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b) La régulation par l es attentes et les conditions de l'usage :

En développant les propositions précédentes, j'ai plusieurs fois insisté sur l'importance d'une forme d'acceptation sociale dans le cadre de la distribution des rôles. On a en effet déjà pu voir que l'usage ou la revendication d'un rôle par un individu requiert une coopération active de la part des participants de l'interaction, qui doivent, au sein des organisations, régulièrement intervenir en tant qu'intermédiaires de l'utilisation des ressources ou en complémentarité du rôle revendiqué. Dans une perspective stratégique, cette situation est propice à l'instauration d'une relation de pouvoir. Dans le cadre d'une organisation éphémère ou informelle, telle que celles qui sont abordées dans l'article de Baker et Faukner (1991), il n'est pas rare que cette relation de pouvoir s'établisse dans le cadre d'une concurrence acharnée pour l'obtention d'une position riche en ressources stratégiques. Dans le cas qui nous intéresse, où l'organisation est globalement stabilisée et où la distribution des rôles se fait davantage en termes d'usage que de revendication, je m'intéresserai plutôt aux manières dont les autres participants de l'interaction peuvent faire pression sur l'individu détenteur du rôle pour que celui-ci en face usage d'une manière conforme à leurs attentes. Pour cela, je serai amené à reprendre à mon compte un certain nombre d'avancées très intéressantes de la « Théorie Organisationnelle du Rôle ».

L'expression de « Théorie Organisationnelle du Rôle » (TOR) désigne ici l’ensemble des travaux qui se fondent autour des travaux de Katz et Kahn (1978). Il s'agit d'une version de la Théorie du Rôle « qui se concentre sur les systèmes sociaux qui sont pré-planifiés, orientés vers la tâche et hiérarchiques.» (Biddle, 1986 ; p.73-74) qui définit le rôle en lui-même comme le produit des attentes des membres de l'organisation. Dans le jargon particulier de la TOR, l’organisation est en effet décrite comme un « système de rôle », c’est-à-dire comme un ensemble cohérent de contraintes nécessaires à la coordination. Chaque individu est considéré, vis-à-vis de son propre rôle, comme une « personne focale », entendu par là celle qu'il attire à lui des attentes issues de multiples sources : sa hiérarchie, ses collègues, sa famille, etc. Le processus de pression sociale qui se met en place est alors décrit autour de quatre notions : d’abord, le « rôle attendu », qui représente l’ensemble des attentes des autres individus et constitue le script des conduites associées au rôle ; ensuite, le « rôle transmis » qui correspond à la communication formelle et informelle de ces attentes ; le « rôle perçu » traduit alors l’interprétation des messages externes par l’individu ; et le « rôle exercé » désigne le comportement effectivement produit par l’individu détenteur du rôle en réponse à ces attentes. Du point de vue de la TOR, le rôle ne fait pas l'objet d'un usage ; il est une injonction à se conformer que l'individu va respecter ou non. Ainsi, les quatre notions précédentes

sont utilisées par les auteurs pour expliquer la manière dont les attentes, générées par différents individus-sources, sont comprises et mises en œuvre par la « personne focale ». Cette dernière possède quelques marges de manœuvre, notamment lorsqu'elle parvient à transformer les attentes initiales.

