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Pour une ethnographie d’un quartier dit sensible

II.2. Le cadre de l’observation

II.2.2. Le quartier dont on parle : sa dimension territoriale

II.2.2.3. Un espace social

II.2.2.3.1. Une territorialité socialement marquée

Le territoire dont on parle constitue un espace populaire dans le sens où les couches populaires y sont principalement représentées et se le sont approprié. Comme on a pu le rappeler, un territoire géographique reflète un territoire social c’est-à-dire sa population. Observons quelques-unes de ses caractéristiques sociodémographiques.

Le quartier de Borny353, dont on a dit qu’il représente 12,1% de la population messine totale, possède en effet les caractéristiques habituellement mobilisées tant par les chercheurs, les politiques, les journalistes ou encore tout un chacun pour l’identifier comme tel :

- une population relativement jeune : les moins de 20 ans représentent 39,1% (contre une moyenne nationale de 24,6%) alors que les plus de 60 ans représentent 9,4% (contre une moyenne nationale de 21,3% et de 17% pour Metz hors Borny). (Tableau 2).

Tableau 2 : Répartition de la population par tranches d’âge sur Borny, Metz et l’ensemble de la France

France Metz (hors Borny) Borny

0-19 ans 24,6% 22,1% 39,1% 20-39 ans 28,1% 36,8% 30% 40-59 ans 26% 24,1% 21,5% 60-74 ans 13,6% 10,7% 7,3% 75 ans et plus 7,7% 6,3% 2,1% Total (pourcentage) 100% 100% 100% Total (nombre) 58 520 688 123 704 15 003 Source : INSEE 1999

351 Voir à ce titre les différents chapitres du rapport précédemment cité qui aborde successivement les actions et dispositifs mis en place à destination de cette lutte contre les discriminations à l’embauche, à l’accès aux soins, à la culture, à l’éducation, à un logement, etc. Galloro P.D., Serré A., Tisserant P (sous la dir.), Op. cit., 2005.

352 Sur le rapport à l’autre, étranger, voir l’excellent texte de Simmel G., « Digressions sur l’étranger » in Grafmeyer Y., Joseph I., L’Ecole de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Aubier, Paris, 1984, p. 53-59.

353 Pour avoir une étude plus fine sur la population de Borny, on pourra se reporter aux travaux réalisés en 2000 par l’O.R.S.A.S.(Observatoire Régional de la Santé et des Affaires Sociales) de Lorraine.

- une plus forte représentation des familles les plus nombreuses : 48,6% des ménages sont constitués de quatre personnes ou plus (contre une moyenne nationale de 21,7% et 15,3% des ménages messins hors ce quartier) (Tableau 3) ;

Tableau 3 : Nombre de ménages par secteur et répartition (en%) des ménages en fonction de leur taille sur Borny, comparativement à Metz

Nombre de personnes par ménage

Secteurs Nombre de ménages 1 2 3 4 5 et + Ensemble Borny 4 747 23,6% 21,7% 16,1% 14,9% 23,7% 100,0% Metz (ensemble de la ville) 53 048 40,4% 27,8% 14,4% 10,6% 6,9% 100,0%

Metz (hors Borny) 48 301 42,1% 28,4% 14,2% 10,2% 5,1% 100,0%

Part de Borny dans l’ensemble de la ville de Metz

8,9% 5,2% 7,0% 10,0% 12,6% 68,4%

Source : INSEE 1999

- un fort taux de chômage : de l’ordre de 29,8% (contre une moyenne nationale de 12,9% et de 12,6% sur Metz hors ce quartier). Ce taux élevé (plus du double de ce qui est constaté au niveau national ou de la ville de Metz) doit cependant être pondéré du fait de l’intégration précoce des jeunes dans la population active354. Le taux d’activité des 20-59 ans se trouve de ce fait plus élevé sur ce quartier que sur l’ensemble de la ville de Metz (avec des pourcentages respectifs de 83% et 72,9%) (Tableaux 4 et 5) ;

