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I1 : Genèse des politiques de la ville en France

I.3. Un espace singulier : la figure du quartier dit sensible

I.3.3. Le quartier dit sensible est-il un ghetto ?

Pour autant, pour la quasi totalité des interviewés notamment, ces quartiers dits sensibles ne peuvent être assimilés à un ghetto, au sens plein du terme, même si celui-ci, très souvent mobilisé par « la presse à sensation et la propagande ou la rumeur politique »241 ou les chercheurs eux-mêmes, « semble réveiller à lui seul de vieux fantasmes sur le monde interlope des quartiers louches, des zones franches et des bars (bars, barres ?) crépusculaires… Le ghetto fascine autant qu’il dérange ; la peur qu’il suscite s’exerce sur le sensible et, comme telle, elle constitue un argument publicitaire de premier choix. »242 En effet, le ghetto, comme le rappelle entre autres Cyprien Avenel243, connaît une histoire qui « devrait inciter à un usage pour le moins circonspect du mot »244 dans la mesure où il « vient du vénitien gietto désignant le quartier juif de Venise qui fut transformé en espace d’assignation à résidence par décret en 1516. Le ghetto est donc un territoire imposé par la loi à une catégorie de population. ». Néanmoins, comme le rappelle également Hervé Vieillard-Baron, « le ghetto vénitien est souvent considéré comme la métaphore parfaite du quartier ségrégué alors qu’une étude historique précise montre qu’il est parfaitement original et plus ouvert qu’on ne le croit habituellement. »245 Autrement dit, non seulement la métaphore est abusive mais elle est caricaturale.

Plus proche de nous, on peut évoquer le ghetto de Varsovie, institutionnalisé par les nazis en 1941 qui a vu la concentration tragique du peuple juif. Cette histoire lourde a cependant connu une extension visant à définir le ghetto comme un lieu ethniquement homogène d’exclusion sociale et économique, associé « à l’humiliation, à la violence et à la déshumanisation »246. Ainsi, les sociologues français sont-ils entrés dans un débat ambivalent, s’interrogeant sur un rapprochement éventuel entre le ghetto noir étasunien et nos banlieues

241

Bourdieu P., « Effets de lieu », Op. cit., p. 249.

242 Vieillard-Baron H., Les banlieues françaises ou le ghetto impossible ?, Eds. de l’Aube, Paris, 1994, 158p., p. 26-28.

243

Avenel C., Sociologie des « quartiers sensibles », Armand Colin, Coll. 128 Sociologie, Paris, 2004, 127p., p. 32-34.

244 Ibid., p. 32.

245 Vieillard-Baron H., Ibid., p. 51.

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françaises. Or, que l’on considère la question ethnique (homogénéité) comme la question sociale (exclusion, pauvreté, ségrégation, échec scolaire, violences, etc.), le rapprochement ne tient pas. En effet, note Avenel, « le processus traditionnel d’assimilation de « l’homme marginal » aux Etats-Unis ne correspond pas au mécanisme d’intégration des immigrés en France. »247 De plus, « la comparaison des indicateurs d’exclusion entre la cité des 4 000 logements de la Courneuve et les quartiers noirs du South Side de Chicago révèle deux configurations situées à une échelle d’intensité totalement distincte »248 et « en définitive, il n’y a pas seulement une différence de degré mais une différence de nature » entre la situation française et étasunienne. Et même si, comme le rappellent Jacques Donzelot et al249, il existe aux Etats-Unis (via une remise en mouvement des personnes, option people) comme en France (via un traitement des lieux, option place) un ensemble de politiques et de dispositifs, qu’un certain nombre de questions peuvent être rapprochées, que la question des conflits ethniques prend de plus en plus de place dans l’espace public français, les traditions culturelles et les logiques restent néanmoins divergentes. Enfin, rappelons que, paradoxalement, l’image du ghetto caractérise davantage les « beaux quartiers »250 qui témoignent d’une plus grande ségrégation, sans pour autant les stigmatiser. Mais le ghetto bourgeois se rapproche ici du « ghetto volontaire » décrit pas Louis Wirth251, qui montre qu’il s’est constitué principalement en raison de la culture même des Juifs, qui les incitait à s’exclure du cœur de la ville pour pratiquer leur religion et développer leur culture dans « des conditions optimales » et, pour certains, en toute quiétude (être en sécurité).

