les événements déclencheurs, de par leur imprévisibilité et leur caractère d'urgence absolue, contribuent dès lors à une forme de vigilance permanente, qui entretient et « justifie » la culture militaire du Gendarme87. Cette possibilité d'un soudain décrochage du chef vis-à-vis de tout un pan de ses responsabilités, même s'il n'est que temporaire, crée dès lors une dynamique très particulière au sein des échelons de Gendarmerie Départementale, qui peuvent se voir instantanément « privés » de chef. L'organisation de l'activité repose alors sur le Second. Dans les moments de tensions opérationnelles, il est celui qui occupe le régime de fonctionnement, et ce afin de maintenir l'activité globale. Le duo qui se forme entre le Commandant (C1) et le Commandant en Second (C2) devient alors une unité intéressante pour l'analyse de la conduite de l'organisation, et présente une configuration qui n'est pas commune à toutes les organisations88. Se pose la question de l'organisation interne à cette relation de duo, comme par exemple la marge de manœuvre qui est laissée au Second dans la gestion des affaires quotidiennes, ou sa connaissance des plans et attentes du chef. J'aurai l'occasion de l'aborder plus spécifiquement lorsque je parlerai du partage des rôles dans les prochains chapitres89.

Dans le cadre de ma recherche, l’indisponibilité chronique des chefs a sans doute été l’une des difficultés les plus importantes. Elle impliquait annulation de rendez-vous de planification, report de périodes d’observation et coupures inopinées dans les « shadowing », ma présence en tant que non-professionnel sur un théâtre d’opération ayant rapidement été écartée pour des raisons à la fois de sécurité et de commodité. Cette difficulté fut aussi celle qui m’incita rapidement à multiplier les lieux d’observation et à ne pas me contenter d’observer directement le travail du chef. Il faut cependant noter que toutes les opérations de terrain ne donnent pas lieu, systématiquement, à une projection du chef sur les lieux. L’évaluation de la situation et de l’opportunité est effectuée au cas par cas par les chefs qui en sont informés par la voie du compte rendu. Ils sont également soutenus par le travail d’appréciation des CORG ou des officiers assurant la permanence opérationnelle, qui évaluent la nature de l’événement en cours et peuvent déjà émettre une appréciation de sa gravité. Les critères d’importance vont alors associer à la fois sur la gravité concrète de l’événement 87 Je reprends ici une idée que j'ai développée plus tôt dans cette étude, comme quoi la culture militaire – et les codes qui la constituent – pouvaient être compris comme des technologies mobilisées par le collectif pour faire face à des situations d'action intense. Le fait que le registre du commandement puisse être déployé à tout moment pour réagir à un événement fait alors office de rappel périodique du sens des codes militaires du Gendarme.

88 Cette singularité a notamment été étudiée par John Senger, dans un article de 1971 où il traite du concept de « Co-Management » dans la Marine Américaine, tout en faisant le lien avec le monde de l'entreprise (Senger, 1971). Dans son article, il explique notamment que les entreprises américaines avaient, à l'époque, complètement abandonné le système de l'assistant pour se concentrer sur des modèles centrés sur un seul homme, le Directeur, négligeant ainsi l'opportunité de créer un poste uniquement destiné à seconder le manager dans son activité. En France, dans l'Administration comme dans les Armées, cette culture du Second ne semble pas avoir disparu à l'heure actuelle. 89 Voir page 184-186.

(nombre de victimes, intensité du risque, etc), sa médiatisation ou sa sensibilité médiatique, la présence ou non d’autres autorités sur place, la résonance de l’événement avec les objectifs affichés de la Direction Générale, etc.

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