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Des critères de division du travail et une hiérarchie classiques

Plus que des acteurs : une équipe de professionnels

V.1. Une équipe hiérarchisée

V.1.1. Du récit de pratiques ordinaires…

V.1.1.1. Des critères de division du travail et une hiérarchie classiques

Les critères que je qualifie de classiques sont ces critères qui se retrouvent traditionnellement dans tout collectif (de travail ou pas) qui tend à répartir les tâches de ses membres.

V.1.1.1.1. Une hiérarchie et une division du travail dépendantes du statut (bénévole/salarié)

Le statut (bénévole ou salarié) constitue le critère essentiel de cette division du travail. Selon la structure observée, la présentation de cette hiérarchisation est plus ou moins pensée, plus ou moins formelle et formalisée (avec un dispositif plus ou moins élaboré et pensé comme tel). A

Rencontre, la hiérarchie des statuts (trois principaux : coordinatrice, animatrice, bénévole)

construit des espaces de compétences et des espaces physiques d’intervention dans le sens où elle organise les rapports entre les personnels – et également les usagers – en dispatchant des rôles propres à chacun. Cette délimitation est rendue visible par les séparations physiques qui existent et la répartition des personnes, selon leur statut, dans des pièces différentes. Ainsi, les bureaux et la cuisine servent-ils d’espaces de suivi individuel pour les bénévoles alors que la grande salle est l’espace des animatrices salariées qui font de l’éveil culturel collectif.

« Y avait à partir de 92, y a quand même eu trois statuts très particuliers donc la personne qui coordonne, qui est à mi-temps et c’est toujours le cas [il s’agit d’elle-même], euh… la… les… les animateurs qui sont responsables de leur atelier, qui orchestrent les différents ateliers… enfin qui orchestrent le fonctionnement de chaque atelier et puis des bénévoles qui font le tutorat individuel. Alors depuis ça fonctionne exactement de la même manière sauf que ben… le… le… le secteur s’est étoffé puisqu’on est passé de trois ateliers quand je suis arrivée à six aujourd’hui. » (Entretien salariée Rencontre, 20 décembre 2002)

Ici, la taille de la structure, ou plus exactement, son augmentation engendre un impératif organisationnel, gestionnaire, qui se traduit par une rationalisation bureaucratique établissant une hiérarchisation accrue entre les personnels. Les contours des secteurs se dessinent plus nettement. Les responsabilités s’organisent plus spécifiquement et la polyvalence importante dans ce secteur se voit légèrement réduite. Néanmoins elle n’est pas absente de ces structures. L’ADIE, par exemple, qui est une grosse structure au niveau national mais une petite antenne locale, vit au quotidien cette nécessaire polyvalence.

« Nous, comme on est une petite antenne, qui existe depuis deux ans, on n’a pas les mêmes contraintes qu’une antenne où il y a dix ou vingt personnes qui serait implantée depuis très longtemps. » (Entretien salariée ADIE, 06 mai 2002)

Pour autant, la hiérarchie sur base statutaire n’est pas absente. Bien au contraire, elle est très marquée :

« en termes de hiérarchie, il y a le siège [à Paris], ensuite moi, ma supérieure hiérarchique c’est ma responsable régionale, après c’est moi qui suis responsable de l’antenne et le bénévole, il est…enfin c’est difficile, c’est pas un salarié donc au niveau hiérarchique, c’est pas du tout les rapports qu’on a envie de mettre en place avec des bénévoles. ».

On constate donc une hiérarchie claire avec un encadrement des bénévoles par les salariés. Les bénévoles sont bien en bas de l’échelle hiérarchique. Précisons cependant que le conseil d’administration de cette structure – instance qui tranche en dernier dans les décisions de suivre le projet ou non – est composé de bénévoles (dont le bénévole sous la responsabilité de la salariée fait partie). Mais cette configuration administrative n’invalide pas l’existence d’une division du travail forte basée sur le statut professionnel.

Le paradoxe que constitue l’existence d’une forte hiérarchie dans une structure de petite taille s’éclaire par le fait qu’elle est une antenne d’une structure associative à l’assise nationale, importante et institutionnalisée. Elle ne peut donc pas être assimilée à une petite structure. Le bénévole interviewé le rappelle en précisant que :

« c’est clair que dans d’autres structures de l’ADIE qui ont plus d’ancienneté […] y a pas mal de bénévoles… y a une… y a un coordinateur, y a des réunions entre bénévoles, y a des… hein… y a des… ben…[…] c’est plus formel entre guillemets ! C’est normal ! Sinon c’est

ingérable. Y a… y a un problème de circuit de communication euh… de… de suivi des infos,

de rendu compte euh… en principe pardon, ben y a aussi une activité qui est beaucoup plus importante aussi. » (Entretien bénévole ADIE, 22 mai 2002)