Mais ce contexte diffère du nôtre car nous concernant il ne s’agit pas d’un rassemblement en une « aire culturelle » séparée d’une communauté à la culture spécifique, mais bien d’un ensemble cosmopolite (plus de 30 nationalités sont représentées sur Borny), arrivé dans des temps différents dans le quartier et l’une des difficultés du quartier tient davantage au fait de « faire quartier » comme on peut « faire société » en raison de cette diversité importante, dont on verra qu’elle constitue l’une des dimensions du travail associatif. « Au bout du compte, la

247 Avenel C., Op. cit., 2004, p. 32-33. Vieillard-Baron H., Op. cit., 1994.

248 Wacquant L., « Banlieues françaises et ghetto américain. De l’amalgame à la comparaison », French politics

and society, vol. 10 (4), 1992, p. 81-103. 249

Donzelot J., Mével C., Wyvekens A., Faire société. La politique de la ville aux Etats-Unis et en France, Seuil, La couleur des idées, Paris, 2003, 362p.

250 Pinçon, Pinçon-Charlot, Op. cit., 1989.

251 Wirth L., Op. cit., (1928) 1980. L’auteur montre bien comment le ghetto est à l’origine un lieu de regroupement volontaire (inconscient mais volontaire) pour vivre et faire vivre la culture juive dans toute sa dimension (religieuse, culinaire, etc.) et en toute sérénité. Par la suite, l’institutionnalisation du ghetto et la contrainte étatique feront du ghetto juif une tout autre réalité. Ce qui distingue également le ghetto de Wirth de nos quartiers c’est la présence importante décrite par l’auteur d’institutions propres au ghetto (tribunal, salle des fêtes, abattoir, maison pour les pauvres et les malades, etc.) qui n’existent pas dans les quartiers dits sensibles.

distance qui sépare les quartiers français des ghettos américains est immense. Entre eux, les différences sont de tous ordres : d’échelle, d’origine, de peuplement, de structure, d’intensité, d’intérêt institutionnel… »252 Et pour conclure avec Avenel, « au mieux, la notion de ghetto attire l’attention sur les mécanismes de réduction de la mixité urbaine et de "divergence" des "quartiers sensibles". Au pire, le terme stigmatise les conduites des habitants en rejetant sur les individus la responsabilité des problèmes. Il fait peser implicitement le discrédit sur les populations immigrées en les tenant dans le soupçon de non-intégration. ». Je reviendrai sur cette logique du discrédit, du soupçon et de la stigmatisation dans la dernière partie consacrée aux missions du secteur associatif. A cette occasion, l’idée d’un processus de ghettoïsation sera posée.

Si l’on ne peut parler de ghetto, peut-on alors parler de ghettoïsation de ces quartiers ? Auquel cas, il s’agira de voir si les quartiers dits sensibles ont été progressivement institués253 en instrument de fermeture et de pouvoir ethnique au moyen duquel une population urbaine jugée dangereuse serait recluse et contrôlée. Là encore, il y a débat. Alors que Vieillard-Baron tend à légitimer une forme de ghettoïsation compte tenu de l’émergence progressive de caractères approchants entre la situation française et étasunienne, Loïc Wacquant défend l’idée selon laquelle « cette thèse repose sur un contresens sociologique complet sur ce qui constitue un ghetto, contresens produit et perpétué par (1) l’ignorance des réalités historiques de la ville américaine (dont l’étude empirique est avantageusement remplacée par le ressassement de clichés qui, parce qu’ils sont partagés par le journalisme à sensation, la rumeur politique et les secteurs les plus mondains de la recherche, paraissent à la longue fondés sur les faits) et (2) une confusion conceptuelle tenace entre ghettoïsation et différenciation spatiale, ségrégation résidentielle, paupérisation économique, concentration des étrangers ou des immigrés, enclavement physique, dégradation du bâti, violence criminelle, etc. (pris in seriatim ou bien par grappes). »254 Autrement dit, nous ne pouvons pas affirmer actuellement ni l’existence de ghettos en France, ni l’existence d’un processus de

252

Vieillard-Baron H., Op. cit., 1994, p. 61.

