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Introduction : De l’analogie théâtrale au concept opérant :

La transformation du cadre d'exercice du commandement en Gendarmerie affecte en profondeur le travail du chef, tant sur le plan de son activité quotidienne que de la relation qu'il entretient avec ses subordonnés. Il est à la fois incité à s'engager dans des processus nouveaux de concertation et de coordination et à abandonner certaines de ses prérogatives. Sa situation au sein de son environnement social change en profondeur, et j'ai pu déjà évoquer que tous ne réagissaient pas de la même manière à ces changements. Ces écarts d'interprétation et d'attitudes peuvent donner lieu à plusieurs hypothèses. L'une des plus évidentes serait de supposer que certains individus résistent à la dynamique de changement et défendent un ordre ancien des choses, basé sur des valeurs aujourd'hui dépassées. On pourrait également supposer que l'ouverture à des processus de concertation et de ménagement des personnels dépasse leurs capacités, et qu’ils se trouvent incapables d'agir au sein du nouveau référentiel. Une telle interprétation pose de très sérieuses difficultés, en cela qu'elle repose sur une forme d'affirmation magique qui ferait reposer sur l'individu toute la responsabilité de sa situation. Le changement deviendrait alors une sorte de fait normal, qui ne ferait qu’interpeller les habitudes et les convictions, et renverrait les chefs à leur seul manque de compétence. Le chercheur ne serait pas renseigné sur ce qui change effectivement, ni dans le travail du chef, ni dans sa relation quotidienne avec ses subordonnés : il se contenterait alors d'une approche normative, en prescrivant un certain nombre de changements d'attitudes destinés à rétablir une certaine forme d'équilibre. Il pourrait également se placer en défenseur des chefs en difficulté, en mettant en évidence des mécanismes de déstructuration, de perturbation voire de sabotage institutionnel de sa position qu'il faudrait alors désamorcer. Aucune de ces alternatives ne m'a semblé intéressante pour faire une analyse véritablement constructive du travail du chef et de ses transformations.

Pour faire le lien entre la sphère de l'activité – c'est-à-dire, le travail – et les règles du jeu implicites qui organisent les relations entre individus, le parti pris de cette étude a été de faire usage de la notion de rôles. En sociologie et psychologie sociale, mais aussi en sciences de gestion, cette

notion a été souvent utilisée pour décrire comment et pourquoi les individus – lorsqu’ils sont en groupes – tendent à fonder leurs actions sur des repères plus ou moins pré-établis et deviennent alors des acteurs qui endossent des attitudes et assument des fonctions au sein d'un canevas tacitement accepté par le collectif. De fait, elle a été souvent utilisée pour décrire l'organisation des groupes, comprendre le lien entre comportement individuel et norme sociale, et envisager le déploiement de structures culturelles au sein même des interactions. Cette analogie théâtrale, qui met l’accent sur l’aspect presque narratif de la vie sociale, servira de base pour formaliser les règles du jeu qui encadrent le travail du chef. Ainsi, la métaphore du rôle viendra soutenir la métaphore du jeu, et fournit les premiers éléments nécessaires à la Question de Recherche 2 : « Quelle est la

configuration du répertoire des rôles associés à la position de commandement ? »

Comprendre le travail du chef en terme de rôle, c'est tenter de mettre en cohérence à la fois ses responsabilités, sa fonction – au sens d'utilité – dans les processus organisationnels, mais également les marges de manœuvre dont il dispose pour les interpréter à sa manière. Une telle démarche relève avant tout d'une mise en image de la vie sociale en termes de jeu d’acteur, de scripts, voire de représentation, et permet au chercheur de rendre intelligible les mécanismes qui régissent la vie quotidienne d'un groupe. Tout l'enjeu de la Théorie du Rôle est alors de rendre opérante cette métaphore théâtrale de manière à permettre effectivement cette démarche d'intelligibilité, et de fournir les outils analytiques qui y sont nécessaires. Dès lors, le comportement du chef – et celui de ses subordonnés – pourra être expliqué au regard de cette grille de lecture particulière. Une telle démarche n'est pas exempte de difficultés, et l’histoire de la théorie des rôles – qui s’étend sur la majeure partie du XXème siècle – a donné naissance à de très nombreuses tentatives de définition et de classification (Coenen-Huther, 2005).

