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Pour une ethnographie d’un quartier dit sensible

II.2. Le cadre de l’observation

II.2.3. Traitement et analyse de « la parole des gens »

D’une manière générale, le lecteur aura pu s’en rendre compte : cette étude repose sur une démarche inductive. Il ne s’agit pas en effet de faire entrer des terrains dans des cases mais comme le dit Howard Becker, de « laisser le cas définir le concept »365 c’est-à-dire de laisser le terrain faire émerger les catégories sociales et sociologiques qui le font exister. Le choix d’une démarche inductive ne fut pas totalement volontaire mais en partie contraint car l’objet construit et analysé dans le cadre de ce travail de thèse a pu l’être par la rencontre d’une envie de travailler sur le secteur associatif (née des rapports CLS) et d’une opportunité (appel d’offres MIRE). Les impératifs liés au contrat de recherche m’ont alors conduite à envisager un protocole d’enquête adapté, apte à contrecarrer les lacunes initiales. Après avoir pris connaissance des références essentielles sur la question, il s’agissait d’« entrer dans la place »366. La difficulté principale tenait en la possibilité de faire tenir l’investigation d’un même terrain pour deux problématiques (celle du rapport ESS – la notion d’utilité sociale dans le champ de l’économie sociale et solidaire – et celle de la thèse). Le traitement différencié qu’ont subi les entretiens réalisés a alors aidé à la construction de l’analyse. En effet, « le statut de la parole des gens »367 a été modifié entre l’analyse pour le rapport de recherche ESS et celle pour ma thèse. Cette remarque nécessite au préalable un petit retour en arrière. La relative incertitude qui guidait l’entrée en thèse, notamment concernant l’objet à traiter, m’a conduite à construire les guides d’entretien (Voir annexe V) dans un double objectif : d’une part, répondre aux attentes de la problématique du rapport (donc obtenir des informations sur les conditions de réalisation du travail associatif dans les zones urbaines, établir des critères de mesure de l’utilité sociale des structures associatives) et d’autre part, obtenir des données sur la dimension de l’expertise associative et de la place sociale du secteur qui constituaient mes intérêts propres.

Pour en revenir plus directement au « statut de la parole des gens », dans le cadre du rapport ESS, il se limitait à des éléments de preuve. Quelques passages étaient ainsi cités en surface sans que l’analyse n’aille réellement plus loin. Dans le cadre de la thèse, l’analyse plus poussée qui a été réalisée a permis aux discours tenus de retrouver une épaisseur et une mise

365 Becker H. S., Les ficelles du métier, La découverte, Coll. Repères, Paris, 2002 (The University of Chicago Press, Chicago, 1998), 352p.

366

Goffman E., « Le travail de terrain »,, transcription d’une intervention orale aux rencontres de la Pacific Sociological Association, 1974. (traduction Pascale Joseph). Extrait de Journal of Contemperary Ethnography, vol. 18, n°2, juillet 1989, p. 123-132.

367 Demazière D., Dubar C., Analyser les entretiens biographiques. L’exemple de récits d’insertion, Nathan, Coll. Essais et recherches, Paris, 1997, 350p.

en perspective, une mise en contexte plus importante. Au cours de cette seconde analyse, l’objectif était de construire une théorisation sur les questions nées de l’investigation réalisée. Ainsi, la relecture des entretiens dans cette perspective les a fait exister sous un autre jour. Comment s’est-elle déroulée très pratiquement ?

II.2.3.1. Une démarche systématique

Afin de construire mon étude, j’ai successivement procédé à plusieurs types d’analyses. Une première analyse entretien par entretien a permis de faire ressortir les impressions générales, les idées essentielles, les représentations et idées de l’interviewé (qui est exactement cette structure associative ? depuis quand ? comment ? pourquoi ? avec qui ? avec quelles contraintes ? quelles limites ? quels enjeux ? quels alliés ? quels ennemis ? etc.) en fonction de sa propre position dans la structure associative (bénévole, salarié, homme, femme, etc.), dans le quartier (résidant ou non, etc.), etc. L’objectif était essentiellement, en restant au plus près des propos énoncés (en gardant notamment le vocabulaire des interviewés), d’obtenir une

situation globale du discours tenu. Ensuite, j’ai procédé à une analyse thématique classique