- un taux d’activité féminin plus faible : de l’ordre de 59,2% pour les 20-39 ans, contre 67,2 % sur Metz (Tableau 5) ;

Tableau 4 : Population active, nombre de chômeurs et taux de chômage à Borny et Metz

Secteurs Population

active

Nombre de chômeurs Taux de chômage

Borny 5 838 1 740 29,8%

Metz (ensemble de la ville) 57 269 8 217 14,3%

Metz (hors Borny) 51 431 6 477 12,6%

Part de Borny dans l’ensemble de la ville de Metz

10,4% 21,2%

Source : INSEE 1999

354Les jeunes de ce quartier qui poursuivent des études au-delà de la classe de troisième sont moins nombreux que les jeunes des autres quartiers de Metz. Selon l’étude de l’ORSAS, « le taux de sortie de l’école avant la classe de troisième était de 41,1% parmi les demandeurs d’emploi inscrits à l’ANPE [en 1997] sur la Zone Franche Urbaine du quartier contre 28,1% pour l’ensemble de la ville de Metz. ». Voir ORSAS, « Première partie : approche quantitative à partir des données statistiques disponibles », Vandoeuvre-lès-Nancy, décembre 2000, p. 11.

Tableau 5 : Taux d’activité par groupe d’âge à Borny et Metz Secteurs Hommes 20-39 ans Hommes 40-59 ans Femmes 20-39 ans Femmes 40-69 ans Borny 83,0% 88,1% 59,2% 60,1%

Metz (ensemble de la ville) 73,9% 89,9% 66,4% 74,9%

Metz (hors Borny) 72,9% 90,1% 67,2% 76,8%

Source : INSEE 1999

- un fort taux de bas revenus : de l’ordre de 41,6% sur la ZFU (Zone Franche Urbaine) contre 28,1% sur Metz355. Le quartier concentre également un quart des allocataires messins du RMI356 (Tableau 6) ;

Tableau 6 : Indicateurs de la spécificité de la ZFU de Metz-Borny

ZFU

Metz-Borny

Ville de Metz

Les allocataires CAF fin 1995 3 340 29 473

Population bénéficiaire 10 702 65 205 Taux de familles monoparentales (en %) 24,1 12,3 Taux de familles de 3 enfants et plus (en%) 29,1 10,4 Chef de ménage chômeur/population allocataire (en %) 15,8 9,1 Taux de bas revenus (en%) 41,6 28,1

Le chômage fin 1997 (ANPE)

Demandes d’emploi en fin de mois 1 959 10 986 Taux de moins de 25 ans (en%) 27,5 22,3 Taux de sortie avant la 3ème (en%) 41,1 23,7 Taux de sortie niveau BAC ou plus (en%) 13,3 29,1

Source : INSEE, CAF, ANPE – Economie Lorraine 1999

- et enfin une caractéristique controversée puisque à l’origine d’amalgames fallacieux : une proportion d’individus issus de l’immigration sur le quartier de l’ordre de 24,2% alors que Metz, hors ce quartier, compte 6,1% d’individus issus de l’immigration.

Sans revenir sur cette controverse dont j’ai rappelé les enjeux dans le chapitre précédent, à l’appui notamment des travaux de Sylvie Tissot, il s’agit tout de même d’apporter un complément en lien direct avec le territoire social dont il est question ici. A savoir que la prise

355

Selon l’INSEE, CAF, ANPE-Economie Lorraine 1999 in Dinaucourt M., « Borny en toute franchise »,

Economie Lorraine, n°188, juillet et août 1999, p. 6-10.

