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J’ai déjà évoqué le fait que l’accès au terrain par le chercheur devait s’interpréter comme une trajectoire. Cela doit permettre à la fois de délimiter le cadre des milieux d’interconnaissances qui constituent le terrain (Beaud & Weber, 2010) et d’identifier des points d’accrochage et d’achoppement qui pourraient traduire des éléments culturels forts des milieux enquêtés (Bruni, 2006). En outre, cela me permet de rendre compte de manière plus pertinente des aléas de l’exploration et de la diversité des matériaux sur laquelle je baserai mon analyse du travail des chefs. La période de recherche couvre plus de quatre ans, du 07 Mars 2014, date du premier contact avec l'institution, au 09 Août 2018, où la présentation des résultats aux professionnels a été achevée. Dans les faits, il est possible d’identifier quatre grands mouvements où la dynamique d’enquête, les centres d’intérêts et les informateurs privilégiés ont changé substantiellement : d'abord la phase dite « d'accès initial et négociation » (du 07 Mars 2014 au 29 Mars 2016), ensuite « de progression » (29 Mars 2016 au 30 Octobre 2016), de « recentrage » (du 30 Octobre 2016 au 23 Juin 2017), et enfin « de retrait » (23 Juin 2017 au 09 Août 2018).

Mon premier contact avec la Gendarmerie fut un échange de courriel, puis un rendez-vous, avec un psychologue du Centre d’Information et de Recrutement local (que je nommerai par la suite « Cédric »). A ce moment de la recherche, je m'intéressais à la Gendarmerie sur le registre de la pénibilité psychologique du travail, et cela entrait en résonance avec les préoccupations de l'institution concernant les Risques Psychosociaux (RPS) en 2014, à la veille d'une injonction du Gouvernement pour une action sur ces questions. Notre première rencontre en face-à-face constitua le J1 de la recherche. Dès lors, la phase d’accès initial s’est surtout centrée autour d’entretiens thématiques avec des personnes recommandées par Cédric, qui devint un informateur et un intermédiaire essentiel de ce début de travail. J'assistais également à différentes réunions de travail, à des pots et rencontres informelles. L'usage du journal de terrain, très embryonnaire à ce stade, me vint progressivement à partir de là. A ce moment de la recherche, j'étais impliqué dans un milieu d'interconnaissance très particulier : celui des personnels de soutien, notamment sur le plan de l'aide psycho-sociale, et plus spécifiquement, de ceux qui étaient impliqués dans la démarche RPS. Ceux-ci étaient fédérés autour de l’initiative du Commandant en Second de la Région, le Général « Liam », qui devint par la suite le deuxième informateur et passeur essentiel de mon enquête.

On peut voir cette phase d'accès initial comme une préparation des explorations futures. J'y fis l'expérience d'un premier contact avec le monde de la Gendarmerie, qui m'était complètement inconnu jusqu'alors – en dehors de mon expérience de citoyen. Elle me permit également, par l'intermédiaire du Général Liam, d'intégrer les niveaux les plus « hauts » de la hiérarchie locale, et d'obtenir des accords de principe nécessaires à la suite. C'est à ce moment que je développai – et défendis auprès de mes interlocuteurs – l'idée d'une ethnographie des unités opérationnelles, centrée sur le travail et sa pénibilité. Cédric et le Général Liam furent, à ce stade, mes principales ressources pour concevoir mon plan d'action (choix de la zone géographique, des unités de destination, des modalités de présence, sollicitations des personnes ressources, etc). La phase de progression (du 29 Mars au 30 Octobre 1016) qui vint ensuite consista quant à elle en la mise en application de ce « plan ».