de type taxinomique avec un découpage des entretiens à partir de catégories. Ces catégories empruntaient à deux espaces : les acteurs eux-mêmes d’une part et les travaux de sociologie des associations d’autre part. Dans un premier temps, j’ai mobilisé les « incontournables » catégories qui font l’associatif (« bénévolat », « salariat », « engagement », « militantisme », « financeurs », « types d’action », etc.) afin de voir ce que « mon » terrain en disait et ainsi envisager l’éventualité de comparaisons avec d’autres travaux monographiques. Ces premières catégories envisagées, somme toute assez grossières et généralistes, c’est au fil de la lecture (seconde lecture) que la répartition des éléments correspondants à ces dernières a commencé et c’est à cette occasion que les catégories se sont affinées, se sont précisées et que d’autres ont pu émerger à partir des discours et du vocabulaire employés par les interviewés. Ainsi sont apparus les divers missions et rôles telles le rôle de « gare de triage », mais également les différentes modalités de recrutement (type social, local, etc.), les types de concurrences associatives et les facteurs explicatifs de cette concurrence, etc. Cette analyse s’est donc révélée très riche en raison de la double origine des catégories : des catégories classiques, autorisant une comparaison avec des travaux antérieurs et des catégories « indigènes » apportant un caractère plus singulier à l’analyse. De plus, il me semble avoir réussi à éviter les principaux écueils de l’analyse thématique de type taxinomique368 qui réduit

368

l’enquête qualitative à partir d’entretiens à une enquête quantitative, coupant sans scrupules et sans égard la parole des interviewés. Sur ce point, mon analyse ne me semble pas casser la logique du propos ni trahir son contexte, au point que parfois certains extraits d’entretiens atteignaient les huit ou neuf pages. Dans ce cas, l’« extrait » représentait davantage un temps de la discussion pendant lequel différents termes, acteurs ou situations sociales semblaient indissociables pour comprendre le propos dans son intégralité. L’argumentation filait sur plusieurs pages. Ces longueurs s’expliquent également par le caractère très peu directif des entretiens qui laissait bien souvent digresser les interviewés à leur guise ; l’intention étant de s’approcher au plus près du quotidien, de la façon d’agir et de penser des travailleurs associatifs. Ce travail d’analyse a abouti à un volume de plus de 600 pages de morceaux d’entretiens découpés et ainsi répartis. Enfin, j’ai réalisé une analyse de type logique et

linguistique en m’attachant à l’argumentation et à la construction des phrases et des

arguments en essayant de relever des schèmes types, des axiomes. Ce travail s’est révélé être un outil intéressant pour faire ressortir la logique et l’organisation du secteur des quartiers dits sensibles (logique d’entrée et de sortie d’un individu en emploi, en bénévolat, en quartier dit sensible, nature des rapports sociaux, etc.). C’est ainsi, par exemple, que l’on peut constater que la justification de l’engagement dans le travail associatif (pour les bénévoles comme pour les salariés), empruntait systématiquement au champ des sentiments, de la passion et non à la rationalité (dont on aurait pu penser qu’elle fonderait le motif au moins des salariés). Pour tous, c’est l’axiome « si… alors » qui servait de construction du propos : « si on n’aime pas, on ne fait pas », « si on ne croit pas, on ne le fait pas ».

Ce travail de catégorisation a ensuite subi un travail de re-catégorisation global associé à un travail de « typologisation » (typologies des structures et des actions). Quand on parle de travail de catégorisation, on parle de travail de traduction des « catégories ordinaires », « indigènes » en « catégories conceptuelles »369. Comme le notent Didier Demazière et Claude Dubar, « le codage est à la fois un classement (telle occurrence est attachée à telle catégorie), une agrégation (une catégorie regroupe différentes – le maximum – d’occurrences) et une traduction, puisque les catégories doivent bien être mises en mots, explicitées. »370 Ainsi, ces « formulations provisoires et révisables »371 mobilisent deux types de langage : « certaines catégories empruntent au langage des acteurs […], et d’autres sont mises en mot par le chercheur […]. »372 Suite à ce premier travail de traduction, il s’agit alors de mettre en

369 Les termes entre guillemets sont empruntés à Demazière D. et Dubar Cl., Op. cit., 1997, p. 60.

370 Ibid, p. 61.

371 Demazière D., Dubar Cl., Ibid., p. 61.

372

relation les différentes catégories pour créer un système théorique plus conceptualisé. Le langage des acteurs reste présent mais plus périphérique. A ce stade, les catégories se recentrent autour de quelques-unes. Enfin, l’ultime étape de traduction/nomination amène à une conceptualisation affinée et recentrée autour d’une « catégorie centrale qui condense les principales dimensions de l’analyse. »373 L’expertise, la professionnalité, le territoire font notamment partie de ces catégories. Les différentes formes de catégories rappelées par les auteurs (« catégories naturelles » ordinaires, « catégories théoriques » savantes et « catégories officielles » administratives) sont présentes et s’entremêlent dans mon travail. D’autant que les travailleurs associatifs ont le plus souvent suivi des formations du travail social qui sont fortement empreintes de catégories officielles (voir les nombreux sigles et dispositifs qui émaillent la présentation dans le chapitre précédent) et de catégories théoriques notamment de sociologie, psychologie ou sciences de l’éducation. La posture que j’ai adoptée a été de les considérer comme équivalentes mais issues de mondes divers constituant l’identité du secteur associatif : un monde de professionnels (au jargon spécifique) lié aux pouvoirs publics (qui nécessite une maîtrise des catégories officielles – ne serait-ce que pour constituer les appels d’offres ou les dossiers de financement), un monde militant (principalement de gauche aux références spécifiques), un monde social (aux caractéristiques propres). L’usage de ces catégories différentes est volontairement indifférencié dans la rédaction. Il s’agissait qu’aucune ne prenne le pas sur l’autre : ni « illustration » (où la catégorie du chercheur domine le discours) ni « restitution » (où l’entretien est donné tel quel comme s’il parlait de lui-même), comme le notent les auteurs.