La Théorie Organisationnelle des Rôles (TOR), intègre également le concept de tension de rôle (role conflict), qui fut popularisé à partir des années 1950 (Jackson & Schuler, 1985). L'idée principale derrière cette notion est que les attentes qui pèsent sur la personne focale ne font pas nécessairement l’objet d’un consensus au sein de l'organisation, et que le script du rôle qui en découle peut être incohérent voire contradictoire. Le courant de recherche sur les tensions de rôle s’est alors principalement intéressé à la manière dont les individus réagissaient à ces différentes incompatibilités liées aux attentes. Dans leur revue de la littérature, Djabi et Perrot (2016) dressent un tableau multidimensionnel des résultats ainsi obtenus, en distinguant les formes de tension selon leur nature et leur objet. Ils distinguent ainsi quatre natures possibles. Dans le cadre du « conflit inter-rôles », les attentes externes sont conflictuelles entre elles ; pour le « conflit personne-rôle », les attentes externes sont cohérentes entre elles, mais conflictuelles avec celles de la personne focale ; en cas d' « ambiguïté de rôle », les attentes sont contradictoires ou imprécises de manière générale ; enfin dans le cadre de la « surcharge de rôle », les attentes liées à un rôle sont cohérentes entre elles et claires, mais excessives du point de vue du temps ou des ressources allouées. Ces quatre tensions peuvent alors s'exprimer vis-à-vis de trois différents objets : la définition du rôle, c'est-à-dire l'étendue des responsabilités et des prérogatives associées à la fonction ; la manière de l’exercer, qui regroupe les comportements prescrits ; ou les résultats attendus. Parce que les situations présentées sont souvent complexes, la tension de rôle a très rapidement été conceptualisée comme un facteur de stress inhérent à l'organisation (Kahn et al., 1964). Dans cette logique, les tensions de rôles ont surtout vocation à être étudiées pour leurs effets négatifs sur le plan organisationnel (absentéisme, turnover) ou individuel (insatisfaction au travail, réduction de l’implication, etc.). Elle est aujourd'hui reprise par les auteurs français pour analyser le mal-être des acteurs du service public français, notamment dans le secteur de la santé (Rivière, Commeiras, & Loubes, 2013) ou dans d'anciennes entreprises publiques (Codo, Mokounkolo, & Lourel, 2015).

Si elle peut sembler séduisante pour caractériser la manière dont les personnes extérieures peuvent faire pression sur l'individu détenteur du rôle, l'utilisation stricte de la TOR présente à mon sens trois limites importantes. La première est qu'elle situe l'essentiel de l'enjeu au niveau des soubassements psychologiques de l'action, en privilégiant l'analyse des systèmes de valeur, des jeux

de perception et de l'adaptation interne au stress vécu. La composante stratégique y est donc globalement occultée, puisque l'acteur extérieur est d'office placé comme oppresseur et la personne focale comme victime. La notion d'usage du rôle est également fortement restreinte dans sa portée, puisque la personne focale ne peut jamais agir qu'en réaction à ce que les autres attendent de lui : l'initiative de l'action lui est donc globalement refusée. La seconde limite est que, si la notion de tension de rôle permet de penser – par extension – la capacité d'adaptation des individus aux pressions extérieures, elle fournit peu d'outils pour l'analyse des comportements d'opportunisme ou d'anticipation. La stratégie de l'individu ne peut à ce titre s’interpréter que comme une logique de survie à une situation qui lui est imposée de l'extérieur. La troisième limite est qu'en décrivant l'absence de consensus comme nécessairement dysfonctionnelle et porteuse de stress, la TOR empêche de penser l'instrumentalisation de l’ambiguïté par les acteurs. La confusion du changement n'est alors jamais envisagée comme un moyen pour l'individu de se libérer de ses contraintes ou d'augmenter son influence sur le groupe. Cette critique a déjà été formulée, de manière particulièrement véhémente, par les tenants français de l'approche stratégique : « En bons prêtres de la clarté et de la cohérence des rôles, ils [les théoriciens s'appuyant sur les travaux de Katz et Kahn] traquent les situations de conflits de rôle comme des signes de situations « anormales », sinon pathologiques. Pour eux, les conflits, les ambiguïtés de rôle sont des occasions de stress, et comme tels apparaissent comme une des sources de l’angoisse moderne. Ils ne semblent pas remarquer que les situations pathologiques sont toujours celles de personnes qui vivent ces ambiguïtés et ces contradictions dans une position d’infériorité, et non pas celles de personnes qui sont gagnantes ou au moins du bon côté d’un conflit. » (Crozier & Friedberg, 1977 ; p.99).

