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L’aparté sur la question du répertoire clôturé, il sera ici question de la « distribution des rôles », c'est-à-dire à l'ensemble des jeux qui régulent à la fois l'usage et la revendication dans le cadre des relations entre acteurs. Si l'article de Baker et Faukner ne rentre pas dans le détail du processus par lequel un individu accède à un rôle, la proposition théorique de Callero offre un certain nombre de points de départ. D'abord, l'accès aux rôles fait l'objet d'un certain nombre de pré-requis socialement construits. Ces restrictions « peuvent prendre différentes formes ; elles peuvent être immuables et clairement identifiables comme des caractéristiques physiques ou bien floues et invérifiables comme le mérite ou l'expérience » (Callero, 1994 ; p.237). L'auteur prévoit également que l'accès à certains rôles ne peut se faire qu'au travers de la mobilisation d'autres rôles préliminaires, ce qui implique une progressivité dans l'accession à certains rôles prestigieux. Ces éléments, assez courants au sein de l'approche interactionniste, soutiennent que le rôle nécessite, pour être utilisé, une certaine forme d'acceptation sociale. Dans cette logique, les participants de la scène sociale jugent activement de la légitimité de telle ou telle revendication. Callero précise également que les rôles disponibles au sein d'une même structure sont limités en nombre, notamment en fonction du prestige auquel ils sont associés (op.cit). Associée à l'idée qu'une position constitue en réalité un répertoire de rôle, ces différentes proposions initient la base des règles du jeu, mais demeurent à un niveau superficiel. Elles ne permettent pas d'identifier comment les individus s'y prennent concrètement pour participer à cette distribution des rôles. Pour décrire plus spécifiquement les leviers sur lesquels elle repose, je me baserai essentiellement sur les travaux d'Erving Goffman (Goffman, 1970, 1973, 1974a, 1974b). Dans l'ensemble, la distribution des rôles sera alors à comprendre comme un processus d'ajustement entre les différents membres du collectif et régulé par un certain nombre de principes.

Dans les travaux de Goffman, la distribution des rôles lors d'une interaction s'établit sur le registre de la représentation, c'est-à-dire que l'acteur va chercher à produire une impression aux autres participants en vue de se positionner vis-à-vis d'eux. Dans le cadre de l'usage du rôle, cette impression aura vocation à ré-installer une relation déjà globalement établie, et donc à « rappeler » aux autres individus quelles sont les obligations et prérogatives de chacun. Dans le cadre d'une revendication, elle aura davantage pour finalité de faire accepter aux autres participants une

nouvelle forme d'organisation des relations. L'impression globale que l'acteur cherche à produire repose alors sur la construction d'une façade, c'est à dire « l'appareillage symbolique, utilisé habituellement par l'acteur, à dessein ou non, durant sa représentation. » (p.29). Pour produire une façade convaincante, l'acteur va alors pouvoir jouer sur trois éléments distincts : le décor, c'est-à-dire l'organisation générale d'un lieu et les symboles qui y sont associés ; l'apparence, c'est-à-c'est-à-dire le port de vêtements ou de signes distinctifs ; et la manière, entendu par là les attitudes, façons de parler ou la gestuelle. L'ensemble de ces éléments est soutenu par un cadre (Goffman, 1974a), c'est-à-dire un « schème interprétatif » (op.cit ; p.30) qui associe ces différents éléments en un ordre rituel global, auquel les individus se réfèrent pour adapter leur comportement à une situation sociale. Parce qu'il est possible d'attribuer plusieurs niveaux d'interprétation à chaque situation, le choix du cadre de référence dépend d'un processus d'ajustement entre les différents individus présents. Cela veut dire que chaque participant de l'interaction calibrera d'abord son comportement sur ce qu'il comprend et attend de la scène, puis adaptera sa conduite en fonction des réactions des autres personnes en présence. Pour autant, la présence d'un cadre partagé est nécessaire à ce que la coordination se mette en place : autrement dit, chaque acteur a intérêt à la fois à participer à l'établissement d'un consensus – sans quoi rien ne peut se faire – et à tenter d'orienter le choix du cadre en fonction de ses intérêts (Goffman, 1970). Ce faisant, la vie sociale s'apparente à un « mixed motive game » (Schelling, 1960), c'est-à-dire à un jeu où stratégies d'oppositions et de coopérations entre joueurs s'entrecroisent.

