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La première proposition m'a permis d'établir que la configuration des relations au sein d'un ensemble social pouvait être considérée comme structurée et en structuration, c'est-à-dire encadrée par des règles du jeu qui établissent à la fois ce qui est donné et les possibilités de négociation qui existent. La démarche de modélisation se trouve alors incomplète, puisque l'on ne dispose encore ni d'outils pour désigner le contenu de ces relations, ni d'une logique qui permette de comprendre ce que les individus ont à tirer de ce jeu : c'est ici que la notion de rôle prend toute son importance. Sur la question de la définition du rôle, les auteurs structuralistes et interactionnistes ont chacun apporté des éléments spécifiques. Pour les premiers, le rôle découle de la position et se traduit généralement par un ensembles d'attentes ou de contraintes (Biddle & Thomas, 1966 ; Linton, 1936). Le fait que chaque individu interprète son rôle (role play) vient alors naturellement structurer la relation qui s'établit entre deux individus, puisqu'elle établit clairement ce que l'un doit à l'autre, et réciproquement. Pour les interactionnistes, le rôle est ce qui permet la définition de la position et se caractérise davantage par une association de repères symboliques qui vont structurer la manière dont se dérouleront les interactions (Goffman, 1974 ; Mead, 1934). Toujours dans l'idée de construire une approche qui puisse rendre compte des règles du jeu et des relations de pouvoir, je serai amené à privilégier une troisième approche qui considère le rôle comme une ressource, ou plus précisément comme un moyen pour l'action. La théorie du rôle comme ressource a été initiée par le travail de Baker et Faukner (1991) sur l'industrie du cinéma américain. Elle a ensuite été reprise et développée par Callero (1994) qui y adjoignit un cadre conceptuel destiné à s'appliquer à l'ensemble de la vie sociale.

aspects : « […] c’est un moyen de revendiquer, négocier ou obtenir d’adhérer à une communauté et d’y être accepté, ainsi qu’un moyen d’accéder à un capital social, culturel et matériel qui peut être exploité pour satisfaire des intérêts propres. »77 (Baker & Faukner, 1991, p.279). La finalité sociale des rôles est ainsi à la fois d'établir des relations – c'est-à-dire de créer une position – et de contrôler un certain nombre de ressources situées dans l'ensemble social. Ces ressources sont divisées en trois capitaux : le capital culturel, le capital matériel et le capital social. En mettant la revendication des rôles (role claim) au centre du jeu, la théorie du rôle comme ressource ouvre ainsi la voie à l’analyse de la compétition entre acteurs et notamment des stratégies d’accumulation. Parce que le rôle peut être porteur de privilèges et d'avantages (Sieber, 1974), le regroupement de plusieurs rôles entre les mains d’un seul acteur lui permet de se ménager une position plus avantageuse. Baker et Faukner (1991) illustrent ce phénomène en prenant l’exemple de l’industrie du cinéma, où des individus peuvent cumuler des rôles créatifs et de gestion afin d’avoir plus de contrôle sur la production d’un film (et combinant par exemple, au sein de la même position, les rôles de « Directeur », « Producteur » et « Metteur en scène »). Une telle approche théorique a plusieurs avantages sérieux. Tout d'abord, elle permet de remettre la notion de pouvoir au centre de la vie des collectifs. Dans cette logique : « la position (ou le statut) n'est pas assurée ; elle est le résultat de l'usage des rôles. [...]. Les rôles sont considérés comme des instruments au sein d'une lutte compétitive pour contrôler d'autres ressources et établir une structure sociale.»78 (Callero, 1994 ; p.230). De plus, elle permet de voir le rôle non-pas uniquement comme un objet limitant l'action, mais comme un moyen pour l'action (op.cit).

A partir de l'impulsion de Baker et Faukner, Callero (op.cit ; p. 235-240) établit huit propositions79 censées englober la théorie du rôle comme ressource. Les quatre premières définissent les critères qui différencient les types de rôle. 1- La pertinence des rôles varie selon leur ancrage culturel : Cette proposition implique que l'acceptation d'un rôle comme source légitime de pouvoir dépend du contexte culturel dans lequel celui-ci est déployé. Il existerait donc des rôles qui n'auraient qu'une légitimité faible, centrée sur un espace communautaire, géographique ou historique délimité, et d'autres qui bénéficieraient d'une acceptation plus générale. 2- Les rôles 77 Dans le texte original « […] it is a means to claim, bargain for, and gain membership and acceptance in a social

community, and it grants access to social, cultural and material capital that incumbents and claimants exploit in order to pursue their interests. » (ma traduction).

