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Des critères inédits en matière de division du travail et de hiérarchie

Plus que des acteurs : une équipe de professionnels

V.1. Une équipe hiérarchisée

V.1.1. Du récit de pratiques ordinaires…

V.1.1.2. Des critères inédits en matière de division du travail et de hiérarchie

Ces critères inédits ou spécifiques au secteur associatif le sont-ils véritablement ou se rapportent-ils davantage à une rhétorique qui tend à parler autrement de choses existantes dans d’autres secteurs d’emploi ? La division spatiale du travail (premier critère identifié) se retrouve dans d’autres secteurs mais connaît une spécificité par son degré de découpage territorial qui descend extrêmement bas. La division temporelle, quant à elle, est véritablement propre au secteur dans la mesure où elle découle de la co-présence statutaire bénévolat/salariat. Enfin, l’analyse du « feeling » tend à démystifier ce mode de division du travail car la description qu’en font les acteurs montre que s’il y a « feeling » dans le temps de l’action, il est le résultat d’une construction préalable.

V.1.1.2.1. Une division du travail géographiquement située

La répartition en fonction du territoire géographique répond là encore à une hiérarchisation et une division du travail qui n’est pas propre au secteur associatif. Le commerce, l’industrie et bien d’autres secteurs se voient découpés territorialement ; la fonction publique en constitue encore un autre exemple intéressant. La particularité de ce découpage pour le secteur associatif, est qu’il repose sur ce que j’appelle une nanoterritorialisation c’est-à-dire de très petits découpages qui vont, sur un quartier, du secteur (secteur nord, secteur sud, secteur haut, secteur bas, etc.) à la cage d’escalier en passant par une rue, plusieurs rues, un immeuble, un îlot, un espace public (tel square, tel abri de bus, telle place, tel espace sportif collectif, etc.) voire un établissement (scolaire, administratif, commercial entre autres), etc.

« Elle : y a deux équipes en fait de l’APSIS. Lui : une par secteur…

Elle : Euh… ouais ! Y a deux secteurs sur Borny. Donc moi, je fais partie de l’équipe Michelet donc qui commence à partir de Bergson… enfin le Cora et jusqu’à la place du marché. Et puis y a tout le secteur Champagne donc… entre guillemets "du fond de Borny" jusque la place du marché aussi. Donc euh… y a deux équipes donc euh… y a l’équipe de trois sur Michelet. On n’est pas nombreux. Et puis… je ne sais plus… sur Champagne…

Lui : ils sont trois.

Elle : trois à Champagne. Et euh… ben toi [à Philippe], je sais pas… eh !eh ! Lui, il compte plus parce que… bientôt… bientôt y a une équipe de nuit qui va se mettre en place. Hein ! Et donc Philippe sera le chef d’équipe. [silence]. » (Entretien Educateurs Club de Prévention Spécialisée de l’APSIS, Mounia et Philippe, 16 mai 2002)

On constate avec cet extrait l’extrême diversité des territoires considérés : des secteurs, qui relèvent d’un découpage administratif institutionnel propre au travail social, des rues telles

« Bergson », « Michelet » ou « Champagne » qui sont des repères officiels relevant d’autres institutions, des lieux et places tels « le Cora » ou la place du marché qui renvoient à des territoires vécus de tout un chacun et sur un autre registre encore, « le fond de Borny » qui est une catégorie mobilisée par les seuls « locaux » si l’on peut dire, ceux qui sont « d’ici ». Ce découpage spatial se double d’un découpage temporel avec les équipes de jour et de nuit. Ce système de découpage est cependant nettement plus marqué chez les travailleurs sociaux, notamment les éducateurs spécialisés que les travailleurs associatifs en général.