Sur la question du fondement des stratégies d'opposition, on reprendra ici le cadre proposé par Crozier et Friedberg qui s'ancre lui-aussi dans une forme de sociologie du jeu. Pour ces auteurs, le comportement de l'individu est l'expression d'une stratégie visant soit à contraindre les autres membres de l'organisation pour satisfaire ses propres exigences, soit à échapper à leurs contraintes par la protection systématique de sa propre marge de liberté et de manœuvre (Crozier & Friedberg, 1977 ; p.91-92). Le jeu combinatoire proposé par Baker et Faukner (1991) rejoint cette proposition, en cela que l'espace social y est décrit comme le lieu d'une compétition entre des acteurs qui cherchent à assurer leurs propres intérêts et à contrôler des ressources stratégiques. Parce que les rôles fournissent un certain nombre d'avantages à ceux qui les assument, les acteurs peuvent chercher à en accumuler de manière à augmenter leurs marges de manœuvres (Sieber, 1974) , mais aussi – comme j'ai pu le proposer – à utiliser ceux qu'ils possèdent déjà pour contraindre les autres acteurs à les laisser utiliser ces ressources à leur guise. Dans la pensée de Crozier et Friedberg, cette dimension compétitive explique la nature parfois conflictuelle et contre-productive du fonctionnement des organisations. Pour autant, si l'organisation peut s'expliquer en termes de

rapports de force, cela ne doit pas occulter qu'elle est avant tout le produit d'une collaboration qui trouve sa justification dans l'interdépendance des individus.

Du point de vue des rôles, ce lien d'interdépendance est fondé sur le fait que chaque individu endosse un rôle complémentaire de ceux qui sont pris par les autres participants, soutenant ainsi l'émergence et l'existence d'un cadre commun (Goffman, 1974a). Chaque cafouillage ou déviance peut dès lors rapidement se transformer en enjeu collectif, en cela que chaque acteur y verra souvent une menace pour sa propre situation. En même temps qu'ils cherchent individuellement à satisfaire leurs intérêts, les individus vont ainsi mettre en place un certain nombre de stratégies collaboratives destinées à conserver la maîtrise des impressions (Goffman, 1973 ; p.197-223) et à maintenir l'« ordre rituel » qui y est rattaché (Goffman, 1974b). Cette attitude protectrice pourra notamment passer par une forme de complaisance envers la façade des autres participants de l'interaction, dans l'objectif de ne pas leur faire perdre la face (Goffman, 1973 ; p.216). L'enjeu de cette collaboration presque forcée peut devenir d'autant plus important lorsque la crédibilité du groupe entier est engagée, ou que celui-ci cherche à s'assurer le contrôle d'une situation. L'individu devient alors le représentant d'une entité collective dont il faut préserver l'impression d'ensemble. Dès lors : « Pour une équipe, un des objectifs permanents est de maintenir la définition de la situation que propose sa représentation. » (Goffman, 1973 ; p.137), le tout visant à imposer à la scène des règles qui favorisent le groupe. Dans des contextes plus opérationnels, la préservation du cadre concourra également à la préservation de la capacité du groupe à agir de manière organisée face à des situations qui le mettent en danger. A l'échelle de telles situations, des dysfonctionnements dans la distribution des rôles peuvent entraîner de graves crises de coordination (Weick, 1993) pouvant mener à la disparition du groupe en situation de crise.

Proposition 5 : La distribution des rôles au sein d'un collectif est un processus d'ajustements

mutuels entre les individus qui le composent, basé sur un double mouvement de collaboration et de compétition. Elle peut être plus ou moins contrainte par le cadre social en vigueur au sein de l'ensemble concerné.

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