L’ATTM, elle, se défend d’instaurer quelque hiérarchie que ce soit, arguant d’un mode organisationnel égalitaire, de type familial. Or, le mode familial n’est pas égalitaire puisque la famille connaît une répartition stricte des rôles qui peut être résumée ainsi : les parents décident, les enfants obéissent126. Ce qu’il faut davantage entendre par cette mise en avant du modèle familial pour caractériser l’organisation de la structure c’est l’existence d’une forme particulière de proximité affective mise en avant par le tutoiement, l’utilisation des prénoms,

126

Voir notamment Roussel L., La famille incertaine, Editions Odile Jacob, Paris, 1989, 283p. Et plus précisément le chapitre VII « La fin du "règne" de l’enfant » dans lequel l’auteur revient sur l’évolution des rapports familiaux (essentiellement la place de l’enfant) depuis le modèle traditionnel de la famille aux modèles actuels. Pour l’éclaircissement du « monde domestique » comme principe d’organisation de l’action, cf. Boltanski L., Thévenot L., Op. cit., 1991.

etc. Mais, lorsque les vacataires, après avoir défendu l’idée selon laquelle « on n’a pas une répartition comme ça… […] ça vient tout seul »127, décrivent leurs pratiques, on constate que les salariés (Martin et Malika) organisent et répartissent les tâches et que les vacataires ont une autre fonction. Ils occupent principalement le rôle de personnels de renfort c’est-à-dire des « personnes qui coopèrent à la production des œuvres »128 :

« Lui : ça vient tout seul […] On sait que de quatre à cinq y a les… y a l’aide aux devoirs et après on essaye de… y a Martin qui envoie les petits avec Malika et…

Elle : « ouais c’est juste pour les activités quoi en fait. C’est Martin qui s’occupe surtout des… des grands… enfin des grands ! des…plus grands du Primaire. Et puis Malika des petits. Et puis après nous on file un coup de main euh… ça dépend quoi. » (Entretien vacataires ATTM, 20 janvier 2003)

En lien direct avec le statut, un second critère fonde les rapports hiérarchiques entre travailleurs associatifs. Il s’agit des diplômes et des qualifications. Ils comptent dans l’attribution des rôles de chacun. Les salariés, bien qu’ayant un rôle important de formation et d’encadrement des bénévoles, tendent à entretenir un rapport davantage égalitaire si le bénévole est de type « professionnel », a fortiori si ce dernier est un ancien du secteur social.

V.1.1.1.2. La place des diplômes dans la hiérarchie et la division du travail

Les diplômes et les qualifications sont en effet des éléments clés qui distinguent et hiérarchisent les personnels, notamment dans certains secteurs. Cela se voit au niveau des postes à responsabilité qui sont détenus par des personnels ayant systématiquement au moins un diplôme du travail social (animateur, éducateur spécialisé, formateur, etc.) ou, pour les secteurs plus spécifiques (comme la formation linguistique ou le soutien psychologique par exemple), des maîtrises de FLE (Française Langue Etrangère), de linguistique, de psychologie, etc. Aucun des responsables rencontrés n’a un diplôme inférieur au baccalauréat. Tous et toutes ont au moins un niveau Bac+2 (diplôme universitaire ou d’une école). C’est d’ailleurs l’obtention de ce type de diplôme qui conduit au recrutement sur les postes à

127 Entretien avec un vacataire ATTM, 20 janvier 2003.

128 Howard S. Becker, forgeant cette expression pour les mondes de l’art, définit les personnels de renfort comme suit : « Il y a quelque indélicatesse à parler de "personnel", ou pis encore de "personnel de renfort", à propos des personnes qui coopèrent à la production des œuvres d’art. Pourtant ce terme traduit bien la place qui leur est attribuée dans un monde de l’art. Aux yeux des participants à ce monde, celui qui fait "vraiment" les choses, qui prend les décisions d’où l’œuvre tire sa cohérence et son intérêt artistiques, c’est l’artiste, qui peut être l’une des nombreuses personnes associées à la réalisation de l’œuvre, toutes les autres étant là pour lui prêter leurs concours. […] L’offre potentielle de ressources humaines constituée pour tel ou tel projet artistique réunit tous ceux qui sont aptes à exécuter les diverses tâches spécialisées requises, et qui peuvent se rendre disponibles. Leur nombre, leur spécialité professionnelle et les conditions de leur recrutement varient d’une discipline à l’autre et d’un endroit à l’autre. ». Becker H. S., Op. cit., (1982) 2006, p. 96-98.