356 Il est cependant important de préciser que ces données, fournies par le rapport de l’ORSAS, sont à relativiser et à pondérer : d’une part, en raison des sources d’information mobilisées à savoir les fichiers CAF, ANPE, non exhaustifs ; et d’autre part, en raison de la non représentativité de l’échantillon au regard de l’ensemble de la population. Certaines catégories étant surreprésentées comme les populations à faible revenu ou avec deux enfants à charge. D’autres étant sous-représentées comme les couples sans enfant à charge ou avec un seul enfant à charge. Ce biais étant lié à la réglementation de la distribution des allocations.

en compte de cette catégorie semble évacuer la donnée prioritaire que l’on a d’ores et déjà soulignée qui tient au caractère homogène de la répartition socio-économique des habitants du quartier. Comme le note Loïc Wacquant à propos du quartier des Quatre mille de la Courneuve (banlieue nord parisienne) « certes, les résidents d’origine étrangère sont disproportionnellement représentés aux Quatre mille par rapport à leur poids régional ou national (autour de 30% contre 11% et 7% respectivement). Mais cette surreprésentation provient principalement de leur structure de classe tronquée et pas d’une segmentation ethnoraciale du marché du logement. »357 Pour le dire autrement, c’est davantage la condition ouvrière358 ou défavorisée qui lie les habitants du quartier entre eux et qui fait qu’ils se ressemblent que leur origine (réelle ou supposée) ethnique. Enfin, « les enquêtes sur l’emploi, la famille et la scolarité menées périodiquement par l’INSEE et l’INED indiquent que le profil de la population récemment immigrée se rapproche continûment de celui de la population autochtone en termes de distribution socioprofessionnelle, de taille des familles et autres caractéristiques démographiques telles que la fertilité, la morbidité et la mortalité. »359 Qui plus est, comme l’ont d’ores et déjà bien montré de nombreuses études, la distinction entre groupes ethniques ne semble pas pertinente, même concernant les jeunes, qui sont le plus souvent accusés de tous les maux (et de tous les mots) de la cité et de son état de délabrement plus ou moins avancé. Contrairement à ce qui se voit dans d’autres pays avec les « skinheads » anglais ou les « Spanish Cobras » à Chicago dont parle François Dubet360 qui s’affrontent entre communautés et qui font exister cette opposition ethnique. Dans le cas qui nous occupe, le critère de l’ethnicité ne semble donc pas un critère pertinent pour évoquer le caractère ségrégatif du territoire. Maintenant, il n’est pas à évacuer totalement dans la mesure où, nous le verrons, les difficultés vécues par les habitants des quartiers dits sensibles en général et les jeunes, en particulier, tiennent en partie à leur apparence et à leur appartenance (réelle ou supposée) ethnique qui engendre des processus de discrimination à l’embauche, aux stages, à l’accès au logement voire à l’entrée en discothèque. On peut penser aux procédures de testing mises en place par des structures associatives telles que SOS Racisme ou d’autres pour tenter d’enrayer ce phénomène social de discrimination. Mais il ne s’agit pas d’aller plus loin sur ce point dans l’immédiat.

357

Wacquant L., Op. cit., 2006, p. 197.

358 Beaud S., Pialoux M., Retour sur la condition ouvrière, Fayard, Paris, 1999, 479p. ; Violences urbaines,

violence sociale. Genèse des nouvelles classes dangereuses, Fayard, Paris, 2003, 426p. 359

Wacquant L., Ibid, p. 199-200. Voir sur ces études : Tribalat M., Faire France. une grande enquête sur les

immigrés et leurs enfants, La découverte, Paris, 1995, 232p.

360 Dubet F., La galère : jeunes en survie, Fayard, Paris, 1987, 503p. Voir également Dubet F., Lapeyronnie D.,

Op. cit., 1992. ou encore Bourdieu P., « L’ordre des choses : entretien avec deux jeunes gens du Nord de la

Pour en finir avec la présentation du territoire, on peut noter que la population de Borny se caractérise également par une plus faible mobilité résidentielle (avec un taux de migration par rapport à 1990 de 22,4%, contre 36,2% pour Metz). Paradoxalement, Borny connaît un taux de logements vacants plus important que la ville de Metz (9,2% contre 7,7% pour Metz hors Borny). La faible attractivité du quartier semble marquée. La stigmatisation dont il est l’objet semble se traduire par un certain isolement social et économique au sein de la ville de Metz, malgré le constat de non enclave géographiquement parlant dont on faisait état préalablement. Ce d’autant que l’on constate également un plus faible taux d’équipement des ménages en voiture (37, 9% des ménages sont sans véhicule personnel, contre 27,1% sur Metz hors Borny). Cet indicateur traduit simultanément un isolement économique (cette mobilité réduite ayant des répercussions en termes d’emploi) et un isolement social (cette mobilité réduite ayant également des conséquences sociales, culturelles, etc. en termes d’accès aux structures culturelles, par exemple, lorsque le site est hors ligne de transports en commun). Ce constat met également en exergue le lien d’interdépendance fort existant entre le quartier et le reste de la ville.