La phase de progression est aussi celle où, sans l'avoir réellement prémédité, je me mis à graviter très fortement autour des officiers qui occupaient des positions de commandement. J'avais commencé avec le Général Liam, que j'avais souvent sollicité pour la conception de mon travail, interrogé dans le cadre de mon étude sur la pénibilité, et même suivi dans son travail quotidien. Mais pour comprendre cette lente redirection, il faut voir que d'autres facteurs plus généraux entrent en compte. D’abord, le chef est le centre de gravité informationnel et décisionnel de l'espace géographique et relationnel qu'il commande. De fait, chacun d'entre eux se révéla être un interlocuteur obligé – en tant que garde frontière – dans le cadre de ma démarche de progression vers les unités opérationnelles, malgré l'accord préliminaire donné par la Région. Chaque passage d'un échelon à l'autre était alors l'occasion d'un nouvel « accès dans l'accès », confirmant ainsi l'analyse de Bruni (2006 ; p,150) : « […] en ethnographie organisationnelle, l'accès au terrain est un processus sans fin ; ou, mieux, est un processus qui ne devrait jamais être pris pour acquis. »15. Il faut d'ailleurs noter que cette réalité de l'ethnographie organisationnelle est accentuée dans le « milieu gendarmique » (Dieu, 2002), marqué par une très forte mobilité interne. Les officiers changeant de poste tous les 3 ans en moyenne, et l'évolution dans le grade – l'avancement – impliquant souvent une mobilité pour les sous-officiers, il m'arriva plusieurs fois, au cours de la recherche, de changer d'interlocuteur pour un même espace.

Ensuite, il faut comprendre qu'à ce stade de la recherche, le chef était un personnage intéressant pour moi, de par trois aspects : sa position, son profil et son « aura ». Le premier découle 15 Dans le texte original : « […] in organizational ethnography, accessing the field is a never-ending process; or,

better, is a process that one should never assume has been accomplished once and for all. This is due to the fact that ethnographers usually negotiate access with actors (be these intermediaries, guarantors or gatekeepers) who are not the same people (or, at least, not the only people) that they will meet in the field. » (ma traduction).

directement de cet état de « centre de gravité » que j'évoquais plus haut. Côtoyer le chef et le questionner revenait souvent à m'ouvrir l'accès à un flot d'informations sur l'actualité de l'institution, sur les connexions entre le politique et l'opérationnel, et sur le fonctionnement global de l'espace dont il avait la charge. Il s'agissait donc d'un bon moyen d'obtenir de quoi contextualiser le travail des unités opérationnelles que j'avais l'intention de suivre plus tard. Parallèlement, il faut savoir qu'un officier en position de commandement – surtout dans les strates les plus hautes – cumule de par son parcours de carrière beaucoup d'expériences différentes, tant sur le plan géographique (mobilité nationale ou déploiement en opération extérieure) que fonctionnel (commandement d'unités réduites, d'ensembles plus larges, de groupes d'intervention spécialisés, de services administratifs centraux, etc). Aussi, il se trouvait souvent en position de me donner un point de vue plus global sur la diversité de la Gendarmerie, et de me rendre familier d'autres lieux et univers culturels internes à cette institution (tels que la Gendarmerie Mobile, la Direction Générale, etc). Enfin, la figure du chef m'avait déjà été présentée, lors de certains entretiens préliminaires de la phase d'accès, comme le moteur moral du collectif dont il avait la charge. On lui attribuait, pour ainsi dire, la pluie et le beau temps dans le climat interne de l’institution. Cela avait déjà très largement permis d'orienter ma curiosité sur le travail des chefs.

Cette phase de progression s’interrompit lors de mon arrivée en Brigade, qui constitua l'une des principales difficultés de mon travail en Gendarmerie. L'unité en question venait de changer de commandement et se trouvait donc dans un climat de transition malheureusement peu propice à l'arrivée d'un observateur extérieur. Il a donc été préférable de suspendre les observations, le temps de réfléchir à une possible réorientation. Cette nouvelle phase de « recentrage » m'a permis de prendre du recul et d'appliquer une certaine réflexivité sur le parcours déjà entamé. C'est à ce moment que j'ai véritablement commencé à m'intéresser et à compiler toutes les informations que j'avais pu recueillir sur les chefs. Cette période fut donc pour moi l'occasion de redéfinir les objectifs de mon travail, de mener de nouvelles observations suivies, mais surtout de rassembler les théories nécessaires à la construction d’un cadre. Afin d'optimiser le temps qu'il restait pour renforcer le travail de recherche, je suivis l'actualité de l'institution d'une manière de plus en plus distante, assistant encore à quelques réunions, puis j'interrompis totalement ma présence sur le terrain, ce qui marqua le début de la phase de « retrait ». Cette dernière phase, qui s’étendit sur une année complète, fut intégralement consacrée à l’analyse des notes et à la rédaction du présent document. Elle fut conclue par une expérience de restitution à certains personnels des résultats de la recherche pour entamer une discussion des résultats par intersubjectivité contradictoire (Krief, 2005).16

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