78 Dans le texte original : « positions (or status) is not taken for granted ; it is assumed to be the consequence of role

use.[...]. Roles are regarded as tools used in a competitive struggle to control other resources and establish social structure. » (ma traduction).

79 Dans le texte original : « 1- Roles vary in terms of cultural endorsement [...] ; 2- Roles vary in terms of cultural

evaluation [...] ; 3- Roles vary in terms of social accessibility [...] ; 4- Roles vary in terms of situational contingency [...] ; 5- Roles are used to define self and other [...] ; 6- Roles are used in thinking [...] ; 7- Roles are used for acting [...] ; 8- Roles are used to achieve political ends [...].» (ma traduction).

varient en fonction du prestige qui y est associé : Ici, l'auteur souligne que l'ensemble des rôles ne fournit pas les mêmes possibilités à contrôler les ressources, les rôles les plus prestigieux étant ceux qui permettent les meilleurs configurations. 3- Les rôles varient en fonction de leur accessibilité : Il est entendu par là que l'accès au rôle ne dépend pas seulement d'une démarche de revendication, mais également d'un certain nombre de critères admis qui restreignent la possibilité à revendiquer. Ces prérequis deviennent de plus en plus contraignants à mesure que le rôle est prestigieux. 4- Les rôles varient en fonction de leur dépendance aux situations : Cette proposition établit que les rôles n'ont pas tous le même spectre d'usage, certains pouvant être utilisés dans un plus large panel de situation que d'autres. Les quatre propositions suivantes établissent quant à elles les différents types d'usage des rôles. 5- Les rôles sont utilisés pour la définition de soi et des autres : On trouve ici l'idée que les rôles servent de marqueurs sociaux, et l'usage des rôles entre dans une logique de négociation des identités sociales de chacun. 6- Les rôles sont utilisés dans le raisonnement : C'est-à-dire que le rôle conditionne la pensée de son utilisateur au travers de logiques et de perspectives qui lui sont spécifiques. 7- Les rôles sont utilisés dans l'action : Parce que le rôle est un moyen, celui-ci vient à la fois servir et conditionner l'action. C'est-à-dire que l'individu, lorsqu'il fait usage du rôle, met également en acte les conditionnements identitaires et cognitifs qui y sont directement liés. L'auteur rejette cependant l'idée que l'action soit strictement déterminée par les attentes, insistant sur le caractère négocié des normes. 8- Les rôles sont utilisés pour atteindre des objectifs politiques : Autrement dit, parce qu'ils permettent de prendre le contrôle de certaines ressources, les rôles permettent de développer de l'influence au sein de l'espace social. L'usage des rôles permet également de reconstruire la structure sociale en redéfinissant l'organisation des relations.

La théorie du rôle comme ressource présente donc des avantages certains lorsqu'il s'agit de comprendre la finalité des rôles et la manière dont ceux-ci s'intègrent dans un jeu de pouvoir. Quelques remarques sont cependant à prendre en compte et justifieront quelques ajustements pour une étude du travail des chefs. D'abord, il est à noter que la théorie de Baker et Faukner s'est essentiellement concentrée sur des situations où les positions « changent brusquement et régulièrement dans le cadre de processus rapides de création et de construction organisationnelle »80 (op.cit ; p286). Les individus y sont amenés à devoir régler un « problème combinatoire » (combinatorial problem), c'est-à-dire une nécessité de choisir la meilleure manière de se positionner via la revendication des bons rôles. Cette limitation découle logiquement du fait que leur théorie n'ait été pour l'instant mobilisée que dans le cadre d'organisations éphémères, comme les équipes de production cinématographique. Ce faisant, les auteurs n'ont pas accordé beaucoup d'importance à la 80 Dans le texte original : « [Positions] change quiclky and often in the rapid process of organizational creation and

manière dont les acteurs se conduisaient une fois la position acquise, et n'ont par extension jamais abordé explicitement la question de l'entretien d'une position au sein d'ensemble sociaux stabilisés81. Cette orientation marquée se retrouve en plusieurs endroits dans le cadrage proposé par Callero, qui réfute carrément l'influence normative des attentes qui découleraient de la position. Or, dans des ensembles très structurés et finalisés, comme peut l'être l'institution militaire, les rôles – et les capitaux qui y sont associés – sont bien souvent attribués à des individus qui ont alors la charge de les assumer. Il paraît à ce titre difficile de considérer de la même manière un professionnel du cinéma cherchant à se positionner dans son milieu pour y porter un projet artistique et un officier militaire qui, bien qu'il soit impliqué dans une stratégie de carrière, va dans son quotidien de travail se mettre au service d'une finalité globale déjà établie pour lui.