Ces différents taux tendent à désigner le quartier de Borny comme territoire singulier, répertorié comme sensible et donc multi-étiqueté. Il a en effet connu l’ensemble des étiquetages créés depuis le début de leur existence. Il comprend deux établissements classés en ZEP, il est classé ZFU, ZUS et fait l’objet actuellement d’un GPV après avoir connu les HVS, DSQ et DSU. Ce marquage lui confère donc une identité territoriale spécifique,

identifiable par tous (à différents degrés) à l’échelon local mais également à l’échelon global

dans la mesure où ces dispositifs et ces dénominations sont nationalement construits et appliqués.

II.2.2.3.2. Une territorialité sexuée différentielle plus ou moins étendue

Si le territoire dont on parle est marqué socialement, il l’est également sexuellement. En effet, filles et garçons, hommes et femmes n’investissent pas le territoire de la même façon. Les acteurs rencontrés361 témoignent de ce découpage : les filles sont soit dans les immeubles, soit hors le quartier, en ville, au centre ville alors que les garçons sont rendus visibles principalement dans le quartier. Ils ont une très faible exterritorialité et « tiennent les murs »,

361 Notamment les éducateurs de prévention spécialisée, tant de l’APSIS (entretien, 16 mai 2002 dans le cadre du terrain principal) que du CMSEA sur Woippy (entretien, 21 juin 2005 dans le cadre de la réalisation du rapport pour le FASILD sur la lutte contre les discriminations sur le territoire du contrat de ville de l’agglomération messine).

suivant l’expression désormais classique. Les filles sont donc assez absentes de l’espace public du quartier alors que les garçons, eux, sont très visibles362. La figure archétypale « jeunes-de-banlieue » dont on a parlé est en partie construite par ce rapport au territoire entretenu par les garçons. Les travailleurs associatifs sont alors, vis-à-vis des garçons, dans une double approche : les faire rentrer dans l’appartement pour avoir une vie familiale et un investissement dans la famille et dans le travail scolaire d’une part, et les faire sortir du quartier vers d’autres espaces socioéconomiques (en centre ville, par exemple) pour construire ou poursuivre la construction de leur socialisation et leur sociabilité363. En direction des filles, ils montent des projets, nous le verrons, qui tendent à faire exister publiquement les filles dans l’espace du quartier.

II.2.2.3.3. Une territorialité ségréguée

Il ne s’agit pas, ici, de comparer trop abusivement les quartiers dits sensibles français et les ghettos étasuniens pour les raisons que nous avons rappelées dans le chapitre précédent. Mais il s’agit de mettre en lumière une territorialité qui construit pour partie les rapports sociaux existants dans ces territoires. On a dit qu’il existait une homogénéité sociale, principalement caractérisée par des bas revenus, de la précarité voire du chômage. On a rappelé également que Borny compte plus de trente nationalités différentes soit une hétérogénéité ethnique. Si nous parlons ici de ségrégation c’est qu’étymologiquement segregare signifie « mettre de côté ». On constate, comme pour nombre de territoires d’immigration, une répartition raisonnée des groupes ethniques dans l’espace qui distingue des îlots : la « barre » des Algériens côtoie la rue des Turcs, l’immeuble des « Français de souche », le coin des Cambodgiens, etc. Cette répartition tient à l’histoire de l’attribution des logements au fil des flux migratoires. Elle attribue ainsi des espaces à chacun des groupes. Nous verrons au cours des analyses comment ce petit monde tient.