responsabilité comme dans le cas de Paul, qui est devenu directeur de l’ATTM après avoir obtenu son diplôme d’éducateur à l’IRTS. C’est ainsi qu’il est devenu « homme-à-tout-faire », comme il le dit lui-même. Cette auto-définition tout à la fois critique et qui le positionne comme pivot de la structure fait clairement référence à la « nécessaire » polyvalence. Concernant les autres niveaux hiérarchiques (hors direction), on constate que le recrutement, comme on l’a vu, ne se fait pas exclusivement sur cette base puisque l’on retrouve à des postes équivalents des profils très différents, plus ou moins diplômés, plus ou moins expérimentés, avec le plus souvent ces deux courbes qui se croisent c’est-à-dire que celui qui est diplômé est souvent moins expérimenté et inversement. Le poids des diplômes et des qualifications est alors plus relatif. Cette relativité tient principalement au secteur d’activité et à l’objet associatif, comme le montrent les compétences exigées dans les secteurs de l’éducation/formation/insertion et du secteur de la santé physique et mentale qui constituent les deux secteurs les plus exigeants en termes de qualifications.

V.1.1.1.3. Une division du travail sexuée

Après le statut, les diplômes et les qualifications, le genre constitue également un critère de répartition des tâches. Il est utilisé de façon plus sporadique et plus contextualisée que les précédents. On notera une parité aux fonctions de direction puisque sur les dix structures, cinq sont gérées par des femmes (ADIE, CFQ, ISM-Est, La Clé, Rencontre) et les cinq autres par des hommes (AIEM, AJB, ATTM, La Passerelle, Permanence Emploi). Par contre, aux niveaux de moindre responsabilité, on constate certaines différences, notamment une surreprésentation féminine chez les salariés interrogés (80%) alors qu’elles sont minoritaires chez les bénévoles (30%). Bien sûr, l’enquête n’est pas exhaustive et bien que les résultats partiels des questionnaires aillent dans ce sens129 et qu’ils renvoient aux données nationales130, il convient de rester prudent. Cette répartition ne doit cependant pas cacher certaines spécificités des structures avec, par exemple, une quasi exclusivité masculine à La

Passerelle sur les actions de formation informatique et une quasi exclusivité féminine au CFQ sur les actions de formation linguistique. La responsable chargée du recrutement et de la

129 Sur le corpus, seules six structures ont rempli plus ou moins complètement le questionnaire préliminaire. Sur ces six, l’une n’a pas spécifié le sexe des bénévoles et des salariés. Sur les cinq qui restent, sur les 260 salariés, 187 sont des femmes (soit 71,92%). Concernant les bénévoles, le calcul est rendu impossible puisque seules deux structures ont renseigné les informations nécessaires. Il est donc difficile d’établir quelque calcul que ce soit. Il s’agira pour les prochaines investigations de ne plus compter sur l’auto-administration de questionnaire qui contraint à des résultats partiels.

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formation des bénévoles au CFQ tend à expliquer cette situation par une forme de naturalisation des compétences car les femmes auraient « ça dans le sang ».

« Alors euh… les bénévoles… les bénévoles, chez nous, ce sont des personnes qui ont souvent euh… elles ont le niveau Bac+. Et y a une éducatrice spécialisée à la retraite, y a une juriste à la retraite, il y a… une sœur qui a travaillé euh… en euh… Amérique du Sud avec les Indiens. Elle faisait de l’alpha en espagnol. Euh… on a quoi encore… [long silence] [I : c’est un choix de n’avoir que des femmes…] Non, c’est pas un choix. J’avais un seul bénévole avant. C’était quelqu’un qui a fait… qui était en train de préparer le doctorat de psychologie. Il était d’origine hongroise, je crois. […] Et bon. D’ailleurs il va être bientôt le médiateur sur le quartier. [I : comment vous expliquez que ce soit surtout des femmes ?] Pourquoi ? les femmes ont toujours

milité beaucoup plus que les hommes. Et les hommes peut-être… bon ce sont toutes… toutes

des bénévoles qui sont… soit… des femmes… soit à la retraite, soit celles qui ont déjà des missions différentes comme la… la… la sœur en civil qui œuvre pour toute la population dans le cadre de l’œcuménisme… toutes les religions, toutes les cultures, le brassage… et donc euh… elle a une mission spéciale. Les autres, je pense que elles doivent avoir ça dans le sang. Elles l’ont toujours fait. Elles ont travaillé dans… aussi dans de… dans des emplois sociaux. […] Voilà. Non, mais il faut avoir une sensibilité et une âme. Je pense qu’il ne faut pas être trop

cartésien pour faire ce travail-là parce que c’est… être trop cartésien, ça ne vous permet pas

d’ouverture énorme qu’il faut avoir vers les autres et vers les autres cultures. Et… il ne faut pas être trop cartésien. Tout en restant quand même dans le cadre et établir le cadre. »