V.1.1.2.2. Une division du travail temporelle

Le temps, entendu comme temps disponible, est un autre facteur qui instaure une forme de hiérarchie, faisant, par exemple, du bénévole, un réel supplétif au salarié. Dans le cas de l’ADIE, par exemple, un bénévole nous disait remplacer la salariée et assumer des tâches seul, bien que les choses ne soient pas toujours pensées ainsi au départ. Par contre, on constate dans son discours, qu’il existe des limites à ce rôle de substitut, puisqu’il n’intervient pas dans l’instruction des dossiers, quelle que soit la situation. Le rôle de renfort ou de « [démultiplicateur] des possibilités des salariés », comme il le disait lui-même, a donc ses limites. Et ce facteur temps ne constitue qu’un élément ponctuel d’organisation du travail. Il est mis en œuvre dans une situation d’urgence. Si les choses se bousculent, l’essentiel est la réactivité d’un personnel quel qu’il soit (ou presque).

« J’en ai reçus [des clients à la permanence d’accueil] mais Colette faisait aussi… […] On se

répartit le temps en fonction de ses contraintes à elle et éventuellement des miennes. Bon si

elle a beaucoup monté de… de… de… de dossiers à monter, j’irai seul à Forbach jeudi ou… à moins qu’elle ait pris un rendez-vous qui concerne l’instruction [activité exclusivement réservée aux salariés] » (Entretien bénévole ADIE, 22 mai 2002)

Cette extension du temps, rendu possible par la présence des bénévoles, l’est également car dans le secteur associatif, comme nous le verrons plus loin, du fait de la présence de ce binôme bénévolat/salariat aucun ne compte son temps, pas même les salariés.

V.1.1.2.3. Une division du travail au « feeling »

Le « feeling » constitue-t-il un réel critère de division du travail ? Posée ainsi, la question peut surprendre mais ce critère fonde certains discours et devient une justification de la répartition

des tâches et des attributions de postes dont il est important de tenir compte pour saisir ce qui fait l’associatif. Ce caractère informel du « feeling » est à ce titre essentiel.

« y a deux grands secteurs : c’est l’insertion professionnelle et l’insertion sociale et linguistique. Et euh… donc il y a… il y a des noms, des… des personnes qui ont beaucoup plus de feeling

avec l’insertion professionnelle donc… alors donc elles créent pour certaines des entretiens

individuels avec les gens, des avis, des choses de suivi individuel. » (Entretien salariée02 CFQ, 10 décembre 2002)

Confier des tâches d’insertion professionnelle au « feeling » peut sembler bien léger de la part d’une responsable, qui plus est en charge du recrutement, de la formation des bénévoles et de la division des rôles de chacun. Evoquant les critères de recrutement qu’elle mobilisait pour sélectionner ses personnels, elle citait compétences, diplômes, expériences mais également « fibre sociale », autrement dit, un critère qui relève davantage de l’ordre du sentiment, de la compassion, de la compréhension de l’autre et envers l’autre que de la rationalité et la technicité. Pour autant, cette « fibre sociale » ou ce « feeling » vis-à-vis de tel ou tel objet (insertion sociale, professionnelle, éducation, culture, soutien psychologique, etc.) ne puise pas sa seule source dans une nature. Elle exprime un ethos, un habitus, dont on sait depuis Bourdieu le caractère acquis. Ce « feeling » se situe donc dans la conformité des critères classiques du travail social (compétences, qualifications, statuts, genre) même si les critères propres au secteur associatif (territoire, temps) lui confèrent toute son importance. Le terme s’intègre dans la rhétorique propre au secteur, construit sur la vocation personnelle et le militantisme laïc, synonymes de compétence dans un monde qui valorise l’innovation, l’engagement et la prise d’initiative.

De nombreux facteurs contribuent donc à construire les rapports hiérarchiques et à organiser le travail associatif. Néanmoins, cette hiérarchie factuelle ne fait pas forcément sens pour tous les bénévoles ou salariés. Le ressenti de la hiérarchie n’est pas toujours en conformité avec la mise en œuvre pratique des actions de chacun.