Pour autant, le fait de considérer le rôle comme un moyen d'accéder à des ressources et de se les approprier peut largement être adapté à l'étude des organisations. Tout l'enjeu des propositions qui suivront sera alors de remodeler la théorie présentée ci-dessus de manière à ce qu'elle puisse également s'appliquer à des ensembles plus stables et finalisés. La première des variations que je proposerai en ce sens sera de considérer que l'usage des rôles au sein des organisations intervient à la fois au moment de la revendication d'un accès aux ressources et au moment de l'utilisation des dites ressources. L'idée sous-jacente de cette proposition est que les individus qui évoluent dans des milieux sociaux organisés et finalisés ne possèdent pas en propre la plupart des ressources qui sont à leur disposition. Ces ressources leurs sont en effet souvent fournies afin qu'ils remplissent un certain nombre de missions plus ou moins bien identifiées, voire afin qu'ils atteignent dans un temps limité un certain nombre d'objectifs très précis. De plus, du fait de la division du travail qui s'opère la plupart du temps entre décideur et exécutant, la mise en mouvement de ces ressources dépend pour beaucoup de la coopération d'autres acteurs que celui qui contrôle ces mêmes ressources. La présence de ces intermédiaires implique alors un niveau d'interaction supplémentaire, et le rôle devient alors un moyen d'action sur deux plans : il permet d'accéder aux ressources nécessaires à l'action, mais également de provoquer leur utilisation dans le cadre d'une action coordonnée. L'installation de cette dualité dans l'usage du rôle permettra notamment d'envisager comment les 81 Dans leur article fondateur, les auteurs n'ont que très succinctement abordé la question de la généralité de leur modèle. Je prendrai ici le parti de citer intégralement leur commentaire : « Le problème combinatoire existe à

différents degrés bien au delà d'Hollywood, et s'exprime dans les groupes sociaux informels, les organisations à la structure flexible comme les firmes de service, et les organisations qui subissent des changements rapides ou radicaux. Mais même au sommet des hiérarchies étendues, comme dans les grandes compagnies, le problème combinatoire doit être réglé : la séparation-consolidation des rôles de CEO et de membre du comité est un problème constant dans la gouvernance des entreprises. Ainsi, même si nous nous concentrons sur les industries culturelles, nos concepts et cadres théoriques sont applicables ailleurs. » (p.283 – ma traduction). Aussi, le cadre

proposé par Baker et Faukner ne semble bien se concentrer que sur les organisations – ou les unités des organisations – qui sont les plus changeantes, et n'a pas encore été éprouvé sur des organisations plus rigides et segmentées comme les administrations, les groupes militaires, etc.

acteurs vont opérer un travail de régulation sur l'usage effectif qui sera fait de ces ressources. La manière dont cette régulation s'opère sera développée plus tard, au moment d'aborder la question des contraintes. De même, les règles du jeu qui s'appliquent à la revendication d'un rôle qui n'appartient pas à la position initiale seront développées au moment d'évoquer la distribution des rôles. Dans l'ensemble, on distinguera en tout cas l' « usage du rôle » qui correspond à une mobilisation des ressources en vue d'un objectif, et la « revendication du rôle » qui correspond à une reconfiguration de la position dans une situation de changement, ou plus globalement d’ambiguïté structurelle.

Proposition 2 : La position d'un individu au sein d'un ensemble social lui confère le

contrôle sur un ensemble de ressources. Pour utiliser ces ressources, l'individu fait usage de ses rôles dans le cadre de ses interactions avec les autres membre de l'ensemble social considéré.

Proposition 3 : La revendication par un individu d'un rôle qui ne fait pas partie de sa

position initiale lui permet de l’intégrer à son répertoire et d’accéder ainsi à des ressources supplémentaires.

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