Cette naturalisation des compétences est ce qui fonde l’essentiel de l’usage de ce critère en termes de répartition du travail. On constate alors qu’il motive une attribution différenciée traditionnelle des tâches attribuant aux travailleuses associatives celles ayant trait à l’éducation des enfants, à la gestion familiale, etc., autrement dit, des rôles traditionnellement attribués aux femmes. Ainsi, un éducateur (Dimitri) et une éducatrice (Mounia) du club de prévention spécialisée de l’APSIS échangent-ils autour de cette question :

« c’est vrai qu’au niveau des femmes euh… c’est vrai que dans l’équipe, ben on intervient beaucoup plus que mes collègues dans les familles. Bon, on a peut-être la facilité aussi, le lien avec d’autres femmes… ça doit faciliter d’être femme. » (Mounia)

« parce que souvent, on voit… quand même ça, Mounia, il faut le dire, surtout dans les familles maghrébines, c’est souvent la maman qui porte cette… cette identité familiale et c’est elle qui régule quand même relativement. C’est elle qui a une véritable action sur les enfants quoi… et donc c’est bien que ce soit les femmes qui y aillent. » (Dimitri)

(Entretien Educateurs Club de Prévention Spécialisée de l’APSIS, Mounia et Dimitri, 16 mai 2002)

La justification de cette répartition repose donc sur l’opposition traditionnelle entre hommes et femmes auxquels on attribue des espaces, des champs d’action et des modes d’action

spécifiques131. Ce critère de hiérarchisation par le genre est donc à affiner et à mettre en lien avec les actions, les secteurs ou les axes de la structure associative considérée.

V.1.1.1.4. Une division du travail variable selon les actions, secteurs et axes de la structure associative

Cet autre critère (les actions, secteurs et axes de la structure) renvoie à un mode classique de répartition du travail en général : une répartition en fonction des compétences. Plus général que le modèle des qualifications, ce modèle des compétences132 s’étend aux capacités, aptitudes sociale, personnelle ou encore territoriale et réticulaire des individus. Et il participe d’un découpage plus spécifique, supplémentaire, au sein des structures, notamment dans les structures telles l’ATTM, l’APSIS, l’AIEM ou l’AJB entre autres, qui développement des actions différentes (soutien scolaire, actions femmes, aide au retour à l’emploi, activités culturelles et artistiques, sport, logement d’urgence, etc.).

« Pour les projets, les financements c’est plus Paul qui s’en occupe, moi je ne sais pas faire… mais je vais apprendre, ça sert toujours de savoir faire des projets. […] Le partage des tâches, il

se fait en fonction des secteurs si on peut dire, selon les relations avec les familles et avec les institutions, ça c’est les collègues que je vous ai présentés tout à l’heure. Sinon il y a les

bénévoles. » (Entretien salariée01 ATTM, 02 décembre 2002)

Ce mode classique de division du travail a donc le plus souvent sa place dans les structures dont la taille est importante et dont l’objet associatif est multidimentionnel. Chacun trouve alors sa place dans des espaces de compétence propres.

A ces critères « classiques » s’ajoutent un ensemble composite de dimensions spécifiques au secteur associatif : une division spatiale, temporelle et au feeling, qu’il s’agit d’analyser maintenant.

131 Bourdieu P., La domination masculine, Editions du Seuil, Paris, 1998, 177p. Voir également Laufer J., Marry C., Maruani M. (sous la dir.), le travail du genre. les sciences sociales à l’épreuve des différences de sexe, La découverte, Coll. Recherches, Paris, 2003, 362p. et Maruani M. (sous la dir.), Op. cit., 2005.

132 Sur l’analyse du passage du modèle de la qualification au modèle de la compétence, voir Dadoy M., « De la qualification aux compétences », in La sociologie du travail et la codification du social, T1, PIRRTEM/CNRS, Université Toulouse Le Mirail, Toulouse, 1990, p. 231-241 ; Schwartz Y., « De la qualification à la compétence », in La sociologie du travail et la codification du social, T1, PIRRTEM/CNRS, Université Toulouse Le Mirail, Toulouse, 1990, p. 177-199 ; Zarifian Ph., « L’émergence du modèle de la compétence », in Stanklewicz F. (dir.), Les stratégies d’entreprise face aux ressources humaines : l’après-taylorisme, Economica, Paris, 1988, p. 77-82.