V.1.2. … au récit d’un ressenti décalé : « Y a pas de lien hiérarchique bien sûr mais c’est elle qui décide »

A l’occasion des entretiens réalisés, on constate un décalage entre ce que l’on peut appeler une hiérarchie vécue ou ressentie et une hiérarchie réelle. La hiérarchie ressentie n’en est pas moins réelle. Si ce décalage est intéressant c’est qu’il constitue un indicateur pour qualifier les

rapports qui organisent le travail associatif. Ils sont des rapports qui se présentent comme égalitaires, horizontaux, partenariaux. Ainsi, ce bénévole de l’ADIE dit :

« Y a pas de lien hiérarchique bien sûr mais c’est elle [la salariée] qui décide »

Et plus loin, semblant vouloir contrebalancer ce constat d’une hiérarchie entre salariés qui décident et bénévoles qui exécutent, il ajoute :

« ce qui n’empêche pas le poids d’une manière générale […] des bénévoles puisque euh… on… en tant qu’influence et participant à des chantiers de… de l’organisation… vous voyez ? parce que c’est eux… ce sont eux les plus nombreux. Et que l’ADIE ne fonctionne pas sans eux euh… elle peut pas fonctionner sans eux… ne serait-ce que financièrement. »

On constate un certain refus de penser les rapports bénévoles/salariés comme de simples rapports hiérarchiques entre des dirigeants salariés et des exécutants bénévoles. Il conduit l’interviewé à valoriser le nombre important de bénévoles et à les replacer au cœur de la structure puisque « ça ne fonctionne pas sans eux », même si le nombre ne constitue pas en soi une réelle force de décision.

Ce discours est également tenu par des salariés qui ne se pensent pas non plus dans une relation hiérarchique avec leur employeur ou avec les bénévoles de CA.

« Le président et la directrice vont choisir les orientations etc. hein ! et puis… c’est leur décision, hein ! euh… et puis ben après, pour tout ce qui est de l’ordre des décisions

fonctionnelles quoi, je veux dire ben à ce moment-là c’est le responsable de secteur, c’est

l’équipe. Non, mais c’est un niveau de structure… je veux dire… y a pas de… y a une

hiérarchie, bien sûr, c’est normal mais euh… enfin, moi, je ne le vis pas comme ça… c’est

vraiment… de toute façon, je veux dire, on est tous dans la même galère hein ! En quelque sorte hein ! On a intérêt à ce que ça fonctionne. C’est par des actions qu’on va mettre en place et la qualité des actions qu’on va mettre en place qui permettra que mon boulot soit pérennisé donc on est tous dans la même galère ! donc on a intérêt à ce que tout aille au mieux et à

prendre les décisions qui sont bonnes pour le CFQ donc… euh… voilà. » (Entretien

salariée01 CFQ, 05 décembre 2002)

« C’est quand même relativement euh… relativement organisé en… en termes de… y a… y a un suivi qui est fait si tu veux… aussi bien euh… de l’éduc. par rapport au public euh… du chef de service par rapport à l’équipe euh… de la direction par rapport au chef de service. Donc euh… c’est une interaction en fait c’est-à-dire qu’il y a plus un fonctionnement consensuel ou… y a un fonctionnement monostatique. Mais c’est pas non plus un fonctionnement

familial. Là, là, c’est un rêve si tu veux…. mais bon… y a des fois des réunions euh… où il y

avait des tensions entre les gens… y en a… qui exagèrent… c’est… c’est vivant ! quoi c’est… C’est pas…bon après, on n’est pas des exécutants.» (Entretien Educateur Club de Prévention Spécialisée de l’APSIS (Dimitri), 16 mai 2002)

Ces quelques exemples font alors ressortir différentes logiques qui établissent cette distinction entre hiérarchie vécue et hiérarchie subie. J’en distingue trois, non exclusives les unes des autres, que j’appelle « rhétorique de la liberté », « rhétorique de l’égalité » et « rhétorique de la complémentarité ».