Les principes théoriques de la TOR doivent donc, dans l'ensemble, être assouplis pour permettre la modélisation du jeu stratégique. L’enjeu du cadre théorique qui se construit ici sera notamment de fournir des outils qui permettent de comprendre par quels moyens les différents acteurs parviennent à faire pression sur le comportement de l'individu détenteur du rôle sans pour autant considérer que ce dernier soit automatiquement prisonnier de leurs attentes. Dans cette logique, il faudrait comprendre la manière dont ces attentes sont exprimées ainsi que les moyens mis en œuvre pour les faire valoir auprès du détenteur du rôle. Sur cette question, je ferai une proposition qui placera la négociation au niveau des ressources elles-mêmes. J'ai en effet déjà énoncé que l'usage des rôles au sein des organisations reposait sur une collaboration active des autres participants de l'interaction qui occupaient une position d'intermédiaire. Dans le cadre de mes observations de terrain sur la relation entre le chef et ses subordonnés, j'ai pu ainsi constater que la position d'intermédiaire de ces derniers leur offrait parfois des possibilités de rétention – voire de

rétorsion – qui pouvaient contrarier voire empêcher l'utilisation des ressources. Sans pouvoir utiliser ces ressources pour eux-mêmes, ces acteurs intermédiaires pouvaient ainsi peser sur les attitudes et les stratégies du détenteur du rôle. D’un autre côté, le « suzerain », de par sa capacité à intervenir directement dans les affaires courantes de son « vassal », pouvait lui aussi jouer le jeu de la rétention en cas de non-satisfaction de ses attentes, cette rétention pouvant aller jusqu’à la confiscation directe du rôle.

Dans le cadre de cette étude, la pression sociale sur les comportements sera donc considérée comme découlant d’une relation de pouvoir entre un individu qui contrôle les ressources et un ou des individus qui les mettent en mouvement ou les influencent d’une manière ou d’une autre. Ceci introduit dans le jeu stratégique une hiérarchisation des attentes, qui seront plus ou moins influentes selon les moyens de rétention que possèdent leurs émetteurs. Le second élément qui peut être extrait du cadre théorique de la TOR est la possibilité d'émergence de situations de fortes précarités – la tension de rôle – marquées par l'émergence d'un malaise. Reprenant la suggestion des auteurs stratégiques, je considérerai ici que cette tension vécue est intimement liée à la situation stratégique de l'individu, et pourra traduire un panel de situations où celui-ci se trouve désavantagé dans les jeux de pouvoir qui entourent les rôles. Une telle situation peut par exemple survenir lorsque l'individu perd la capacité à s'écarter des attentes externes, ce qui provoque une situation de dépendance et de passivité difficile à vivre. « Dans le jeu de relations de pouvoir, en effet, être en mesure de s’écarter des attentes et normes associées à son 'rôle' est un atout et une source de pouvoir « ouvrant » la possibilité de marchandage. A l’inverse, être enfermé dans son 'rôle' consiste une évidente infériorité pour l’acteur qui, devenu parfaitement prévisible, n’a plus rien à marchander. » (op.cit ; p.98). Cette idée que les individus puissent se trouver à certains moments prisonniers des contraintes de leurs rôles demeurera primordiale dans le cadre de cette étude. Ainsi, la tension de rôle, telle qu'elle sera envisagée ici, caractérisera le sentiment de malaise qui est l'expression visible de cette vulnérabilité stratégique, dont il faudra comprendre les causes.

Proposition 6 : La capacité d’un individu à mobiliser les ressources que sa position contrôle

dépend en partie de la collaboration des autres parties de l'ensemble. Ces autres parties émettent des attentes qui portent sur le cadre d'usage du rôle associé aux ressources concernées.

Proposition 7 : La pression exercée par les attentes sur le comportement individuel est

dépendante de la capacité des autres membres du collectif à faire usage de moyens de rétention sur les ressources auxquelles le détenteur du rôle tente d'accéder.

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