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Introduction : De la professionnalisation des armées à la condition moderne du Gendarme :

En cherchant à établir les grandes caractéristiques de la Gendarmerie Départementale, j'en ai pour l'instant tracé un portrait plutôt pacifié et l’ai associé à une orientation relativement sans faille vers une obligation absolue de moyens, inconditionnelle et immédiate. Les jeux de pouvoir n’y ont été abordés que très ponctuellement, de manière à attirer l’attention sur des grandes lignes de force du jeu ou certaines tensions inhérentes au système. Cette image, par endroit encore trop statique et absolue, n'est pas complètement efficiente lorsqu'il s'agit de comprendre le travail du chef. Même si elle a pu présenter la singularité du modèle des fiefs gendarmiques, elle a conservé dans l’ensemble la représentation classique de l'institution militaire et tend à construire une approche biaisée des réalités sociales qui s’y déploient. Si je me contentais d'une telle description, je prendrais le risque de laisser entendre – ou du moins, de ne pas contredire – que l’exercice contemporain du commandement se résume à l'animation d'une structure entièrement tournée vers l'opérationnel, via la production d'ordres qui seront appliqués mécaniquement par des individus totalement dévoués. Or, si cette conception de la vie militaire en Gendarmerie pourrait déjà être mise en doute par des éléments conceptuels sur la vie « clandestine » des organisations humaines (Moullet, 1992), elle est d'autant plus difficile à tenir que de grands mouvements de transformation institutionnelle viennent désormais contredire l'exercice de l'autorité seule dans le cadre de la relation hiérarchique. Ces nouveaux dispositifs sont apparus de manière dissociées entre les années 1990 et 2010, et s'inscrivent dans un contexte plus large qui est celui de la réorganisation globale du monde militaire français vers une rationalisation de l’activité et une logique d’armée de métier. Bien que la Gendarmerie ne puisse pas être totalement considérée – du point de vue sociologique – comme une quatrième armée, son rattachement au Ministère des Armées et la condition militaire de ses personnels l’ont amené à s’engager elle-aussi dans cette transition, tout en entretenant des spécificités propres à sa mission et son régime d’activité.

Sur le plan global, la réforme française de professionnalisation des armées initiée en 1996 fut le premier de deux mouvements de rationalisation et de modernisation du système de Défense

français. Cette première phase, « datée de 1997 à 2007 », était « davantage centrée sur la réorganisation des dispositifs de gestion et de pilotage des ressources humaines : organisation de la filière du recrutement [...], suspension de la conscription, réduction du format des forces armées [...], nouvelle grille de rémunération et efforts portés sur la reconversion des contractuels militaires quittant le service actif. (Jakubowski, 2011 ; p.306). La deuxième phase, qui se poursuit encore aujourd'hui, a quant à elle consisté en une rationalisation de la ressource, en cela qu'elle « s’attache davantage aux structures organisationnelles des armées, à la répartition de celles-ci sur le territoire national (voire africain) et au déploiement d’un nouveau programme d’équipements et de matériels. [...] Cette réorganisation se couple à une rationalisation des moyens et de la formation des militaires. » (op.cit). Ces deux grands mouvement de transition – professionnalisation et rationalisation – ont alors contribué à la mise en place d’une logique d'optimisation de la ressource disponible. Cette ambition d’optimisation s’est alors rapidement opposée à la logique de capacité des institutions militaire, où l’entretien de dispositifs coûteux et parfois déficitaires était jugé acceptable s’il visait à satisfaire des finalités stratégiques de long terme. Cette opposition se retrouve fortement dans la comparaison qui peut être faite entre la condition « traditionnelle » et la condition « moderne » du Gendarme.

En conformité avec la logique de capacité qui a longtemps imprégné les armées françaises, la condition « traditionnelle » du Gendarme s’est entièrement subordonnée aux besoins du service. Cette situation est alors source d’inégalités entre les Gendarmes, et ce à plusieurs échelles. Entre les personnels d’une même unité, la fréquence et la densité des sollicitations sont fortement soumises à l’aléa, c’est-à-dire à la survenue ou non d’événements qui nécessitent une mobilisation. Cette inégalité de fait s’aggrave d’autant si l’on compare la situation de Gendarmes issus de différentes unités, où la pénibilité du travail n’est pas toujours équivalente. Cela réside notamment dans le fait que la structure des bassins de délinquances et les volumes de populations ne sont pas les mêmes selon les territoires, ce qui implique des différences dans le rythme et l’intensité de l’activité du Gendarme. Cette inégalité est alors jugée comme la conséquence normale du travail, en cela qu’elle découle directement d’une double responsabilité du collectif : celui d’assurer en permanence le contrôle du territoire et donc d’y entretenir d’une capacité permanente de projection et d’action. Parce que la gestion des forces de l’unité était laissée toute entière à la discrétion du chef, le Gendarme devient fortement dépendant du degré de justice et de justesse avec lequel son supérieur direct compense cette inégalité. Les arbitrages en la matière peuvent ainsi générer de l’iniquité, et ainsi concourir à différentes manœuvres de récompenses, d’incitations ou de sanctions qui sont au cœur du pouvoir quotidien du chef.

Suite en partie aux grognes de 1989 et 2001 qui soulignèrent la présence d’un malaise du Gendarme vis-à-vis de cette condition et de ses exigences, la Gendarmerie Nationale s’est engagée depuis une quinzaine d’année dans une série de réformes volontaires destinées à transformer le rapport au travail et à ses contraintes. Suivant une logique de rationalisation, c’est-à-dire une préférence accordée aux règles au dépend du pouvoir discrétionnaire des détenteurs de l’autorité, la condition militaire a ainsi été enrichie par trois nouveaux droits fondamentaux des personnels – le droit à la parole, le droit au bien-être et le droit au temps libre – qui réorientèrent la gestion quotidienne autour de l'application de règles d'égalité strictes. Du point de vue de l’institution, ces nouveaux droits fondamentaux sont respectivement portés par trois grands axes de transformation : le développement d'une logique militarisée de dialogue social ; l'installation durable de corps de professionnels du soutien psychologique et social ; enfin, la révision des règles qui régissent l'organisation du temps de travail. En adoptant le parti pris d’une rationalisation, la condition moderne du Gendarme s'est ainsi en partie affranchie des besoins du service, en privilégiant l’application de normes à certains impératifs de souplesse précédemment imposés par la capacité. Elle a également conféré au chef une responsabilité nouvelle, qui est celle d’organiser en amont l’égalité du travail, tout en réduisant ses marges discrétionnaires en matière d’iniquité. Le cadre d’exercice du commandement en lui-même se trouve alors profondément modifié, ce qui influence nécessairement les jeux de pouvoir inhérents à la relation hiérarchique.

Au travers de ce second chapitre, je tâcherai d’apporter la réponse à la Question de Recherche 2 : « Quels grands enjeux affectent la construction de la relation hiérarchique ? ». Il y sera question des trois grands mouvements de la rationalisation du rapport au travail et de leur influence sur le cadre d’exercice du commandement. En premier lieu, je traiterai de l’émergence de la concertation et d’un droit institué à la parole pour les subordonnés (I). Dans un deuxième temps, il s’agira d’élargir le propos aux dynamiques d’individualisation des traitements et de valorisation du bien-être au travail (II). Enfin, j’aborderai en détail la réforme actuelle du temps de travail et l’émergence du droit au temps libre (III).

I) D’une crise de la discipline à la concertation en Gendarmerie :

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