Du fait de son caractère volontairement globalisant, la théorie a en effet exploré de très nombreux aspects de la vie des groupes, sans forcément parvenir à les unifier au sein d'un même ensemble. On y retrouve par exemple un intérêt pour les motifs des comportements individuels, leurs structures, leurs logiques (paterned behaviors) ; pour les identités, les fonctions à interpréter, leurs modes de distribution (parts to be played) ; ou encore, pour le contenu du script lui-même et la manière dont il régit les conduites (script for social conduct) (Biddle, 1986). De plus, la Théorie du Rôle s'est décomposée en plusieurs courants, difficiles à concilier dans leurs fondements épistémologiques, leurs préférences de hauteur de vue ou dans la nature de leurs outils d'analyse. De fait, la Théorie du Rôle fait aujourd'hui référence à un ensemble très étendu de notions et d'écoles de pensées qui, à défaut d'avoir trouvé un consensus entre elles, ont produit un large panel d'outils

analytiques couvrant de nombreuses situations du champ social (Biddle, 1986 ; Coenen-Huther, 2005). Elle est déjà couramment employée dans le cadre d'études sur le travail au sein des organisations, avec là encore des différences significatives d'approches. C'est notamment le cas de la Théorie Organisationnelle du Rôle (Katz & Kahn, 1978), de la théorie de la Contingence du Travail du Cadre (Mintzberg, 1973), de la Théorie de la Régulation Sociale des rôles d'encadrement (Desmarais & Abord de Chatillon, 2008 ; Desmarais & Abord de Chatillon, 2010), etc.

Parce que le parti pris de cette thèse a été d'aborder la littérature sous un aspect instrumental, et de la mobiliser avant tout pour répondre au cas bien précis qui est étudié, il ne reviendra pas à ce travail de trancher sur des dizaines d'années de réflexions et de tentatives d'unification, ni d'opérer une synthèse entre approches psychologiques, sociologiques et gestionnaires. Il s'agira, au contrainte, de tirer partie de la grande richesse de ce courant pour explorer certains aspects bien particuliers de la notion de rôle et de les associer au sein d'une même analyse. Le propos que je développerai ici ne correspondra donc pas, à proprement parler, à une revue de la littérature sur le thème du rôle, mais bien davantage au développement d'un mode de lecture qui puisse permettre de comprendre et d'expliquer tant le travail du chef que ses transformations. Le cadre qui sera ici développé s'inspirera très largement des intentions de la théorie stratégique en sociologie française des organisations (Crozier & Friedberg, 1977), et analysera le travail du chef aux prismes des règles d'un jeu organisationnel basé sur l'établissement et le maintien de relation d'influence et de dépendance entre les individus. Ainsi, les différences entre les attitudes des uns et des autres seront analysées non-pas au prisme de leur seule individualité, mais bien au regard de leur situation dans le jeu. Pour donner corps à cette lecture stratégique des rôles, je reprendrai en grande partie à mon compte la théorie du « rôle comme ressource » (Baker & Faukner, 1991 ; Callero, 1994), où le rôle sera envisagé comme un moyen d'action pour l'individu au sein du jeu.

Ce processus de construction se fera en trois grandes parties et débouchera sur huit propositions théoriques censées résumer la prise de position de cette recherche au sein de la Théorie du Rôle. Ces propositions sont des énoncés théoriques destinés à structurer l’analyse, établis après que l'ensemble des observations de terrain aient été effectué, et retravaillés au fur et à mesure de l'analyse. Il sera d’abord question d’apporter les points de définition essentiels à l’idée d’un répertoire de rôle comme moyen et vecteur de ressource (I), d’en définir les conditions d’usage et les modes de régulation collective (II), puis de résumer les différentes propositions obtenues pour les intégrer dans une approche stratégique (III).

I) Le répertoire de rôles comme ensemble de moyens : éléments de

définition :

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