253 Voir Wacquant L. qui définit le ghetto comme « une « forme institutionnelle », c’est-à-dire une concaténation particulière, ancrée dans l’espace, de mécanismes de fermeture, et de contrôle ethnoracial. [bref], « une constellation sociospatiale bornée, racialement et/ou culturellement uniforme, fondée sur la relégation forcée d’une population stigmatisée – telle que les Juifs dans l’Europe de la Renaissance et les Afro-américains dans les Etats-Unis de l’ère fordiste – dans un territoire réservé, territoire au sein duquel une population développe un ensemble d’institutions propres qui opèrent à la fois comme un substitut fonctionnel et comme un tampon protecteur de la société environnante ». Wacquant L., « What Makes A Ghetto ? Notes Toward a Comparative Analysis of Modes of Urban Exclusion », communication à la conférence « Pauvreté, immigrations et marginalités urbaines dans les sociétés avancées », Maison Suger, Paris, 10-11 mais 1991 ; Wacquant L., Parias

urbains. Ghetto – banlieues – Etat, La découverte, Paris, (2005) 2006, 331p., p. 54. ; « “Une ville noire dans la

blanche” : Le ghetto étasunien revisité », Actes de la recherche en sciences sociales, N°160, 2005, p. 22-31

254

ghettoïsation, d’américanisation des problèmes sociaux en France, notamment parce que l’ethnicisation des problèmes sociaux n’est pas posée dans les mêmes termes (ethnie versus classe). Et l’argument selon lequel le placement de certaines populations dans les quartiers dits sensibles serait assimilable à une assignation à résidence (compte tenu du pouvoir d’achat des familles, des loyers, de la taille des appartements, etc.) et ainsi, par translation, assimilable à un ghetto ne tient pas non plus au seul motif que le ghetto ne se réduit pas à cette localisation. Ce processus peut être ressenti comme une assignation à résidence mais il ne fait pas pour autant de cet espace un ghetto. Le ghetto, on l’a dit, ségrégue territorialement mais plus largement encore puisqu’il institue une séparation en matière d’emploi, de scolarité, de services publics, etc. La seule appartenance territoriale ne suffit pas à désigner un territoire comme ghetto255. Néanmoins, le rapprochement n’est pas non plus inenvisageable à plus ou moins long terme si, comme le note Wacquant, « dans leur myopie technocratique et leur fixation fascinée sur la performance financière à court terme, les élites dirigeantes hexagonales, de gauche comme de droite, devaient persister dans la politique néo-libérale d’abaissement du secteur public et de "mercantalisation" rampante des rapports sociaux qui a été la leur depuis le milieu des années 70 […] l’utopie négative, lointaine et effrayante, pourrait devenir réalité. »256 Cette analyse, qui pose les pouvoirs publics et les institutions sociales au cœur du problème (et de sa gestion), nous le verrons, est très largement partagée par le secteur associatif.

Ce débat, dont on s’est fait l’écho ici, peut sembler à certains égards strictement terminologique ou idéologique. Il ne se limite pas à cela et c’est son intérêt car, nous le verrons, le rapport à cette image a des conséquences importantes sur les territoires en question. En effet, selon que les individus (acteurs associatifs, politiques, sociaux et tout un chacun) reconnaissent, acceptent, revendiquent ou décrient cette image, ils n’entretiennent pas le même rapport à son égard (évitement, occupation, destruction, etc.). L’existence de cette image dominante (quartiers dits sensibles assimilés à des ghettos) devient alors l’axe pivot en fonction duquel les actions associatives sont construites et mises en œuvre puisque cette image a des effets sur le territoire lui-même (repli, révolte, indifférence, souffrance, etc.).

255 Wacquant L., Op. cit., 2006, p. 57 et suivantes.

256 Wacquant L., « De l’Amérique comme utopie à l’envers », La misère du monde, Eds. du seuil, Paris, 1993, p. 263-278, p. 278.