II.2.3.2. Une démarche comparative

En plus d’être systématique, la démarche d’analyse que j’ai adoptée se veut comparative mais il ne s’agit pas d’une comparaison sociétale entre pays mais d’une analyse comparative au niveau microlocal puisque j’ai comparé les entretiens (interviewés) entre eux et les quartiers, les villes (à un degré plus transversal) entre eux. Ma démarche me semble se rapprocher de la méthode de la « comparaison contrôlée »374 mise en forme par des auteurs tels que Fred Eggan375 ou Clifford Geertz376. Cette méthode de la comparaison contrôlée revient à utiliser

373 Demazière D. et Dubar Cl., Op. cit., 1997, p. 62.

374

Comme l’explique Cécile Vigour dans l’ouvrage récemment publié La comparaison dans les sciences

sociales, Pratiques et méthodes, La découverte, Coll. Guides Repères, Paris, 2005, 335p.

375 Eggan F., « Social Anthropology and the Method of Controlled Comparison » in Moore F.W. (dir.), Readings

in Cross-Cultural Methodology, HRAF Press, New Haven, (The American Anthropologist), 1966, cite par

« la méthode comparative sur une plus petite échelle et avec un contrôle, aussi grand que possible, du cadre de la comparaison. »377 Sont donc privilégiées des comparaisons entre régions à la culture relativement homogène pour pouvoir établir des « covariations et [des] corrélations […] en évitant un trop grand degré d’abstraction. »378 Autrement dit, on privilégie le contrôle des observations et on se réserve concernant des généralisations éventuelles. Comme le notent John Browen et Roger Petersen, « l’intérêt des comparaisons à petite échelle réside dans le fait qu’en se focalisant sur les processus et les mécanismes dans une étude de cas détaillée, beaucoup de la complexité de la vie politique peut être abordée tout en maintenant une capacité à généraliser »379. Tel était l’objectif ici : comparer le rôle du secteur associatif en territoire dit sensible à partir de différentes communes pour tenter de voir quelles étaient (le cas échéant) les spécificités du secteur associatif dans des quartiers dits sensibles comparativement au rôle d’un secteur associatif en quartier non sensible et également essayer de voir si Borny constituait un quartier typique ou non dans sa catégorie. Cela renvoie à la distinction effectuée par John Stuart Mill concernant les comparaisons entre ce qu’il appelle des « systèmes très similaires » et des « systèmes très différents »380. L’hypothèse de départ, ici, était que le rôle du secteur associatif était fonction du quartier sur lequel il s’opère. Aussi, j’ai choisi de comparer des territoires aux caractéristiques proches et d’autres aux caractéristiques si ce n’est radicalement opposées, tout au moins non similaires. Bien sûr l’approche spécifique de chacun des territoires rappelée préalablement ne permettait pas une comparaison terme à terme aussi scrupuleuse qu’en cas d’un traitement identique. Pour autant, cette intention comparative nous a tout de même permis de constater que l’identité du quartier (sensible ou non) est un critère important pour définir les rôles du secteur associatif mais que ce seul critère ne constitue pas un motif suffisant pour expliquer la répartition différenciée des structures à dimension sociale (plus représentées en territoire dit sensible). Il importe également de considérer l’histoire du territoire et celle du secteur associatif mais surtout l’identification du territoire comme sensible par le secteur associatif (en plus des autres acteurs qui le désignent comme tel) car elle est ce processus majeur qui engendre une construction spécifique du secteur associatif.

376

Geertz C. : cf. Walter R.G., « Signs of the Times : Clifford Geertz and the Historians », Social Research, n°47, 1980, p. 537-556

377 Eggan F., Art. cit., 1966.

378 Ibid.

379

Browen J., Petersen R., (dirs), Critical Comparisons in Politics and Culture, Cambridge University Press, Cambridge, 1999, p. 11.

380 Stuart Mill J., Système de logique, Librairie Germer Baillère et Cie, Paris, 1880 ; traduction de la 6ème éd. Anglaise [1865, 1888], A System of Logic, Harper & Row Publishers, New York, cité par Vigour C., Op. cit., 2005, p. 159-160.